SCANDALES SEXUELS, L’HUMANITAIRE EN CRISE Reportage
L’HUMANITAIRE EN CRISE Les affaires de moeurs qui affectent MSF, Oxfam ou Save the Children, jettent le discrédit sur un secteur humanitaire, hérité des années 1970 et qui peine à se réformer. Enquête sur les dysfonctionnements de ce métier de terrain, po
Quelques jours après l’opération de sauvetage de migrants à bord de l’Aquarius, la prestigieuse organisation Médecins sans frontières( MSF) est rattrapé eparunscand ale sans précédent. Les témoignages d’anciennes employées s’exprimant à visage couvert dans une émission de la BBC révèlent les comportements déplacés de certains membres de l’organisation, alors en poste au Kenya, au Liberia et en Afrique centrale. « Il y avait ce collègue plus âgé, qui a installé une femme dans la base [ de l’ONG], confie l’une d’elles, missionnée auprès de malades du sida dans cette région. Il était clair que c’était une prostituée mais il l’appelait sa petite amie. Elle passait nuit après nuit avec lui. » Avant d’ajouter : « Il avait une cinquantaine d’années, et elle était beaucoup, beaucoup plus jeune. Et c’était si flagrant, si flagrant – et tellement répandu. » Une autre travailleuse humanitaire affirme dans la même émission, à propos d’une opération de MSF au Kenya : « Il y avait sans aucun doute un abus de pouvoir. Ils se trouvaient là depuis longtemps, profitaient de leur aura comme travailleur humanitaire occidental. Peut-être que la direction n’était pas au courant, mais on ressentait clairement que certains des hommes se comportant comme des prédateurs étaient vus comme trop importants pour tomber. »
SEXE TARIFÉ EN HAÏTI
Cinq mois après les révélations du Times sur le recours à la prostitution de certains employés de l’ONG britannique Oxfam en 2010 en Haïti, ces nouvelles accusations augurent une crise de confiance. A l’époque, une jeune Haïtienne avait raconté au quotidien britannique qu’elle avait eu une relation avec l’ancien directeur d’Oxfam en Haïti, Roland Van Hauwermeiren, alors qu’elle avait 16 ans et lui 61. Ce dernier avait fini par reconnaître avoir payé des prostituées, sur fond d’apocalypse, le séisme ayant causé la mort de plus de 230 000 Haïtiens. Sept employés d’Oxfam en Haïti ont depuis quitté l’ONG : quatre ont été licenciés pour faute grave et trois autres, dont le directeur (qui entretemps avait rejoint l’ONG française Action contre la faim au Bangladesh), ont démissionné. Depuis le scandale, les dons vers Oxfam-GB ont chuté de 18 millions d’euros. Le directeur général a démissionné le mois dernier « pour offrir un nouveau départ à l’organisation » . L’hécatombe ne s’arrête pas là. Le Comité international de la Croix- Rouge (CICR) a annoncé en février que 21
de ses membres avaient été licenciés depuis 2015 « pour avoir acheté des relations sexuelles » lors de leurs missions ou avaient démissionné à la suite d’une enquête interne.
L’HUMANITAIRE, INTOUCHABLE
Maîtrisant impeccablement le système médiatique qui leur a permis d’exister, les organisations se défendent comme elles peuvent : « Nous sommes profondément attristés que, dans ce cas, les personnes qui s’adressent à la BBC ne se soient pas senties suffisamment en confiance pour nous en parler, déclarait vendredi dernier MSF, dont 97,90 % des fonds émanent de donateurs privés. […] L’ab- sence de plainte est un défi majeur à relever, car les personnes touchées peuvent ne pas se manifester de peur de ne pas être soutenues ou d’être stigmatisées. » Depuis 2007, « tous les employés sont encouragés à signaler des comportements déplacés ou des abus, soit à leur hiérarchie, soit à travers des canaux spécifiques, via des adresses électroniques dédiées, en dehors de toute ligne hiérarchique » , peut-on lire dans un communiqué de l’organisation. Dans les faits, en 2017, 146 plaintes ou alertes ont été enregistrées au siège de MSF parmi lesquelles 24 étaient des cas de harcèlement ou d’abus sexuel. Au total, sur ces cas, 19 personnes ont été li- cenciées. Dans les autres cas, les employés ont été sanctionnés par des mesures disciplinaires ou des suspensions. Un nombre dérisoire si on le compare aux 38 000 employés que compte l’ONG dans le monde. Mais un symbole puissant. « MSF, pour qui j’ai travaillé pendant cinq ans, précise Sylvie Brunel, est une organisation plus courageuse que les autres, elle fait en permanence une autocritique extrêmement violente en interne pour s’assurer de rester bien fidèle à sa mission. » Reste que les opérations, dont la durée varie d’un mois à un an selon qu’elles répondent ou non à une urgence, se déroulent loin. « Il est difficile pour la hiérarchie,
parfois à des milliers de kilomètres, de savoir ce qui se passe dans le secret du terrain, sans contrôle social, souffle Paul Salvanès, habitué des théâtres de crise au Darfour, en République démocratique du Congo, en Afghanistan et dans les territoires palestiniens. Parmi les humanitaires, on trouvera toujours quelques brebis galeuses, racistes, meurtriers ou pervers sexuels, détaille-t-il. Il faut s’occuper d’eux sérieusement. Mais accuser la totalité des acteurs du secteur serait aussi absurde que de rendre tous les employés du privé responsables du travail des enfants dans les usines textiles au Bangladesh. » Revêtus de leurs habits de lumière, défenseurs d’un certain ordre moral et des droits de l’homme, les « humanitaires » sont à bien des égards, des figures intouchables, symboliquement rangées du côté des acteurs du Bien. « Ils sont indéboulonnables et donnent des leçons à tout le monde, s’exaspère Sylvie Brunel, également ancienne présidente d’Action contre la faim. C’est tellement confortable d’être un héraut et un héros de l’humanitaire. » L’image de sauveur du monde, ancrée dans les imaginaires occidentaux et cristallisée par la photo de Bernard Kouchner au Biafra, en 1968, secourant les enfants mal nourris, a pourtant bien vécu.
CHOC DES CULTURES
La professionnalisation et la bureaucratisation qui ont marqué le secteur ces dernières années ont eu raison de l’élan charitable qui le car a c t é r i s a i t à s e s o r i g i n e s. « Aujourd’hui, faire de l’humanitaire se conçoit dans un plan de carrière, analyse Sylvie Brunel. Le profil des engagés varie mais, pour la plupart, ceux-ci font face dans leur vie à un besoin de rupture, ce qui favorise d’éventuels comportements extrêmes, dangereux ou addictifs. » Dans son mode de fonctionnement, très bien décrit dans son palpitant roman noir – à peine fictif – sur l’épopée d’un travailleur humanitaire de 25 ans, La Haine qu’il faut, Paul Salvanès raconte la promiscuité dans les bases, la fatigue, l’éloignement des familles, l’obligation de rédiger des rapports au siège, la logique comptable, la concurrence inter- ONG sur le terrain et les émotions extrêmes ressenties au cours d’une mission. « L’intensité de nos vies, le travail dur, sans relâche, sans weekend, sans loisir, peut amener des comportements à risque, la consommation de drogues, d’alcool et des comportements sexuels particuliers qui se combinent avec une prostitution parfois omniprésente, confie ce diplômé de l’Essec. L’humanitaire est une ligne de crête. On est en permanence confronté à des dilemmes opérationnels, sécuritaires, éthiques. Pour certains, ces zones grises deviennent un abîme moral. La proximité de la mort, les situations de détresse humaine, nous font repousser sans cesse les limites de ce qui est acceptable. »
« Il faut comprendre le choc des cultures qui sévit parfois, analyse à son tour Sylvie Brunel. Les femmes africaines récipiendaires de l’aide cherchent à se trouver un papa, un protecteur. Elles ont quelques années seulement pour se sortir de leur condition. Il faut les comprendre, souffle-t-elle. De l’autre côté, les humanitaires sont seuls, loin de leur bu-
“On repousse sans cesse les limites de ce qui est acceptable”
reau. Il faut une véritable grandeur morale pour résister à cette tentation. » La personnalité du chef de mission compte pour beaucoup.
« En Haïti, se souvient Didier Le Bret, ambassadeur de France lors du séisme de 2010, le chef de la mission de MSF était un fou furieux. Il prenait tout le monde de haut. Un jour, pour m’empêcher de rentrer dans l’un de ses centres, il a fait placer un cadavre devant la porte ! se souvient- il. Je l’ai fait savoir, Rony Brauman [ancien président de MSF,
ndlr] est intervenu et nous avons fini par travailler en bonne intelligence avec cette ONG, notamment pour éradiquer l’épidémie de choléra qui sévissait. » Le comportement de ces humanitaires « tout puissants » qui circulent avec chauffeurs et voitures blindées est connu. Jouissant d’un pouvoir d’achat certain, avides d’occasions pour se libérer de situations surchargées émotionnellement, ils peuvent être tentés de jouir sans entrave de leur ascendant sur des populations vulnérables.
« Autrefois, le père blanc s’engageait dans un pays pour toute la vie, souli- gne un diplomate. Le pied à peine posé sur sa terre de mission, il commençait déjà à creuser sa tombe. Aujourd’hui, les employés d’ONG ne font que passer, cela change profondément la relation avec les populations locales qui le savent et tentent par tous les moyens d’en tirer leur avantage. » Tout concourt à chercher des sauf-conduits sans lendemain dans l’anonymat des populations en détresse.
LA RÉFORME SE FAIT ATTENDRE
Corollaire pervers de la présence humanitaire : siphonner les ressources humaines du pays en payant quatre ou cinq fois plus les collaborateurs locaux (selon un ratio parfois d’un expatrié pour dix employés locaux). « Quand on a été biberonné un an ou plusieurs mois avec un bon contrat et que l’ONG se replie, alors on cherche un visa », ironise un employé de Solidarités international. Ainsi, l’énergie et la bonne volonté des populations locales peuvent être durablement altérées après les crises. « Nous avions embauché l’un des très bons vétérinaires locaux souda- nais pour vacciner les troupeaux dans notre opération au Darfour, raconte encore Paul Salvanès. Finalement, celui-ci a préféré devenir gardien de nuit pour un centre des Nations unies plutôt que de travailler avec nous car il était mieux payé là-bas. »
Avec ces scandales à répétition, nombreux sont les employés du secteur qui en espèrent la réforme, appelant de leurs voeux le recrutement de davantage de femmes dans les équipes, plus de vigilance sur la « moralité » des personnels, une logique administrative moins prégnante et un retour au terrain. Le défi est majeur, il concerne l’équilibre de notre monde convulsif, plus vulnérable et déboussolé que jamais. ■