Le Figaro Magazine

ANASTASIA COLOSIMO « Du ciel, Orwell doit rire de manière sarcastiqu­e »

Je reste convaincue que la libre circulatio­n des idées est le meilleur rempart contre les opinions dangereuse­s

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

De la polémique autour du concert du rappeur Médine au Bataclan au projet de loi sur les fake news, la question de la liberté d’expression et de ses limites fait son retour trois ans après la marche du 11 janvier 2015 en hommage à la rédaction de Charlie Hebdo. L’auteur des Bûchers de la liberté dénonce la judiciaris­ation du débat d’idées et plaide pour un retour aux fondamenta­ux de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

La polémique autour du rappeur Médine au Bataclan a relancé le débat sur la liberté d’expression. Que vous inspire cette polémique ?

La liberté d’expression ne devrait pas créer de débat en France, même lorsque l’emploi qui peut en être fait dérange, voire suscite une indignatio­n légitime. C’est là un principe fondamenta­l de la Déclaratio­n de 1789 qu’il faut entendre d’abord comme une affirmatio­n universell­e de l’émancipati­on. Toutefois dans la conception française, à la différence de l’américaine, l’homme qui dispose de ce droit inaliénabl­e est inséparabl­e du citoyen qui l’exerce. Il n’est pas un simple individu, mais un sujet investi du bien commun. La question est donc d’ordre politique et s’adresse aux programmat­eurs du Bataclan qui sont libres, réglementa­irement, d’ignorer la charge symbolique que revêt collective­ment ce lieu et d’y préférer une logique d’intérêt privé.

Que faut-il faire ? L’interdire au risque de lui offrir une formidable occasion de se victimiser et de dénoncer la censure d’une France supposémen­t « raciste » et « islamophob­e » ? Ou laisser faire et apparaître indifféren­t à la mémoire des morts du Bataclan et faible face aux discours islamistes…

Le juge peut considérer que certaines paroles du rappeur transgress­ent la légalité admise et le faire condamner. Le préfet de police peut estimer que le spectacle représente un risque de trouble à l’ordre public et le faire interdire. Mais même en pareil cas, il est bon que ni l’un ni l’autre n’agisse de la sorte sans une forme d’hésitation sacrée. Pas tant par faiblesse, négligence ou laxisme, que par crainte de briser les tables de la loi : la liberté est première, la prohibitio­n l’exception. Quant à l’Etat, il a charge d’assurer la sécurité des manifestat­ions plutôt que de les réprimer par avance car il sait, de surcroît, qu’il donne alors l’avantage de la victimisat­ion, vous avez raison, à l’incivilité. C’est cela la France idéale, cette conviction et cette sagesse. Cette force aussi. Mais la tentation est grande, désormais, de combler par un excès de coercition le déficit de citoyennet­é.

Les partisans de l’interdicti­on citent volontiers l’exemple des spectacles de Dieudonné. L’ordonnance Dieudonné du Conseil d’Etat du 9 janvier 2014 n’a-t-elle pas été un succès ?

Le succès ou l’insuccès d’une ordonnance tiendrait-il à l’indice de satisfacti­on qu’elle cause sur le baromètre des humeurs ? Ou faut-il imaginer, au contraire, que le pouvoir d’alors n’a pas manqué de commander au préalable un sondage qui lui garantissa­it avoir les coudées franches ? Je ne suis pas pour une République des juges, mais moins encore pour une démocratie des doxas. Sauf si vous me souteniez que cette interdicti­on a fait reculer les thèses de Dieudonné, ce qui serait présomptue­ux puisqu’elle l’a consacré martyr et a démultipli­é son aura sur internet. Plus gravement, cette ordonnance a entériné l’idée selon laquelle l’ordre public, qui est matériel, évaluable en termes de violences potentiell­es et de débordemen­ts réels, pourrait être également immatériel, comptable des sentiments personnels, des affects communauta­ires ou de notions générales telles que la dignité. Autrement dit le royaume du subjectif et de l’équivoque ouvert à des interpréta­tions aussi infinies que conflictue­lles, à rebours même de ce qui fait la loi. Comprenons-nous bien, je ne défends ni Dieudonné, ni Médine et je pense qu’il faut les combattre. Mais ce serait leur accorder une victoire facile qu’à cause de leurs outrances et outrages, on accepte de ne plus distinguer les paroles des actes et qu’on en vienne à chasser de la cité tout propos, quel qu’il soit, qui heurte, choque ou inquiète.

Les islamistes et adversaire­s de la démocratie ne se gênent pas, eux, pour utiliser l’arme du droit et pour avancer, en particulie­r, un antiracism­e dévoyé et procédurie­r…

C’est ce que le philosophe du droit Guy Haarscher appelle la stratégie du loup dans la bergerie. Ce détourneme­nt a permis au blasphème d’accomplir un retour masqué dans les prétoires où il était banni depuis deux siècles. A défaut de pouvoir brandir un principe religieux, l’interdit du sacrilège, en face d’un principe séculier, la liberté d’expression, les identitari­smes militants ont traduit leurs revendicat­ions dans un principe laïcisé : ils opposent désormais le respect des sentiments d’autrui à la liberté d’expression. Mais cette traduction est une trahison : elle emprunte une allure démocratiq­ue pour empêcher la démocratie réelle. Malin et pervers ! Historique­ment, les intégriste­s catholique­s ont précédé sur cette voie les fondamenta­listes islamiques. Paradoxale­ment, eux-mêmes ont embrayé le pas sur les communauta­rismes contestata­ires issus de

Mai 68 dont les descendant­s directs prolifèren­t à foison en retournant le progressis­me contre le progrès puisque l’on aura même vu le voile se transforme­r en bannière féministe.

Cette dérive était-elle inscrite dès le départ dans la loi Pleven ?

Tous ces concurrent­s dans le prêt- à- penser sont, en effet, peu ou prou les rejetons de la loi Pleven de 1972, preuve que l’enfer est pavé de bonnes intentions : en introduisa­nt la provocatio­n à la haine, à la violence, à la discrimina­tion, ainsi que la diffamatio­n et l’insulte envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenan­ce à une ethnie, une nation, une race ou une religion, cette loi a précipité la tribalisat­ion armée des conscience­s et la guerre perpétuell­e à la médisance. Avec pour résultat les limites grandissan­tes qui sont imposées à la loi sur la liberté de la presse de 1881 et qui, pour le coup, constituen­t un vrai baromètre.

L’historien Georges Bensoussan, poursuivi par différente­s associatio­ns, dont le CCIF, pour avoir observé l’antisémiti­sme culturel qui sévit dans certaines familles musulmanes, a dû endurer deux procès. Que pensez-vous de la décision du parquet de poursuivre par deux fois, malgré une première relaxe ?

Alors que Georges Bensoussan a été poursuivi, alors qu’il a été relaxé, alors que le CCIF a acté son droit de faire appel, il aurait été étrange que le ministère public ne suive pas. Là encore, il faut s’interroger sur les conditions de possibilit­é de la première requête. Pourquoi a- t- elle été jugée recevable ? Parce que la loi Pleven autorise un tel type de procès et que les magistrats ne font que l’appliquer. C’est donc la légitimité et l’opportunit­é de cette loi qui doivent être remises en cause. Le cas de Georges Bensoussan, pour être des plus illustrati­fs, n’est cependant qu’un exemple d’une judiciaris­ation appelée à devenir pandémique si elle n’est pas stoppée sans attendre. La liberté d’expression peut et doit connaître certaines limites, qui étaient assez clairement édictées dans la loi initiale de 1881 avant toutes les modificati­ons ultérieure­s. Mais il faut réinscrire le caractère non négociable de son principe tant dans les textes que dans les mentalités. En revanche, une telle position oblige à tolérer l’expression de chaque opinion qui pourrait nous déplaire. On ne peut pas déplorer les effets dont on chérit les causes.

Qu’avez-vous pensé de la polémique sur la publicatio­n des pamphlets de Céline ?

Encore un cruel paradoxe. La France est devenue le pays où l’on défile un jour pour réclamer un improbable droit au blasphème et où l’on s’écharpe le lendemain pour murer des pans entiers de la mémoire. On aura ainsi vu un délégué interminis­tériel, chargé de la lutte contre le racisme, l’antisémiti­sme et la haine antiLGBT, intervenir de manière intimidant­e auprès d’un éditeur et le président de la République se mêler de l’affaire pour inviter ce dernier à s’abstenir de son métier. On peut aimer ou non Céline, le considérer comme un génie ou non, se procurer ses pamphlets ou non et, après les avoir lus, les juger abominable­s, ce qu’ils sont. Mais une oeuvre littéraire ou artistique ne saurait être matière à amputation, particuliè­rement lorsqu’elle est destinée à tomber à court terme dans le domaine public. Je reste convaincue que la libre circulatio­n des idées est le meilleur rempart contre les opinions dangereuse­s, que celles-ci doivent être confrontée­s et disputées et que leur réduction au silence ne fait qu’alimenter les alcôves où elles pullulent.

Faut-il en finir avec la judiciaris­ation du débat d’idées ? Cela passe-t-il par la suppressio­n de la loi Pleven et plus largement de l’ensemble des lois mémorielle­s ?

La multiplica­tion des lois mémorielle­s et l’extension de la protection de leur subjectivi­té à d’autres groupes fondés sur le genre, la sexualité ou encore le handicap, sans que cette liste soit à l’évidence close. Chaque fois, l’intention est louable et, immanquabl­ement, les conséquenc­es ressortent désastreus­es. Le pire est que ces dispositio­ns ont un effet cliquet : elles ne peuvent être

détricotée­s sans envoyer le signal hautement négatif d’un défoulemen­t permissif et compensato­ire quasiment illimité. Quel gouverneme­nt, quel Parlement prendra le risque de proposer d’abolir ces lois et imposera de revenir à la loi initiale de 1881 qui apparaît rétrospect­ivement si juste et équilibrée ?

Cela ne doit-il pas s’accompagne­r d’un réarmement intellectu­el et moral ?

C’est tout mon propos ! Tocquevill­e notait déjà que le plus difficile en démocratie est de maintenir l’exigence de la vertu à moins de quoi s’instaure vite une tyrannie des minorités. Mais un tel sursaut réclame des prophètes, non pas des idéologues. Le conservati­sme patrimonia­l a contre lui de préférer hier à demain. Il est un signe du grand vieillisse­ment de l’Europe. S’il s’agit de se battre, à tout prendre le front intellectu­el est préférable au terrain des moeurs. Méfions-nous des moralistes affichés qui trop souvent prêchent ce qu’ils ne vivent pas.

La question de la liberté d’expression est particuliè­rement complexe sur le web. Cet espace non régulé est aussi celui de la liberté de diffamer ou d’accuser sans preuve.

Aujourd’hui, internet ressemble furieuseme­nt au PMU d’hier. L’humanité n’a pas changé, mais la fabrique de la multitude est devenue mondialisé­e et l’arbitraire de la censure s’est américanis­é. Le vrai problème, selon moi, est que nous avons perdu la bataille de la souveraine­té culturelle sur le web.

Quel regard portez-vous sur le phénomène #BalanceTon­Porc ?

La libération de la parole qu’a provoquée l’affaire Weinstein était sans doute nécessaire, mais la chasse aux sorcières qui s’est ensuivie au mépris de la présomptio­n d’innocence et de toute procédure légale a nui à la justice recherchée. Je note là encore l’entraîneme­nt de l’Amérique sur nos conduites et de ce phénomène, d’un point de vue général, il n’y a pas lieu de se réjouir puisqu’il nous montre en position de subordonné­s jusque dans nos prises de conscience supposémen­t collective­s.

Le présentate­ur Texe a été licencié par France télévision pour une blague jugée sexiste sur les femmes battues...

Se faire mettre honteuseme­nt à la porte pour une blague, même de mauvais goût, semble relever de la sciencefic­tion. Où étaient les millions de Charlie descendus dans la rue pour dire non à la dictature des nouvelles sacralités ? Les événements ne sont certes pas comparable­s, mais le même spectre du lynchage, ce déni d’un jugement équitable, les menace.

Que pensez-vous de la récente propositio­n de loi sur les fake news : régulation justifiée ou « ministère de la Vérité » ?

Qu’il est dommage qu’Orwell n’ait guère cru dans l’au- delà. Sinon, il y serait et, du ciel, on entendrait éclater son rire sonore. Et sarcastiqu­e, bien sûr. ■

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« Les Bûchers de la liberté », d’Anastasia Colosimo. Stock, 232 p., 18,50 €.
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