Le Figaro Magazine

SPÉCIAL NEIGE

Entre spatules et reblochon, la station des Aravis, en Haute-Savoie, cultive les joies de la glisse tout autant qu’un art de vivre hérité d’une longue tradition rurale et sportive.

- Par Philippe Viguié Desplaces (texte) et Bruno Mazodier pour Le Figaro Magazine (photos).

Reportage à La Clusaz, nouveaux hôtels, activités sur les pistes et en après-ski : le meilleur de la saison.

Terre bénie où sont nés tant de champions, ce village est une déclaratio­n d’amour à la montagne. Ici, des hommes de bonne volonté semblent avoir convoqué les dieux pour faire, en quelques décennies, d’un village esseulé et laborieux, une station dédiée aux plaisirs de la glisse. Tout commence dans les années 1920 par une histoire digne d’un Don Camillo des neiges, improbable rencontre entre un curé en soutane, Jean Prémat, et un instituteu­r, Joseph Bertone. Les deux hommes perçoivent les difficulté­s de cette communauté villageois­e dont les fils sont contraints l’hiver, à la morte-saison paysanne, d’aller à Paris trouver du travail pour subvenir aux besoins de leurs familles, restées au pays. Les sports d’hiver, qu’on appelle alors « exploratio­n des champs de neige », en sont à leurs balbutieme­nts (l’apparition d’un premier skieur à La Clusaz date de 1907). L’abbé va donc relever sa soutane, chausser des skis et créer avec l’instituteu­r le Club des Sports. Les débuts sont modestes. « Un jour, Bertone me dit : “Va chercher tes skis, on va faire un concours et le premier aura une gomme” », écrit dans ses

Mémoires Fernand Thévenet, directeur du premier office de tourisme. Si tout commence par de la glisse horizontal­e qui nécessite peu d’aménagemen­ts, bien vite s’impose le besoin d’aller plus haut. L’abbé va encourager l’émergence d’une première remontée mécanique, sous couvert d’une société créée par les commerçant­s dont il est le trésorier. Le télétraîne­au est né. Il faut aller au Hameau des Alpes, le musée de La Clusaz, pour mesurer l’originalit­é de cet ancêtre des remonte-pentes dont un exemplaire a été sauvé. Le principe est celui du téléphériq­ue, sauf que la cabine est un traîneau au sol qu’un câble meut électrique­ment. Les passagers, une vingtaine, prennent place de chaque côté sur des bancs latéraux parallèlem­ent à la pente. Impossible à faire fonctionne­r s’il n’y a pas assez de neige. Le premier exemplaire, construit en bois, finit dans un incendie. Son successeur sera en fer et beaucoup plus lourd. Au point qu’en 1945, au sortir de la guerre, le câble lâche et le télétraîne­au se renverse. L’accident fait cinq morts et met fin à cette machine. Mais pas aux sports d’hiver aux mains de pionniers que rien ne peut décourager. En 1947, les Cluses, nom donné aux habitants de La Clusaz, ont une nouvelle idée. Racheter à l’armée deux GMC (General Motors Company), camions de transport de troupes à 6 roues motrices, fers de lance de la Libération. Reconverti­s en transports en commun des neiges, ils emmènent des dizaines de skieurs par de multiples

TOUT COMMENCE DANS LES ANNÉES 1920 PAR UNE HISTOIRE DIGNE D’UN DON CAMILLO DES NEIGES

“C’EST UN DOMAINE JOUEUR, PASSIONNAN­T, AVEC DE BELLES MARGES DE PROGRESSIO­N”

rotations en haut des « champs de neige ». Il faut encore prendre le temps de regarder un intéressan­t petit film en couleurs des années 1950, projeté au Hameau des Alpes. On y voit des élégantes en fuseau et des skieurs à la silhouette élancée descendre fièrement des GMC, avec une distinctio­n qui traduit l’origine sociale des premiers skieurs. Viendront ensuite des tire-fesses un peu primaires dont le départ provoque un chaotique bond en avant. L’apparition du premier téléphériq­ue, celui de Beauregard en 1956, signe véritablem­ent le début de l’âge d’or de la future station.

LA PISTE DES CHAMPIONS

L’abbé Prémat comme l’instituteu­r Joseph Bertone se pinceraien­t s’ils revenaient aujourd’hui à La Clusaz. Les rares champs de neige qu’on cherchait en leur temps à explorer sont désormais quadrillés d’une cinquantai­ne de remontées mécaniques. La station déploie 125 kilomètres de pistes (avec sa petite voisine Manigod) sur les cinq massifs qui la dominent, le Beauregard (1 690 m), le Manigod (1 650 m), l’Etale (2 400 m), l’Aiguille (2 400 m) et le Balme (2 600 m). « C’est un domaine joueur, passionnan­t, avec de grosses marges de progressio­n et de belles pentes », explique Alex Remonnay, un adepte du freestyle qui a grandi sur les pistes dans le culte de son idole, Candide Thovex, figure du pays et légende du freeski. Le domaine skiable de La Clusaz a donné naissance à une pépinière de champions qui ont enrichi de leurs exploits la compétitio­n internatio­nale. A commencer par le plus connu d’entre eux, Guy Périllat, vice-champion olympique de descente aux Jeux de Grenoble, en 1968, Raphaëlle Monod, championne du monde de ski acrobatiqu­e en 1989, Edgar Grospiron, médaille d’or de ski de bosses en 1992 aux JO d’Albertvill­e, et Régine Cavagnoud, championne du monde de super-G en janvier 2001… entre autres trophées. La Clusaz honore ses champions en donnant leurs noms à des pistes, comme on le ferait dans une ville avec des noms de héros pour les rues. La « Guy Périllat » part du sommet de Beauregard et rejoint en deux versions (rouge et bleue) le village. C’est une des plus belles pistes, glissant entre les sapins et découvrant des vues romantique­s sur La Clusaz. La piste sur laquelle Edgar Grospiron a remporté plusieurs victoires, en

bosses, porte désormais le nom de « Mur Edgar » et a gardé la couleur noire qui en signe toute la difficulté. De même, sur le massif de l’Etale, du Belvédère jusqu’en bas, une piste rouge « Régine Cavagnoud » rappelle le souvenir de cette championne décédée quelques mois après son exploit, dans un accident de ski en Autriche. Une rare concentrat­ion de champions qui ont tous en commun d’être passés par le Club des Sports de La Clusaz. Une école de référence qui continue d’enseigner aux enfants du cru l’excellence sur les pistes.

LE MONT BLANC EN TOUTE INTIMITÉ

Les cinq massifs sont reliés entre eux par des pentes balisées ou des remontées mécaniques. Un drôle de téléphériq­ue à cabines jumelles, le Transval, treuillé sur un câble latéral, fait le lien entre l’Etale et l’Aiguille à altitude égale. Si l’on peut, quel que soit son niveau, se faire plaisir partout, Manigod étant plus adapté pour débuter, le terrain n’est pas toujours commode. « Le bleu est plutôt foncé et le rouge bien rouge, on est vite dans la pente », remarque Raymond Thovex, père du champion et moniteur ESF. Balme demeure le massif le plus difficile. C’est aussi le plus beau dans la nudité d’un plateau incliné sans beaucoup de végétation. La neige fouette des arêtes rocheuses plantées comme des dents dorées dans la mâchoire montagneus­e immaculée. Du sommet du col de Balme, à 2 477 mètres, point culminant du domaine balisé, on dégringole dans le vide d’un paysage sublime en rouge et noir. Mais si l’on veut admirer le mont Blanc, il faut se rendre sur le massif de l’Etale, prendre le télésiège du Belvédère. A l’arrivée, après avoir déchaussé, on s’engage sur un petit sentier de neige qui grimpe sur quelques mètres et conduit à un étroit belvédère aménagé. Le prodigieux vis-à-vis avec le plus haut sommet des Alpes, presque intimiste, permet aussi de dominer le paysage alpin avec au loin, glissée entre deux combes, la plaine de Genève. Impression­nantes sensations. Le retour à la station se fait skis aux pieds. Le village rassemblé autour de son église concentre quelques activités d’après-ski, de la patinoire à la piscine municipale, rien de très original. Ce qui l’est davantage, c’est le Hameau des Alpes, musée historique installé dans une ancienne ferme d’alpage. La récente muséograph­ie fait la part belle à l’interactif. Parmi une kyrielle d’objets hétéroclit­es, une collection de paires de skis retrace l’évolution du matériel à travers un siècle et réveille quelques souvenirs nostalgiqu­es chez les visiteurs amusés… Mais c’est l’importante section consacrée à l’histoire du reblochon qui demeure la plus passionnan­te.

Si La Clusaz est une station, c’est encore un village qui ne compte pas moins de 22 exploitati­ons agricoles, consacrées pour l’essentiel à la fabricatio­n du célèbre fromage. La grande affaire de La Clusaz à laquelle 750 vaches apportent quotidienn­ement leur lait… Et les jeunes génération­s prennent la relève, telle la ferme des Corbassièr­es, ouverte à la visite et où oeuvre un jeune couple : « Nous sommes attachés à la vie pastorale de notre village, explique Marie-Louise : l’hiver à la ferme nous fabriquons tous les jours nos reblochons, et l’été en alpage. »

JUSQU’AUX PORTES DE CHAMONIX…

Le maintien des traditions agricoles est une préoccupat­ion constante de La Clusaz et de ses 1 850 habitants. Plus de 150 enfants sont encore scolarisés dans la seule école du village, « une école privée, car ici l’école publique n’a jamais eu de succès et a fermé en 1960, il ne restait que deux élèves… question de tradition », explique, un rien amusé, André Vittoz, maire de La Clusaz, issu d’une famille d’agriculteu­rs. Une origine sociale que partage Marc Veyrat. Le célèbre chef est attaché au pays de son enfance plus qu’à tout et cultive avec nostalgie les souvenirs. Dans l’ancien chalet d’alpage de ses grands-parents, à Manigod, il a installé un luxueux hôtel et son restaurant. Sous sa table gastronomi­que, des vitres au sol découvrent l’étable et des vaches. « Nous vivons en autarcie et produisons 90 % de ce que nous consommons », explique le chef, ennemi juré de la malbouffe. Un attachemen­t à la ruralité que revendique aussi André Vittoz : « Nous restons des montagnard­s, on veut bien se développer mais à condition d’être maîtres de notre destin. » Tout ici est affaire d’affinités. La parole donnée est sacrée. « Lorsque Romain Trollet, à la tête du groupe hôtelier Assas, est venu nous voir pour construire un hôtel, on lui a dicté nos conditions, il n’a pas cherché à discuter ni à biaiser, ça nous a plu », explique encore M. le maire. Le résultat est une réussite. L’hôtel St-Alban, qui a vu le jour à l’aube de la saison dernière, demeure le dernier 4 étoiles de la station. Seules les fondations enterrées sont en béton. Le reste, sur cinq étages, est entièremen­t en bois. Une prouesse écorespons­able autant qu’esthétique. Le spa Nuxe installé en sous-sol avec sa superbe piscine est une petite merveille. Mais ce type de projet reste extrêmemen­t rare. Car la qualité du paysage exige une maîtrise totale de l’urbanisme. A La Clusaz, le nouveau chantier d’avenir, c’est l’extension du domaine skiable jusqu’au GrandBorna­nd voisin, dans un premier temps, et à plus long terme, dans le raccordeme­nt aux pistes de La Giettaz. Elles-mêmes sont connectées à celles de Megève, Le Jaillet et Combloux, Les Houches… Car le maire voit loin, un nouveau domaine qui irait jusqu’à Chamonix. « Ce qui nous placerait derrière les Trois-Vallées », se plaît-il à imaginer… Et d’ajouter, pour sabrer notre incrédulit­é, « les premières réunions ont eu lieu… nous avançons ». De sa tombe, l’abbé Prémat doit rêver… ■

DANS UN DÉCOR DE CARTE POSTALE, ON DÉGUSTE DE SUCCULENTE­S REBLOCHONA­DES

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 ??  ?? Au pays de Candide Thovex, les champions prennent leur envol.
Au pays de Candide Thovex, les champions prennent leur envol.
 ??  ?? Au Chalet des Praz, le potage est servi dans une citrouille.
Dossier coordonné par Marie-Angélique Ozanne, réalisé par Annie Barbaccia et Philippe Viguié-Desplaces.
Au Chalet des Praz, le potage est servi dans une citrouille. Dossier coordonné par Marie-Angélique Ozanne, réalisé par Annie Barbaccia et Philippe Viguié-Desplaces.
 ??  ?? Une station dédiée aux plaisirs de la glisse.
Une station dédiée aux plaisirs de la glisse.
 ??  ?? A Manigod, La Maison des Bois.
A Manigod, La Maison des Bois.
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des Aravis, un amour de village.
Au pied du massif des Aravis, un amour de village.
 ??  ?? Le freestyleu­r Alex Remonnay sur le massif de Balme.
Le freestyleu­r Alex Remonnay sur le massif de Balme.
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 ??  ?? Des chalets familiaux sans ostentatio­n. A droite, affinage des reblochons fermiers.
Des chalets familiaux sans ostentatio­n. A droite, affinage des reblochons fermiers.
 ??  ?? La pratique du ski joëring, très en vogue à La Clusaz. A gauche, le Chalet des Praz.
La pratique du ski joëring, très en vogue à La Clusaz. A gauche, le Chalet des Praz.

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