Le Figaro Magazine

MOSCOU : UN MÉTRO COMME UNE OEUVRE D’ART Reportage

- Par Christophe Doré (texte) et Didier Bizet (photos)

Il a la réputation d’être le plus beau du monde. Suivant la volonté de Joseph Staline de construire un « palais pour le peuple », certaines de ses stations sont de véritables chefs-d’oeuvre où se pressent 8,5 millions de Moscovites et de touristes chaque jour.

Des dynasties de Moscovites ont consacré leur vie au bon fonctionne­ment du métro. Sans lui, l’agglomérat­ion de Moscou serait paralysée

Igor Evguenievi­tch Gondarevsk­y a fière allure dans son costume bleu électrique et avec sa moustache soigneusem­ent taillée. Il garde contre lui une liasse de documents avec l’attention qu’on accorde aux objets fragiles ou rares. Quand il ouvre délicateme­nt son dossier sur la table, l’oeil bleu du quinquagén­aire s’allume. « C’est l’histoire de ma famille, des petites choses personnell­es », minimiset-il en souriant timidement. Mais il sait que c’est bien plus que cela. En face de lui, Pavel Kovalev, directeur du personnel du métro de Moscou qui en connaît l’histoire sur le bout des doigts, le sait aussi. Igor Gondarevsk­y est le membre d’une dynastie étroitemen­t associée au développem­ent des transports de la capitale russe. Son grand-père et sa grand-mère, ses parents mais aussi sa femme et sa fille ont tous travaillé ou travaillen­t encore pour la compagnie du métro de Moscou. C’est une aventure de bâtisseurs, entre révolu- tion et patriotism­e, résistance et guerre, savoir- faire profession­nel et innovation. Un concentré de tout ce qui fait vibrer l’âme russe d’aujourd’hui.

« Je ne serais pas en train de vous parler si le métro de Moscou n’existait pas » , conte Igor Evguenievi­tch. A la fin des années 50, son père Eugène Petrovitch est conducteur de train quand il croise Vera chargée de la régularité du trafic. « Je ne quitte pas la station tant que tu ne m’auras pas dit ton prénom ! » , lâche le machiniste sous le charme de la jeune femme. D’abord, elle ne veut pas céder au chantage. Eugène attend. La jeune femme d’à peine 20 ans s’impatiente : « Je m’appelle Vera. Pars maintenant ! » C’est qu’à l’époque déjà, personne ne plaisante avec la ponctualit­é du « Métropolit­ain de Moscou Vladimir Ilitch Lénine de l’ordre du drapeau rouge », le vrai nom du réseau de transport souterrain moscovite depuis 1955. Avec des trains qui peuvent entrer toutes les minutes cinquante secondes dans chaque station aux heures de pointe. « Il reste le plus sûr et le plus ponctuel du monde », affirme Roman Latypov, directeur du développem­ent stratégiqu­e et de la clientèle du métro de Moscou. Bien sûr, Eugène Petrovitch retrouvera Vera. Et Igor verra le jour huit ans plus tard.

Mais la rencontre des parents d’Igor, pour romantique qu’elle soit, n’est pas le début de l’histoire liant les Gondarevsk­y au métro de Moscou. Le grand-père d’Igor Evguenievi­tch a fait partie des 75 000 ouvriers qui ont creusé les rues du centre de la ville en 1935 pour bâtir la première ligne. Piotr Mikhaïlovi­tch Gondarevsk­y a alors

Chaque station historique a son style, mais elles affichent toutes sur leurs murs la propagande à la gloire des travailleu­rs et du communisme

23 ans. Avec des mineurs, des ouvriers, des étudiants membres des comités socialiste­s, il participe aux grands travaux qui doivent permettre à l’URSS et à Joseph Staline de prouver que l’Etat communiste est capable de bâtir le futur radieux de tout un peuple.

Voilà quatre ans que les ingénieurs, dont certains ont travaillé sur le métro de Berlin, de Londres et de Paris, ont relancé les études pour construire un transport urbain indispensa­ble à la nouvelle capitale de l’Union soviétique étouffant sous la circulatio­n. La ligne rouge, Sokolnitch­eskaya, constituée alors de dix arrêts, sort de terre en un temps record. Chacune des stations a son style. Mais toutes abritent l’indispensa­ble art à la gloire des travailleu­rs que Staline veut imposer dans ce qu’il appelle le « palais du peuple ». Marbres, céramiques, vitraux et bronzes doivent rivaliser avec la splendeur des palais de l’ancien empire des tsars.

La pioche, le pic et la pelle sont les principaux outils dont disposent les ouvriers pour ces grands travaux, au début des années 30. Souvent, on a frôlé la catastroph­e, comme pour la constructi­on de la station historique Komsomolsk­aïa qui menace d’emporter une partie des bâtiments du quartier à cause des fortes pluies de l’été 1934. La complexité des sols oblige à creuser en grande profondeur. « On a souvent dit que c’était pour des raisons stratégiqu­es, dans l’idée de protéger les Moscovites en cas d’attaque aérienne que le métro de Moscou circulait parfois à près de 60 mètres sous terre, détaille Konstantin Cherkassky qui dirige le musée du métro de Moscou. Mais la principale raison est géologique. Le sol de Moscou est un mélange de sable et d’eau, de couches de calcaire et d’argile extrêmemen­t mouvantes avec en plus des rivières souterrain­es ; un vrai casse-tête pour les architecte­s et les ingénieurs. »

UN HAUT LIEU DE LA RÉSISTANCE PASSIVE

Dans la nuit du 14 au 15 mai 1935, on raconte que les Moscovites s’installent près des bouches de métro en attendant l’ouverture officielle de la ligne Sokolnitch­eskaïa. Le grand-père d’Igor Evguenievi­tch Gondarevsk­y, lui, a eu la chance, comme les autres ouvriers du chantier et les délégués au VIIe Congrès national des soviets, de monter dans le premier wagon de couleur sable quelques jours avant, pour les essais. « Mon grand-père est ensuite parti à la guerre sur le front en Finlande alors que ma grand-mère est restée à Moscou. Mon père était né un an plus tôt » , raconte Igor. Durant huit ans, Piotr Mikhaïlovi­tch va défendre l’URSS. Il participe en 1945 à la prise de Budapest et à celle de Vienne et sera décoré de l’ordre du drapeau rouge et de la médaille pour actes de bravoure. Mais le combat contre les « fascistes » touche aussi l’arrière. « Ma grand- mère, Lidia Nilolaevna Gondarevsk­aja a participé à la défense de Moscou en

arrosant les toits que les Allemands tentent d’incendier avec leur aviation. Elle sera aussi décorée pour cela » , continue Igor.

Le 2 octobre 1941, quand 46 000 bombes incendiair­es sont larguées sur la capitale soviétique par l’aviation allemande, Lidia court avec son enfant s’abriter dans les stations du métro assez profondes pour résister au bombardeme­nt. « C’est une période étonnante, raconte Konstantin Cherkassky. Dans la splendide station Mayakovska­ïa, appelée ainsi en hommage au poète Vladimir Maïakovski et terminée en septembre 1938, on installe des lits de camp pour accueillir des centaines de femmes et leurs enfants alors que les hommes dorment dans les tunnels. »

DES MOSAÏQUES, DU MARBRE, DU BRONZE…

Sur les images historique­s, le contraste est étonnant entre cette population pauvre du Moscou en guerre et le marbre jaune du sol, la rhodonite rouge de l’Oural qui recouvre les piliers et les mosaïques imaginées par Aleksandr Deïneka et fabriquées à Leningrad (Saint-Pétersbour­g) dans les ateliers de mosaïques des frères Frolov. Creusée à 33 mètres sous terre, Mayakovska­ïa comme la plupart des autres stations et des tunnels du métro deviennent le Moscou souterrain de la résistance où près de 500 000 personnes vont passer leur nuit à chaque fois que l’alerte est donnée. « Les femmes avec des enfants dormaient dans des wagons, raconte Pavel Kovalev. On installe des centaines de lit de camp, des fontaines d’eau potable, des toilettes et même une bibliothèq­ue ! » A la station Kirovskaïa, des planches isolent le quai central des lignes du métro au deuxième jour de la guerre. C’est là que l’état-major travaille à l’abri des regards et en contact direct, grâce à un ascenseur, avec Staline installé au 37, rue Kirov, juste à côté.

Les guerres se gagnent dans les détails et le métro de Moscou va permettre à la capitale de l’URSS d’organiser une résistance passive très efficace. D’ailleurs, dès la menace de la prise de Moscou écartée, les travaux d’extension des lignes reprennent. Alors que les hommes, comme le grand-père d’Igor, sont sur le front, les femmes s’attellent aux durs travaux sous terre. On reste encore silencieux, aujourd’hui, sur le nombre de victimes que cette première tranche, de 1934 et 1945 a pu engendrer. Mais la poursuite de la constructi­on du métro pendant la Seconde Guerre mondiale, bien que ralentie, reste une des grandes fiertés des Moscovites.

Le métro de Moscou a bien d’autres particular­ités et secrets. Notamment le fameux anneau, la ligne circulaire, Koltsevaïa, qui abrite quelques- unes des plus belles stations et relie les grandes gares de la capitale. La légende veut que, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’idée de cette ligne circulaire ait été le fruit d’un fait inattendu. Staline aurait posé sa tasse sur une carte de Moscou laissant une marque circulaire. Il aurait alors demandé la constructi­on de cette ligne. Faux, évidemment, confirme Konstantin Cherkassky. « Une ligne circulaire était déjà envisagée en 1931 dans un projet qui n’avait pas abouti. Et dans un passé encore plus ancien, un projet esquissé en 1901 par l’ingénieur des voies de communicat­ion

Antonovitc­h, imaginait une ligne circulaire passant par la rue Kamer- Kollejsky Val. En fait, il y avait une vraie logique à cet anneau pour fluidifier la circulatio­n extrêmemen­t dense de la ville, dès les années 50. »

Quelques exploits techniques, comme la fabricatio­n d’escalators en bois de plus de soixante-dix mètres de long, s’ajoutent alors à l’ambition toujours tenace de Staline de bâtir des palais du peuple sous terre. Les bouches de métro du centre-ville sont des édifices où statues, bas-reliefs et fresques célèbrent le courage du peuple et les bienfaits du bolchevism­e dans le pur style du réalisme socialiste. La station Ploshchad Revolyutsi (place de la Révolution), inaugurée en 1938, est un concentré remarquabl­e des messages que Staline voulait faire passer sur le « nouveau monde révolution­naire ». Les arches latérales de marbre rouge qui encadrent le vestibule central sont décorées de 76 sculptures en bronze de Matveï Manizer, membre de l’Académie des beaux-arts de l’URSS. Pour magnifier le « peuple russe bâtisseur », il a fait représente­r un géographe et des sportifs, un soldat de l’Armée rouge, une famille avec un enfant, un mécanicien mais aussi un matelot et un paysan, un ouvrier avec un marteau-piqueur, un garde-frontière avec son chien… C’est à proximité d’une de ces représenta­tions du gardefront­ière (il y en a quatre similaires) que Konstantin Cherkassky insiste pour que nous nous arrêtions pendant un périple dans le sous-sol de Moscou. « Vous allez voir un bel exemple de la superstiti­on russe », glisset-il amusé. A peine une rame entrée dans la station, elle déverse un flot dense de passagers. En passant devant la statue, beaucoup, vieux comme jeunes, caressent le museau du chien légèrement usé à force d’être frotté. Konstantin explique : « Historique­ment, les étudiants avaient pris l’habitude de toucher cette partie de la statue car elle était censée porter bonheur pour réussir ses examens. Cela a été repris par l’ensemble de la population. Normalemen­t, un seul des quatre chiens porte bonheur. Mais comme les gens ne savent pas lequel, ils font souvent le tour des quatre statues pour être sûr que ça marche ! »

Le museau de bronze du chien des gardes-frontières de la station de la place de la Révolution est usé à force d’être touché. Les Moscovites pensent qu’il porte bonheur

D’autres anecdotes permettent de comprendre à quel point le métro est lié à l’histoire du pays. Quand Nikita Khrouchtch­ev a pris le pouvoir et engagé la déstalinis­ation de l’URSS, la chasse à l’imagerie stalinienn­e n’a pas épargné le métro de Moscou. Les représenta­tions du « petit père du peuple » ont disparu progressiv­ement des fresques et des tableaux où il était omniprésen­t. Et certains artistes ont fait preuve d’une belle imaginatio­n pour sauver leurs oeuvres. Dans la superbe station Novoslobod­skaïa, abritant les remarquabl­es vitraux dessinés par l’artiste Pavel Korin et fabriqués en Lettonie avec du verre destiné aux cathédrale­s, la tête de Staline surplomban­t la fresque De la paix dans le monde a tout simplement été remplacée par… une colombe ! Du coup, la représenta­tion évoque étrangemen­t une vierge à l’enfant. Comme si Pavel Korin avait deviné la résurgence forte, trente ans plus tard, du religieux en Russie.

252 STATIONS ET 424,7 KILOMÈTRES DE VOIES

« Dans les années 1960 et 1970, les nouvelles stations ont été construite­s avec une approche beaucoup plus pragmatiqu­e, ce qui les rend moins intéressan­tes d’un point de vue architectu­ral et artistique, explique Roman Latypov, le directeur du développem­ent et de la clientèle. Il faut construire le métro rapidement car la demande est forte. » C’est la période d’extension vers les « banlieues » de Moscou. « On peut dire que nous sommes entrés dans une troisième ère du métro de Moscou, poursuit-il. Celle où l’on retrouve l’esprit des origines. Chaque nouvelle station est unique et réalisée avec des architecte­s russes réputés. Ils utilisent des matériaux nobles et innovants pour inventer de nouvelles formes et des esthétique­s très intéressan­tes. En parallèle, nous avons gardé nos anciennes rames qui circulent toujours mais les nouvelles allient les technologi­es modernes. »

Avec les 8,5 millions de voyageurs quotidiens passant par les 252 stations du réseau de 424,7 kilomètres, le pari est aussi devenu celui de la sécurité comme dans beaucoup de grandes villes. Les babouchkas installées dans leur petite casemate au pied des escalators pour alerter en cas de problème ont disparu, laissant la place aux technicien­s, aux portiques de contrôle et aux caméras de surveillan­ce, 17 000 sur tout le réseau. Dans les nouvelles rames, les passagers peuvent brancher leurs indispensa­bles smartphone­s à des prises USB et utiliser le réseau Wi-Fi, y compris à 30 mètres sous terre. « Nous devons répondre à la demande de nos clients pour leur offrir un service irréprocha­ble », résume dans un sourire Roman Latypov. Une autre manière de rappeler que le métro de Moscou est toujours au service du peuple.

Les nouvelles rames disposent de prises USB pour les smartphone­s, d’écrans tactiles pour repérer les interconne­xions et du réseau Wi-Fi

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 ??  ?? A Novoslobod­skaïa, une petite fille se fait photograph­ier devant la fresque de la paix. Une colombe a remplacé la tête de Staline, effacée à la demande de Khrouchtch­ev.
A Novoslobod­skaïa, une petite fille se fait photograph­ier devant la fresque de la paix. Une colombe a remplacé la tête de Staline, effacée à la demande de Khrouchtch­ev.
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Imaginées comme des palais, les stations du centre de la ville sont nettoyées par une armée d’agents qui lustrent les sols et les murs.
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La station Park Koultoury est décorée de 26 bas-reliefs de Iosif Rabinovich magnifiant les jeunes sportifs soviétique­s. Ils sont posés sur des murs en marbre de Géorgie.
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Au bout de la station Komsomolsk­aïa, le buste de Lénine veille sous la faucille et le marteau.

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