EN VUE Bernardo Carvalho
L’écrivain brésilien publie son sixième roman en français alors que l’actualité politique dans son pays semble rejoindre son oeuvre. Rencontre exclusive à São Paulo.
Lundi 29 octobre, lende- main de la victoire de Jair Messias Bolsonaro à l’élection présidentielle brésilienne. Bernardo Carvalho est d’humeur très sombre. L’écrivain n’a pas aimé l’atroce campagne électorale marquée par la brutalité et les fake news. Au restaurant de l’hôtel Emiliano de São Paulo, la ville aux 12 millions d’habitants dans la ville, aux 7 millions de voitures, aux 500 gratte-ciel et aux 700 hélicoptères dont les rotors bourdonnent nuit et jour dans le ciel, ni le mur végétal vertical ni la bibliothèque rangée en longueur sous le bar n’ont le pouvoir de distraire de son spleen l’auteur de Sympathie pour le démon. Une bouteille de sauvignon blanc du Minas Gerais y parviendra, après lui avoir rappelé ce que lui avait dit Jonathan Nossiter, le réalisateur de Mondovino, à l’époque où il vivait à Rio de Janeiro : « Il faut boire local. » Alors que Paulo Guedes, professeur d’université à Santiago du Chili pendant la dictature, s’apprête à devenir ministre de l’Economie, c’est mieux qu’un vin chilien… Arrière-petit-fils du légendaire maréchal Cândido Rondon, célèbre pour son exploration du Mato Grosso et son action de protection au service des Indiens, Bernardo Carvalho se méfie de la volonté de puissance des officiers brésiliens, admirateurs zélés d’Auguste Comte et de sa devise : « Ordre et Progrès ». Neuf nuits (2002) évoque l’armée « des tracteurs, des bulldozers et des camions » partis à l’assaut de la forêt amazonienne à l’époque de la dictature militaire. Un personnage de ce roman sombre et merveilleux évoque les équivoques du développement : « Il existe une opinion très répandue (parmi les quelques personnes qui s’intéressent aux Indiens) selon laquelle la façon de les aider consiste à les couvrir de cadeaux et à les hisser au niveau de notre civilisation. »
Tout ce qu’écrit Bernardo Carvalho est sombre et merveilleux. Sympathie pour le démon, son sixième livre paru en français, distille ainsi l’épouvante et la jubilation. C’est un livre étonnant, qui débute comme un roman d’espionnage de John Le Carré, se poursuit par une réflexion sur la violence que l’on pourrait croire inspirée par René Girard et s’achève sur une mise en scène des intermittences du coeur qui évoque l’oeuvre de Marcel Proust. Une fiction assez baroque, dans son genre, avec un personnage nommé « le Rat » et un autre « le chihuahua » – celui-là avec une majuscule, celui-ci sans, dans un combat inégal. La première scène est à New York, dans les locaux trop bien climatisés d’une « agence » d’un genre un peu particulier, où le Rat se voit confier la mission d’aller payer la rançon exigée pour la libération d’un otage au fin fond du Kurdistan iranien. Pour diverses raisons que l’on découvre au fil du roman, le Rat est un homme perdu qui envisage froidement cette opération sans espoir de retour comme une manière de rédemption.
« Sympathie pour le démon est un roman sur le mal. Il est toujours plus intense chez les êtres qui n’ont pas conscience d’en être porteurs. La pire des choses qui puisse arriver, c’est de se dire : le mal, c’est l’autre. Le mal n’est pas une créature, le mal est à l’intérieur de chacun de nous, à un moment, quelque chose à l’intérieur de ton propre corps te désobéit. »
Lecteur de Melville, Faulkner et Bernanos, auquel il a plusieurs fois rendu hommage, le romancier n’ignore pas l’origine chrétienne de cette conception de l’affrontement de l’homme avec l’esprit des ténèbres. « J’ai été frappé par ce que dit Michel Foucault des Pères de l’Eglise dans l’Histoire de la sexualité. Mais plus largement, je crois que la conscience intime du mal caractérise tous les écrivains et même tous les artistes. »
La littérature est un sport de combat, nul ne l’ignore. Dans l’obscurité des temps où nous sommes, nous offrirait-elle également quelques manuels de survie ? « Peut être. »