LITTÉRATURE et le livre de Frédéric Beigbeder
Américaine expatriée à Montparnasse, Shirley Goldfarb a consigné avec malice ses rencontres parisiennes dans des carnets réédités.
Elle s’autoproclamait « pique-assiette professionnelle » . C’était une peintre expressionniste abstraite, qui disposait des taches multicolores à l’huile sur des toiles. Le reste du temps, elle « attendait que sa vie commence » à la terrasse des cafés parisiens, en notant tout ce qui lui passait par la tête. Ce qui fait aujourd’hui sa notoriété, ce sont ces carnets nonchalants, réédités ces jours-ci au Petit Quai Voltaire avec pour sous-titre : Montparnasse 1971-1980. Shirley Goldfarb est une Simone de Beauvoir en plus comique, nihiliste, pauvre et inconnue. Elle traînait dans les mêmes cafés que le Castor : le Flore, Les Deux Magots, Lipp, Le Dôme, Le Select et La Coupole. Elle y croisait ses amis Andy Warhol, Michel Butor, David Hockney et Yves Saint Laurent. « Je suis Shirley personne, disait-elle.
Je suis mon propre événement. » Elle aperçut Sartre et Beauvoir à La Coupole, le 24 janvier 1974, mais n’osa guère les déranger. A Francis Bacon, elle dit : « Vous êtes un ange. » « Un ange tordu », répondit-il. « Ce sont les meilleurs ! » s’écria-t-elle. La première fois que j’ai entendu parler de cette folle géniale, c’est grâce à mon voisin de ce magazine, Philippe Tesson. Il y a quinze ans, notre confrère ne tarissait pas d’éloges sur la délicatesse avec laquelle Judith Magre déclamait ses bribes au théâtre, dans une mise en scène de Caroline « C’est-la-ouate » Loeb. La relecture en 2018 des notations mélancoliques de la clocharde la plus snob du monde est l’équivalent littéraire d’un shot de tequila. Chaque page est un remontant express. Lire Goldfarb, c’est tenir compagnie à une loseuse intelligente, c’est envoyer promener l’efficacité matérialiste. Elle se « régale du spectacle des nantis », elle veut « peindre comme Gertrude Stein écrit ». C’est le Journal d’un raté de Limonov réécrit par une femme, c’est-à-dire sans l’aigreur revancharde. Ce qui intéresse Shirley Goldfarb, c’est de peindre ses ongles de la même couleur que ses lèvres, de porter de jolies chaussures et des lunettes de star. Elle ne fout rien de ses journées, et la nuit elle danse chez Castel. Sa devise ? « Plus tard = plus chic ». Ce genre d’équation mathématique peut provoquer des dommages irréversibles sur le système nerveux. Fauchée et esseulée, elle se comporte comme une reine de Paris. « J’ai une capacité excessive de satisfaction, surtout les jours de soleil. » Son carnet est le radeau d’une naufragée. Quelle merveille ! On pense bien sûr à Dorothy Parker, en particulier quand elle rédige son épitaphe :
« Elle aurait pu tout faire
Elle a choisi de ne rien faire
(Et en choisissant le rien
Elle eut du temps pour tout) » Carnets, de Shirley Goldfarb, Petit Quai Voltaire, 300 p., 16 €. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frédéric Faure et Hélène Cohen.