LA BELLE VIE DES DICTATEURS En couverture
On les croit à terre, mais ils résistent et finissent (souvent) par se relever, à l’image de Bachar el-Assad. Ils savent aussi durer, tel Recep Tayyip Erdogan, ou renverser des situations qui paraissaient compromises, comme Kim Jong-un. Les tyrans ont de
Réélu pour un second mandat dès le premier tour de l’élection présidentielle (quand certains lui promettaient un ballottage, voire une défaite), Recep Tayyip Erdogan peut voir l’avenir en rose. Non seulement le scrutin de dimanche dernier (auquel il faut ajouter celui des législatives qui a vu son parti l’emporter aussi haut la main) lui offre une incontestable onction démocratique, mais elle le conforte dans une toute-puissance inédite. La Constitution, dont il a fait voter la réforme par référendum il y a un an, lui permet, s’il le souhaite, de nommer directement un ou plusieurs vice-présidents de son choix, de se passer de Premier ministre et d’empêcher le Parlement de voter toute motion de censure. Après les purges au sein de l’armée et de la fonction publique à la suite du putsch raté de 2016 (50 000 arrestations et 100 000 salariés du service public licenciés), la répression sanglante des velléités indépendantistes kurdes, l’embastillement de journalistes et de militants des droits de l’homme, la fermeture de journaux de l’opposition, le nouveau sultan va pouvoir poursuivre sa dérive autoritaire et son islamisation d’une société dont on ne sait guère à quoi elle ressemblera quand il s’agira, en 2023, de célébrer les 100 ans de la proclamation de la République laïque par Mustapha Kemal… Protagoniste incontournable de l’affaire syrienne, Erdogan a fait sienne la devise de Coubertin : « Citius, altius, fortius » (« Plus vite, plus haut, plus fort »). Son fantasme ? Reconstituer l’Empire ottoman. En témoignent la pompe et le faste avec lesquels fut célébré en 2016 le 563e anniversaire de la prise de Constantinople par Mehmed II, dont il se veut l’héroïque épigone. Cet « islamiste modéré » (1) aime à citer le poète nationaliste Ziya Gökalp : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées sont nos casernes et les croyants nos soldats. » En attendant, il ne lésine pas sur les moyens et lance chantier sur chantier : palais présidentiel plus vaste que celui de Topkapi, mosquée plus grande que celle de La Mecque, tunnel ferroviaire sous le Bosphore, gigantesque aéroport à son nom, canal reliant la mer de Marmara à la mer Noire… A plusieurs milliers de kilomètres de là, un autre dictateur se pavane : Kim Jong-un. Depuis les Jeux olympiques d’hiver, à Pyeonchang, le « cher leader » de Corée du Nord occupe le devant de la scène. Soufflant le chaud et le froid, alternant menaces et sourires, il multiplie les initiatives diplomatiques. En avril, à la surprise générale, il rencontrait son homologue sud-coréen lors d’un sommet justement qualifié d’historique même s’il n’a pas débouché sur grand-chose. Deux mois plus tard, Donald Trump traversait la moitié du globe pour aller deviser en sa compagnie à Singapour. Un an plus tôt, les deux hommes s’invectivaient mutuellement, comparaient leurs boutons nucléaires respectifs, en maniant l’insulte ad hominem. Un beau retournement de situation, même si, là encore, ce très médiatique papotage n’a rien produit de concret. Jouant de la rivalité géopolitique entre la Chine et les EtatsUnis, il avait à peine quitté le président américain qu’il se rendait à Pékin, chez son tuteur et mentor, pour donner des gages de fidélité marxiste-léniniste et rassurer l’Empire du Milieu. Dans cette partie d’échecs, où il joue ni plus ni moins la survie de son régime et de sa personne, le numéro 1 nordcoréen semble toujours avoir un coup d’avance. Pourtant, chacun sait la manière dont il traite son peuple et nul n’est besoin de s’étendre sur ce point : tout ce qui est dicible et connu (à savoir la partie émergée de cet iceberg totalitaire) a été dit. En la matière, Kim Jong-un est une pointure, un tyran comme on aime les haïr, caricatural à souhait, détestable ô combien…
DE SYLLA À XI JINPING
Depuis quelques années, sans atteindre le niveau du chef de l’Etat nord-coréen, les hommes forts ont un peu partout dans le monde à nouveau le vent en poupe. Crise de la démocratie ? Cris des peuples ? Nécessité politique ? Effet de mode ? Quand toute irruption d’un chef d’Etat à poigne, fût-il élu démocratiquement, suscitait il y a peu des
salves unanimes d’indignations et de hurlements de la communauté internationale, on accepte aujourd’hui l’idée de discuter avec lui. Notamment au sein de l’UE où, de Varsovie à Rome en passant par Budapest, Bratislava ou Vienne, arrivent de plus en plus nombreux au pouvoir des présidents ou des premiers ministres qui ne craignent pas de manifester une forme d’autorité qu’on prétendait naguère incompatible avec la charte de bonne conduite morale et politique européenne. Sic transit gloria mundi… Pour autant, Orbán, Kurz, Salvini ou Morawiecki n’ont rien des prérogatives d’un Kim Jong-un ou d’autres véritables dictateurs en activité, tant s’en faut. Et d’ailleurs, ce terme de dictateur est-il vraiment employé à bon escient ? Ne l’utilise-t-on pas parfois abusivement, par défaut ? Etymologiquement, il n’a rien de péjoratif. A Rome, sous la République, il désignait un magistrat nommé par les consuls pour un mandat ne pouvant excéder six mois, disposant des pleins pouvoirs afin de répondre à une urgence militaire. Pendant cinq siècles, la tradition fut respectée et nul dictateur ne songea à dépasser la limite fixée par le Sénat. Jusqu’à Sylla et César, qui prolongèrent l’exercice au-delà du raisonnable, tuant par là cette institution républicaine et salutaire. Dans son acception contemporaine, le dictateur est un autocrate qui présente au moins les critères suivants : cumul des pouvoirs et musellement de l’opposition. Certains, plus inventifs ou mégalos, y ajoutent le culte de la personnalité, la folie des grandeurs, le népotisme ou la dérive dynastique. Entrer dans la psychologie de ces grands fauves, c’est explorer le côté obscur de la force… ou de la farce. Et découvrir toute une gamme de motivations et de caractères. Quoi de commun entre la génération Hitler-Staline, mue par l’idéologie et non par l’intérêt (2), et les satrapes africains issus de la décolonisation, comme le délirant Amin Dada ou le pathétique Bokassa Ier ? Entre Pol Pot, mort en spartiate dans la jungle, et Ferdinand Marcos, dont l’épouse collectionnait les chaussures de luxe ?
Nos dictateurs « 2.0 » sont moins spectaculaires, moins flamboyants, donc plus difficiles à appréhender. Darwiniens, ils s’adaptent à la modernité, maîtrisant la communication et sachant jusqu’où aller trop loin. C’est le cas du fort policé Xi Jinping, à la tête de la République populaire de Chine depuis 2013. Sous sa férule, nulle critique du régime n’est permise ; internet est strictement contrôlé. Les contrevenants finissent dans des camps de rééducation, où les gardes-chiourme s’adonnent avec délices au shuanggi (la torture). Même vigilance à l’intérieur du système : sous le prétexte de lutter contre la corruption, Xi Jinping a fait le ménage dans l’armée et l’appareil d’Etat, éliminant les généraux ou les fonctionnaires non acquis à sa cause. Dans un texte appelé « Document numéro 9 », il a listé les « sept périls » à éviter pour subsister, dont la démocratie occidentale, la liberté de la presse et les droits de l’homme. Comme l’appétit vient en mangeant, il a fait abroger en mars dernier l’article de la Constitution interdisant plus de deux quinquennats au Président. En théorie, il peut désormais prétendre à la présidence ad vitam æternam. Profitant de l’occasion, il a aussi fait inscrire dans la Loi fondamentale la « pensée de Xi Jinping du socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère » . Laquelle vise à affirmer le rôle de la Chine dans le monde. Elle se traduit (entre autres) par une croissance à deux chiffres du budget de la défense et la mise en place d’une « nouvelle route de la soie », vecteur d’expansionnisme commercial.
DES SECONDS COUTEAUX QUI FONT FROID DANS LE DOS
Autre moyen de conserver et de renforcer son pouvoir mais c’est un pari risqué : le conflit. A condition d’en sortir vainqueur. En témoigne la longévité remarquable et imprévue de Bachar el-Assad. Aux manettes de la Syrie depuis 2000, confronté à la guerre civile depuis 2011, il a fait mentir tous les pronostics. Les Occidentaux exigeaient son départ comme condition préalable à toute sortie de crise et prédisaient son effondrement rapide. Sept ans plus tard, non seulement il règne toujours sur Damas, mais, épaulé par Moscou et Téhéran, il a patiemment reconquis les territoires acquis par la rébellion. Etonnante résilience de la part de celui qui n’était pas programmé pour devenir raïs ! Son père avait choisi son frère Bassel pour lui succéder, mais la disparition prématurée de ce dernier en 1994 (accident de voiture) a contraint Bachar à abandonner l’ophtalmologie pour prendre la suite de la PME familiale. Un peu à reculons, et c’est ce qui fait son autre spécificité. Si la paix revient dans la région, il faudra en tout cas passer par lui, qu’on le veuille ou non.
« Pour vivre heureux, vivons cachés » : en vérité, cette maxime devrait figurer en exergue de tout bon Manuel du Dictateur. En effet, si l’opinion internationale a les yeux braqués sur les ténors précités, elle oublie tous les autres, les seconds couteaux, ceux qui accomplissent leur besogne en douce, loin des projecteurs : le Biélorusse Alexandre Loukachenko, le Congolais Joseph Kabila, l’Equato-Guinéen Teodoro Obiang, l’Erythréen Issayas Afwerki – autarcie économique, rafles, purges, prisonniers politiques par milliers (qui croupissent dans des ergastules ou des conteneurs !), service militaire à durée indéterminée, etc.
« Les hommes naissent égaux, dès le lendemain, ils ne le sont plus » , écrivait Jules Renard. Tout dépend du lieu où ils voient le jour… ■
Les dictateurs « 2.0 », moins spectaculaires que leurs lointains aînés, s’adaptent à la modernité et maîtrisent parfaitement la communication
(1) C’est ainsi que les médias occidentaux, dans leur cécité volontaire, l’ont longtemps présenté avant de déchanter.
(2) A sa mort, le « petit père des peuples » avait 60 roubles sur son compte en banque. Quant au chancelier allemand, abstème et végan avant la lettre, il n’est pas précisément réputé pour son goût du lucre et du stupre…