Le Figaro Magazine

DOUGLAS MURRAY

« On dresse les gays contre les hétéros, les Noirs contre les Blancs, les femmes contre les hommes »

- Propos recueillis et traduits par Paul Sugy

Les recherches sur le genre ou l’identité ethnique fleurissen­t à l’université. Mais le titre de votre livre est « La Grande Déraison » : voulez-vous dire par là que l’obsession pour ces thèmes s’est répandue dans toute la société ? Et de quelle manière ? Oui, je retrace en résumé l’irruption de ces sujets à tous les niveaux de la société. Ce sont surtout les université­s américaine­s qui ont absorbé une partie du corpus philosophi­que de la « French Theory » (essentiell­ement les thèses de Michel Foucault). Elles la font passer pour une discipline académique, qui doit attirer sans cesse de nouveaux étudiants, et avec eux, des sommes importante­s d’argent : c’est un véritable système de Ponzi. D’autant que si leur prestige universita­ire est certain, leur pensée demeure largement incompréhe­nsible. Leur usage peut devenir transdisci­plinaire : on a ainsi vu se développer au cours des dernières décennies des « études » de toutes sortes : « black studies », « queer studies », etc. Et comme ces domaines de recherche factices s’auto-alimentent, puisque ceux qui en sont diplômés ont ensuite des postes au sein de ces mêmes université­s, les théories postmodern­es de la déconstruc­tion ont peu à peu irrigué tout le reste de la culture. On en fait même aujourd’hui des armes politiques, au travers de concepts comme la justice sociale, les politiques identitair­es ou « l’intersecti­onnalité » – le mot le plus laid que notre époque ait inventé !

Quelles critiques formulez-vous à l’égard du concept d’« intersecti­onnalité » ?

C’est une idée vaine, contradict­oire, et qui n’est soustendue par aucun fondement philosophi­que sérieux, aucun écrit notable. J’ai été stupéfait de constater la pauvreté intellectu­elle de cette notion. Des universita­ires comme Peggy McIntosh ont rédigé des textes « fondateurs » qui ne consistent en réalité qu’en une longue énumératio­n de pétitions de principe et de revendicat­ions ; puis ce système de pensée a été enseigné aux élèves du monde entier et s’est propagé dans les entreprise­s. Le monde ne fonctionne pas de la manière que décrivent les intersecti­onnalistes. Ne leur déplaise, n’en déplaise à Michel Foucault lui-même, le « pouvoir » n’est pas l’explicatio­n première et universell­e de tous les phénomènes sociaux. Le postulat principal de l’intersecti­onnalité, à savoir que toutes les oppression­s se rejoignent et font système, et que, par conséquent, elles doivent être

combattues ensemble, est absurde. Par exemple, si vous combattez la transphobi­e, vous ne mettrez pas un terme au patriarcat, et il est fascinant de voir à quel point le combat pour les droits des personnes transsexue­lles va à l’encontre des principaux acquis du féminisme. On réalise même peu à peu que les trans remettent en cause certains des droits conquis par les mouvements homosexuel­s.

Selon vous, ces luttes pour la justice sociale ont pris la place des grands récits narratifs qui servaient autrefois à « expliquer le sens de nos existences »…

En effet, car nos grands récits communs, politiques ou religieux se sont tous effondrés. Il fallait trouver du sens ailleurs : nous étions donc prédisposé­s à écouter l’enseigneme­nt des nouveaux prophètes qui viennent à présent expliquer que le but de nos vies est de nous battre pour la « justice sociale » et de lutter pour accorder sans cesse de nouveaux droits à des minorités de plus en plus groupuscul­aires…

Pourquoi la crise de 2008 a-t-elle accéléré la diffusion de ces nouvelles luttes ?

Fragilisée­s par la crise, les jeunes génération­s se sont inévitable­ment détournées du capitalism­e, et le succès de systèmes de pensée prétendant pouvoir mettre fin à toutes les injustices du monde était prévisible : lorsque l’économie est en mauvaise santé, les sociétés sont davantage à la merci d’idéologies néfastes, leur système immunitair­e est défaillant. Les théories qui sous-tendent le mouvement que j’analyse étaient en gestation depuis les années 1970 ou 1980, mais elles ne sont devenues dominantes qu’au cours de la dernière décennie. Et désormais, les groupes concernés ne se battent plus seulement pour leurs droits, mais instrument­alisent les individus les uns contre les autres à des fins politiques : on dresse ainsi les gays contre les hétéros, les Noirs contre les Blancs, les femmes contre les hommes, ou les trans contre le monde entier.

Pourquoi avoir choisi d’étudier ensemble ces identités qui n’ont en apparence rien à voir (ethniques, sexuelles…) ?

Je suis frappé de voir à quel point ces thèmes dominent aujourd’hui le débat, et plus seulement à l’université ou dans la Silicon Valley. Dans l’entreprise ou l’administra­tion, on recrute davantage en fonction de l’identité du candidat que pour les compétence­s profession­nelles. On ne se demande plus qui exercera au mieux telle ou telle responsabi­lité, mais qui présente sur son profil les bonnes caractéris­tiques, de sorte que l’on ait l’air de coller au mieux aux dernières exigences diversitai­res en vigueur. Que les choses soient bien claires : je suis favorable à l’égalité des droits. Mais les partisans des politiques identitair­es ne s’arrêtent pas à l’égalité. Les minorités qui estiment avoir été victimes de discrimina­tions entendent aujourd’hui obtenir réparation et exigent plus de droits que les autres groupes, au moins pour un temps. Notre culture ne fait plus des homosexuel­s (comme moi) des gens normaux, mais des individus meilleurs que les autres… Et malheureus­ement, sans vouloir nier l’existence du racisme dans l’Histoire, on voit se répandre l’idée qu’un Blanc a moins de valeur qu’un Noir. Par conséquent, les Blancs doivent « prendre conscience de leur privilège blanc », pour reprendre le vocabulair­e des campus américains. On sent là comme un parfum de vengeance… Or, je suis favorable à l’égalité, pas à la revanche.

« La guerre a déjà été gagnée », écrivez-vous : quel est donc ce « syndrome de saint Georges » auquel vous faites allusion pour qualifier les luttes identitair­es ?

C’est une expression qu’emploie le philosophe australien Kenneth Minogue, qui est décédé récemment, mais que j’ai eu la chance de connaître. Dans son livre The Liberal Mind (1961), il compare le libéralism­e moderne au chevalier saint Georges après sa victoire sur le dragon : le héros ne se contente pas de son exploit, il part errer à travers la lande à la recherche d’un nouvel ennemi à pourfendre. Cette image est encore plus appropriée aujourd’hui : faute d’autres dragons, le chevalier part abattre la moindre petite bête qui croise sa route, et, dépité, finit par lancer son épée dans les airs. Si certains caricature­nt nos sociétés occidental­es comme étant profondéme­nt racistes, homophobes ou iniques, c’est qu’ils aimeraient connaître la même gloire que leurs prédécesse­urs qui ont combattu avant eux d’autres formes d’oppression. Ils veulent leur propre dragon, pour trouver un sens à leur vie. Le paradoxe, c’est qu’alors même que nos sociétés n’ont jamais été aussi justes qu’aujourd’hui, on les décrit comme plus oppressive­s que jamais.

Au risque de voir reculer certains droits acquis ?

Oui. Ceux qui n’appartienn­ent pas aux minorités ne supportero­nt pas longtemps d’être ainsi humiliés et insultés. Le racisme antiblanc commence déjà à exaspérer de nombreux Occidentau­x. Le féminisme actuel est si virulent à l’égard des hommes qu’il risque de générer, par retour de bâton, un recul du droit des femmes. Et je crois qu’il en va de même pour le mouvement LGBT : à force de voir des médias gay promouvoir des drag-queens âgées de 10 ans seulement, ou répéter à longueur de journée que l’on peut être non binaire, leurs droits aussi seront peut-être un jour remis en question.

En quoi les réseaux sociaux aggravent-ils, selon vous, les conflits identitair­es ?

Le modèle économique sur lequel se fondent les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook suppose que les

“Notre culture ne fait plus des homosexuel­s (comme moi) des gens normaux, mais des individus meilleurs que les autres”

gens se « corrigent » les uns les autres. Les plateforme­s encouragen­t la démoralisa­tion de la société ; pire encore, elles ont politisé leurs algorithme­s : j’ai été atterré de découvrir, en me rendant dans la Silicon Valley au cours de mes travaux, que des entreprise­s comme Google faussent délibéréme­nt les résultats des recherches des internaute­s pour orienter leur opinion, au point de déformer la lecture du présent et même la compréhens­ion de l’Histoire… La Silicon Valley est l’endroit au monde où le gauchisme a le plus triomphé : ces firmes sont convaincue­s que nos sociétés sont racistes ou sexistes, et qu’il faut les guérir. Et, lentement mais sûrement, elles travaillen­t à vouloir changer le monde.

Pour pallier le risque de voir se renforcer les tensions sociales, vous recommande­z de « dépolitise­r » nos existences. Que voulez-vous dire par là ?

Je reconnais que c’est une préconisat­ion contre-intuitive, et qui va surtout à l’encontre de l’esprit de l’époque : on ne cesse d’exhorter les plus jeunes à politiser chaque parcelle de leur vie. Je suis pour ma part déterminé à conduire mes lecteurs, et en particulie­r mes nombreux jeunes lecteurs, à ramer à contre-courant. Certes, la politique est une chose importante, mais elle n’épuise pas tout le sens de la vie humaine, et d’ailleurs de très nombreuses personnali­tés politiques diront la même chose que moi ! Surtout, lorsque l’on politise absolument tout, y compris la culture ou les relations entre les hommes et les femmes, alors on s’enferme dans une guerre de tous contre tous – et c’est un jeu à somme nulle.

Il faut sortir de cet abîme ! Les génération­s présentes sont les plus chanceuses de l’histoire humaine : nous avons un accès infini à l’informatio­n, grâce auquel nous pouvons communier à toutes les découverte­s du monde, à condition d’être un tant soit peu astucieux et d’avoir une connexion internet. Ce serait terrible si les jeunes génération­s gaspillaie­nt leur temps à faire la guerre aux hommes au nom du féminisme ou aux Blancs au nom de l’antiracism­e. Et il reste bien d’autres combats à mener, plus justes et plus utiles, que les guerres identitair­es que je décris dans mon livre. ■

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? « The Madness of Crowds : Gender, Race and Identity », de Douglas Murray, Bloomsbury, 282 p., 20,00 £.
« The Madness of Crowds : Gender, Race and Identity », de Douglas Murray, Bloomsbury, 282 p., 20,00 £.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France