MOSCOU : UN MÉTRO COMME UNE OEUVRE D’ART Reportage
Il a la réputation d’être le plus beau du monde. Suivant la volonté de Joseph Staline de construire un « palais pour le peuple », certaines de ses stations sont de véritables chefs-d’oeuvre où se pressent 8,5 millions de Moscovites et de touristes chaque jour.
Des dynasties de Moscovites ont consacré leur vie au bon fonctionnement du métro. Sans lui, l’agglomération de Moscou serait paralysée
Igor Evguenievitch Gondarevsky a fière allure dans son costume bleu électrique et avec sa moustache soigneusement taillée. Il garde contre lui une liasse de documents avec l’attention qu’on accorde aux objets fragiles ou rares. Quand il ouvre délicatement son dossier sur la table, l’oeil bleu du quinquagénaire s’allume. « C’est l’histoire de ma famille, des petites choses personnelles », minimiset-il en souriant timidement. Mais il sait que c’est bien plus que cela. En face de lui, Pavel Kovalev, directeur du personnel du métro de Moscou qui en connaît l’histoire sur le bout des doigts, le sait aussi. Igor Gondarevsky est le membre d’une dynastie étroitement associée au développement des transports de la capitale russe. Son grand-père et sa grand-mère, ses parents mais aussi sa femme et sa fille ont tous travaillé ou travaillent encore pour la compagnie du métro de Moscou. C’est une aventure de bâtisseurs, entre révolu- tion et patriotisme, résistance et guerre, savoir- faire professionnel et innovation. Un concentré de tout ce qui fait vibrer l’âme russe d’aujourd’hui.
« Je ne serais pas en train de vous parler si le métro de Moscou n’existait pas » , conte Igor Evguenievitch. A la fin des années 50, son père Eugène Petrovitch est conducteur de train quand il croise Vera chargée de la régularité du trafic. « Je ne quitte pas la station tant que tu ne m’auras pas dit ton prénom ! » , lâche le machiniste sous le charme de la jeune femme. D’abord, elle ne veut pas céder au chantage. Eugène attend. La jeune femme d’à peine 20 ans s’impatiente : « Je m’appelle Vera. Pars maintenant ! » C’est qu’à l’époque déjà, personne ne plaisante avec la ponctualité du « Métropolitain de Moscou Vladimir Ilitch Lénine de l’ordre du drapeau rouge », le vrai nom du réseau de transport souterrain moscovite depuis 1955. Avec des trains qui peuvent entrer toutes les minutes cinquante secondes dans chaque station aux heures de pointe. « Il reste le plus sûr et le plus ponctuel du monde », affirme Roman Latypov, directeur du développement stratégique et de la clientèle du métro de Moscou. Bien sûr, Eugène Petrovitch retrouvera Vera. Et Igor verra le jour huit ans plus tard.
Mais la rencontre des parents d’Igor, pour romantique qu’elle soit, n’est pas le début de l’histoire liant les Gondarevsky au métro de Moscou. Le grand-père d’Igor Evguenievitch a fait partie des 75 000 ouvriers qui ont creusé les rues du centre de la ville en 1935 pour bâtir la première ligne. Piotr Mikhaïlovitch Gondarevsky a alors
Chaque station historique a son style, mais elles affichent toutes sur leurs murs la propagande à la gloire des travailleurs et du communisme
23 ans. Avec des mineurs, des ouvriers, des étudiants membres des comités socialistes, il participe aux grands travaux qui doivent permettre à l’URSS et à Joseph Staline de prouver que l’Etat communiste est capable de bâtir le futur radieux de tout un peuple.
Voilà quatre ans que les ingénieurs, dont certains ont travaillé sur le métro de Berlin, de Londres et de Paris, ont relancé les études pour construire un transport urbain indispensable à la nouvelle capitale de l’Union soviétique étouffant sous la circulation. La ligne rouge, Sokolnitcheskaya, constituée alors de dix arrêts, sort de terre en un temps record. Chacune des stations a son style. Mais toutes abritent l’indispensable art à la gloire des travailleurs que Staline veut imposer dans ce qu’il appelle le « palais du peuple ». Marbres, céramiques, vitraux et bronzes doivent rivaliser avec la splendeur des palais de l’ancien empire des tsars.
La pioche, le pic et la pelle sont les principaux outils dont disposent les ouvriers pour ces grands travaux, au début des années 30. Souvent, on a frôlé la catastrophe, comme pour la construction de la station historique Komsomolskaïa qui menace d’emporter une partie des bâtiments du quartier à cause des fortes pluies de l’été 1934. La complexité des sols oblige à creuser en grande profondeur. « On a souvent dit que c’était pour des raisons stratégiques, dans l’idée de protéger les Moscovites en cas d’attaque aérienne que le métro de Moscou circulait parfois à près de 60 mètres sous terre, détaille Konstantin Cherkassky qui dirige le musée du métro de Moscou. Mais la principale raison est géologique. Le sol de Moscou est un mélange de sable et d’eau, de couches de calcaire et d’argile extrêmement mouvantes avec en plus des rivières souterraines ; un vrai casse-tête pour les architectes et les ingénieurs. »
UN HAUT LIEU DE LA RÉSISTANCE PASSIVE
Dans la nuit du 14 au 15 mai 1935, on raconte que les Moscovites s’installent près des bouches de métro en attendant l’ouverture officielle de la ligne Sokolnitcheskaïa. Le grand-père d’Igor Evguenievitch Gondarevsky, lui, a eu la chance, comme les autres ouvriers du chantier et les délégués au VIIe Congrès national des soviets, de monter dans le premier wagon de couleur sable quelques jours avant, pour les essais. « Mon grand-père est ensuite parti à la guerre sur le front en Finlande alors que ma grand-mère est restée à Moscou. Mon père était né un an plus tôt » , raconte Igor. Durant huit ans, Piotr Mikhaïlovitch va défendre l’URSS. Il participe en 1945 à la prise de Budapest et à celle de Vienne et sera décoré de l’ordre du drapeau rouge et de la médaille pour actes de bravoure. Mais le combat contre les « fascistes » touche aussi l’arrière. « Ma grand- mère, Lidia Nilolaevna Gondarevskaja a participé à la défense de Moscou en
arrosant les toits que les Allemands tentent d’incendier avec leur aviation. Elle sera aussi décorée pour cela » , continue Igor.
Le 2 octobre 1941, quand 46 000 bombes incendiaires sont larguées sur la capitale soviétique par l’aviation allemande, Lidia court avec son enfant s’abriter dans les stations du métro assez profondes pour résister au bombardement. « C’est une période étonnante, raconte Konstantin Cherkassky. Dans la splendide station Mayakovskaïa, appelée ainsi en hommage au poète Vladimir Maïakovski et terminée en septembre 1938, on installe des lits de camp pour accueillir des centaines de femmes et leurs enfants alors que les hommes dorment dans les tunnels. »
DES MOSAÏQUES, DU MARBRE, DU BRONZE…
Sur les images historiques, le contraste est étonnant entre cette population pauvre du Moscou en guerre et le marbre jaune du sol, la rhodonite rouge de l’Oural qui recouvre les piliers et les mosaïques imaginées par Aleksandr Deïneka et fabriquées à Leningrad (Saint-Pétersbourg) dans les ateliers de mosaïques des frères Frolov. Creusée à 33 mètres sous terre, Mayakovskaïa comme la plupart des autres stations et des tunnels du métro deviennent le Moscou souterrain de la résistance où près de 500 000 personnes vont passer leur nuit à chaque fois que l’alerte est donnée. « Les femmes avec des enfants dormaient dans des wagons, raconte Pavel Kovalev. On installe des centaines de lit de camp, des fontaines d’eau potable, des toilettes et même une bibliothèque ! » A la station Kirovskaïa, des planches isolent le quai central des lignes du métro au deuxième jour de la guerre. C’est là que l’état-major travaille à l’abri des regards et en contact direct, grâce à un ascenseur, avec Staline installé au 37, rue Kirov, juste à côté.
Les guerres se gagnent dans les détails et le métro de Moscou va permettre à la capitale de l’URSS d’organiser une résistance passive très efficace. D’ailleurs, dès la menace de la prise de Moscou écartée, les travaux d’extension des lignes reprennent. Alors que les hommes, comme le grand-père d’Igor, sont sur le front, les femmes s’attellent aux durs travaux sous terre. On reste encore silencieux, aujourd’hui, sur le nombre de victimes que cette première tranche, de 1934 et 1945 a pu engendrer. Mais la poursuite de la construction du métro pendant la Seconde Guerre mondiale, bien que ralentie, reste une des grandes fiertés des Moscovites.
Le métro de Moscou a bien d’autres particularités et secrets. Notamment le fameux anneau, la ligne circulaire, Koltsevaïa, qui abrite quelques- unes des plus belles stations et relie les grandes gares de la capitale. La légende veut que, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’idée de cette ligne circulaire ait été le fruit d’un fait inattendu. Staline aurait posé sa tasse sur une carte de Moscou laissant une marque circulaire. Il aurait alors demandé la construction de cette ligne. Faux, évidemment, confirme Konstantin Cherkassky. « Une ligne circulaire était déjà envisagée en 1931 dans un projet qui n’avait pas abouti. Et dans un passé encore plus ancien, un projet esquissé en 1901 par l’ingénieur des voies de communication
Antonovitch, imaginait une ligne circulaire passant par la rue Kamer- Kollejsky Val. En fait, il y avait une vraie logique à cet anneau pour fluidifier la circulation extrêmement dense de la ville, dès les années 50. »
Quelques exploits techniques, comme la fabrication d’escalators en bois de plus de soixante-dix mètres de long, s’ajoutent alors à l’ambition toujours tenace de Staline de bâtir des palais du peuple sous terre. Les bouches de métro du centre-ville sont des édifices où statues, bas-reliefs et fresques célèbrent le courage du peuple et les bienfaits du bolchevisme dans le pur style du réalisme socialiste. La station Ploshchad Revolyutsi (place de la Révolution), inaugurée en 1938, est un concentré remarquable des messages que Staline voulait faire passer sur le « nouveau monde révolutionnaire ». Les arches latérales de marbre rouge qui encadrent le vestibule central sont décorées de 76 sculptures en bronze de Matveï Manizer, membre de l’Académie des beaux-arts de l’URSS. Pour magnifier le « peuple russe bâtisseur », il a fait représenter un géographe et des sportifs, un soldat de l’Armée rouge, une famille avec un enfant, un mécanicien mais aussi un matelot et un paysan, un ouvrier avec un marteau-piqueur, un garde-frontière avec son chien… C’est à proximité d’une de ces représentations du gardefrontière (il y en a quatre similaires) que Konstantin Cherkassky insiste pour que nous nous arrêtions pendant un périple dans le sous-sol de Moscou. « Vous allez voir un bel exemple de la superstition russe », glisset-il amusé. A peine une rame entrée dans la station, elle déverse un flot dense de passagers. En passant devant la statue, beaucoup, vieux comme jeunes, caressent le museau du chien légèrement usé à force d’être frotté. Konstantin explique : « Historiquement, les étudiants avaient pris l’habitude de toucher cette partie de la statue car elle était censée porter bonheur pour réussir ses examens. Cela a été repris par l’ensemble de la population. Normalement, un seul des quatre chiens porte bonheur. Mais comme les gens ne savent pas lequel, ils font souvent le tour des quatre statues pour être sûr que ça marche ! »
Le museau de bronze du chien des gardes-frontières de la station de la place de la Révolution est usé à force d’être touché. Les Moscovites pensent qu’il porte bonheur
D’autres anecdotes permettent de comprendre à quel point le métro est lié à l’histoire du pays. Quand Nikita Khrouchtchev a pris le pouvoir et engagé la déstalinisation de l’URSS, la chasse à l’imagerie stalinienne n’a pas épargné le métro de Moscou. Les représentations du « petit père du peuple » ont disparu progressivement des fresques et des tableaux où il était omniprésent. Et certains artistes ont fait preuve d’une belle imagination pour sauver leurs oeuvres. Dans la superbe station Novoslobodskaïa, abritant les remarquables vitraux dessinés par l’artiste Pavel Korin et fabriqués en Lettonie avec du verre destiné aux cathédrales, la tête de Staline surplombant la fresque De la paix dans le monde a tout simplement été remplacée par… une colombe ! Du coup, la représentation évoque étrangement une vierge à l’enfant. Comme si Pavel Korin avait deviné la résurgence forte, trente ans plus tard, du religieux en Russie.
252 STATIONS ET 424,7 KILOMÈTRES DE VOIES
« Dans les années 1960 et 1970, les nouvelles stations ont été construites avec une approche beaucoup plus pragmatique, ce qui les rend moins intéressantes d’un point de vue architectural et artistique, explique Roman Latypov, le directeur du développement et de la clientèle. Il faut construire le métro rapidement car la demande est forte. » C’est la période d’extension vers les « banlieues » de Moscou. « On peut dire que nous sommes entrés dans une troisième ère du métro de Moscou, poursuit-il. Celle où l’on retrouve l’esprit des origines. Chaque nouvelle station est unique et réalisée avec des architectes russes réputés. Ils utilisent des matériaux nobles et innovants pour inventer de nouvelles formes et des esthétiques très intéressantes. En parallèle, nous avons gardé nos anciennes rames qui circulent toujours mais les nouvelles allient les technologies modernes. »
Avec les 8,5 millions de voyageurs quotidiens passant par les 252 stations du réseau de 424,7 kilomètres, le pari est aussi devenu celui de la sécurité comme dans beaucoup de grandes villes. Les babouchkas installées dans leur petite casemate au pied des escalators pour alerter en cas de problème ont disparu, laissant la place aux techniciens, aux portiques de contrôle et aux caméras de surveillance, 17 000 sur tout le réseau. Dans les nouvelles rames, les passagers peuvent brancher leurs indispensables smartphones à des prises USB et utiliser le réseau Wi-Fi, y compris à 30 mètres sous terre. « Nous devons répondre à la demande de nos clients pour leur offrir un service irréprochable », résume dans un sourire Roman Latypov. Une autre manière de rappeler que le métro de Moscou est toujours au service du peuple.
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Les nouvelles rames disposent de prises USB pour les smartphones, d’écrans tactiles pour repérer les interconnexions et du réseau Wi-Fi