« L’ASTROLABE », LE MESSAGER DE LA FRANCE AUSTRALE
Reportage
En service depuis août 2017 et armé par un équipage de la Marine nationale, le patrouilleur et navire logistique polaire, « L’Astrolabe », s’occupe du ravitaillement de la base Dumont-d’Urville (DDU) et assure les missions de souveraineté et de police des pêches dans l’ensemble des Terres australes et antarctiques françaises.
Embarquement dans un environnement fragile et hostile.
L’aiguille de l’anémomètre a caressé les 65 noeuds. La mer fume et sur ses crêtes hurlent des chevaux d’écume. Des déferlantes nous avalent, elles ouvrent des mâchoires bleu nuit au fond desquelles disparaissent et renaissent les albatros. L’Astrolabe roule et s’ébroue. La proue du navire claque, la coque frissonne. Sous un grain se dessinent les falaises de la France australe.
Six jours plus tôt, mardi 30 mai. Port-des-Galets, La Réunion. Le chauffeur de taxi est un peu perdu, il hésite. J’insiste : une coque rouge, flamboyante, ça doit se voir de loin. Sans parler du nid de pie qui culmine à une trentaine de mètres. Quelques détours encore et un mât blanc hérissé d’antennes émerge. Voilà, c’est lui ! Le cul un peu bas, les épaules carrées et la robe rouge vif.
Cet Astrolabe est le quatrième du nom. Le nom d’un bâtiment de La Pérouse, envoyé par Louis XVI à la découverte des océans et dont on n’eut plus de nouvelles. C’était celui de Dumont d’Urville qui découvrit à son bord (1840) la terre Adélie – ainsi qu’il nommera l’Antarctique d’après le prénom de sa femme Adèle. 1985, enfin, le troisième Astrolabe. Pendant trente ans, il dessert la station antarctique française. Véritable 4 x 4 des mers, le bateau forge sa légende au cours de traversées et d’aventures mémorables.
UN ÉQUIPAGE DE 21 MARINS
Sans quille et à faible tirant d’eau, il prend aussi rapidement le surnom de « gastrolabe ». Las, il se fait vieux. Le mettre aux nouvelles normes polaires creuserait un gouffre : l’armateur estime les travaux à 20 millions d’euros. Quoi de mieux pour remplacer L’Astrolabe qu’un nouvel Astrolabe ? Un partenariat original
Avec sa coque renforcée, ce navire de 72 mètres de long peut naviguer dans une glace de plus de un mètre et affronter les pires intempéries
se noue à trois : les Terres australes et antarctiques françaises (Taaf *), l’Institut polaire Paul-Emile-Victor (Ipev) et la Marine nationale. Les Taaf financent l’achat du navire, soit 50 millions d’euros. La Marine nationale arme le bateau et pourvoit l’équipage. Construit par les Chantiers Piriou en un temps record, il est conçu comme un navire extrêmement polyvalent, apte à évoluer loin de son port d’attache et dans des mers hostiles. 72 mètres de long pour 16 mètres de large avec une vitesse maximale de 14 noeuds. Sa puissance (6 400 kW), son poids (4 000 tonnes en charge), ainsi que sa coque renforcée le classent en brise-glace catégorie 5, lui permettant de naviguer dans une glace de plus de un mètre tout en conservant une vitesse de 5-6 noeuds.
Pendant l’été austral, cent vingt jours de novembre à février, il est armé par 21 marins pour ravitailler la base Dumont d’Urville (DDU) et y
amener du personnel, jusqu’à 40 scientifiques. Le reste du temps, il est employé par la Marine pour des missions de souveraineté et de police des pêches dans l’ensemble des Taaf. Il embarque alors 10 marins supplémentaires. Dernière spécificité, en voie de généralisation dans la Marine nationale, deux équipages
A et B se relaient à bord, permettant au navire une disponibilité annuelle de trois cents jours à la mer.
« J’ESPÈRE QUE MA FEMME M’AURA ATTENDU »
La nuit tombe sur La Réunion. Le vent souffle chaud, timide. Le tout nouveau patrouilleur polaire français se prépare à appareiller pour l’océan Austral. L’amiral Christophe Prazuck, le chef d’étatmajor de la Marine nationale (Cemm), monte quelques instants à bord. Laissant au commandant du patrouilleur polaire, François Trystram, le soin d’effectuer sereinement sa manoeuvre, l’amiral monte sur le roof. Tout ce que la France compte dans les mers du Sud est réuni. En face, le Marion Dufresne. Le célèbre navire des Taaf vient de s’amarrer, sa coque bleue encore piquée du sel des déferlantes. A gauche, la frégate Nivôse, dont le Cemm a commandé le sister-ship Floréal. A droite, le caseyeur à langoustes L’Austral, un dFeis g hmau g iStenptaemvbirree.isndd réunionnais autorisés à pêcher dans la zone économique exclusive (ZEE) française, cette bande de 200 milles où seuls les bateaux portant le pavillon du pays peuvent pêcher. Dans les carrés, on étale les victuailles et les plaisirs : du chocolat – on compare les kilos et les garnitures, fleur de sel, ganache ou noisettes – des films et des séries pour tromper l’ennui. Les transits sont longs. On échange dans une coursive : « J’espère que ma femme m’aura attendu », plaisante un quartier-maître. On s’interroge sur la dernière saison de Game of Thrones, actuellement en diffusion. Pas question de les « streamer » avec la connexion satellite du bord, qui ne permet que de courts e-mails, les messages de service ou les informations météo. Dans les latitudes sud, on retrouve le
1silence numérique. La table est bonne. A la fin de la saison, on élit le « cochon d’or », le marin qui aura pris le plus de poids entre son embarquement et son débarquement. Après le déjeuner, tout le monde à la niche. C’est l’heure de la sieste et le bateau se fait silencieux. Les cabines sont confortables, le bateau devant accueillir les passagers de l’Institut polaire la moitié de l’année. Les traditionnelles couvertures en laine épaisse, un peu rêches, de la Marine ont été remplacées par des couettes chaudes et confortables, classe polaire oblige.
En passerelle, trois hommes suffisent à assurer la bonne marche du navire. L’écran du radar, dont l’échelle est réglée sur un cercle de 50 milles nautiques (près de 100 km) reste obstinément vide. Quelques rencontres réjouissantes : le souffle d’une baleine grise à bâbord, la queue dentelée d’un cachalot qui plonge sur tribord. Tout le long des sabords (vitres) de la passerelle, des planches d’oiseaux et de mammifères marins. Manchots, baleines, dauphins, pétrels et albatros.
LUMIÈRE DE DÉBUT DU MONDE
Au matin du cinquième jour, le vent tiède qui nous accompagnait depuis le départ de La Réunion s’est rafraîchi. On a allumé les radiateurs. On avait oublié que le bateau parcourt près de 600 km par jour. A quelques encablures sur bâbord, se découpe le rocher du Rendez-Vous. Le soleil pointe sous un grain aux nuages mauves et balance un projecteur sur les falaises de basalte. Lumière de début du monde, superproduction hollywoodienne. Kerguelen. Ça sonne salé et rocailleux comme une tempête martelant des g0a3l/0e9t/2s0.1L 9 e17c:3a8 p Français est doublé. Deux pitons rocheux émergent de la brume, c’est ce qu’il reste de l’arche, effondrée au début du siècle. Toutes les jumelles et les appareils photo du bord se braquent sur l’île. Un quartier-maître rompt la contemplation et annonce : « 80 mètres droite de la route, en diminution ». « Bien, lui répond l’enseigne de vaisseau Bruno, gouvernez au 350. » L’Astrolabe embouque un chenal dans la baie de l’Oiseau.
Avant d’aborder les lointaines îles de Kerguelen, on s’enivre du spectacle réjouissant des baleines, des dauphins, des pétrels et des albatros
Le long des falaises de basalte, on croit apercevoir la fumée de feux de camp. Ce sont les cascades qui s’envolent dans le vent et coulent vers le ciel. Le chef de quart diffuse dans le bord : « Attention, ça va rouler. » Le bateau accuse 20 degrés de gîte quand il prend sur son flanc une rafale plus violente que les autres. « Les Kerguelen, ça se mérite », lance le commandant Trystram en souriant.
KERGUELEN, BASE SCIENTIFIQUE
Nombreux sont les rêveurs qui ont pensé « civiliser » cette terre. Kerguelen le premier, qui y vit son eldorado ; de nombreux chasseurs de baleines du XIXe ; les frères Bossière, entrepreneurs du début du XXe siècle qui obtinrent une concession de cinquante ans et pensèrent y exploiter des mines, des cheptels de moutons, de porcs et enfin une huilerie baleinière. Ils finiront ruinés. Après la Seconde Guerre mondiale, pour s’affirmer dans ce qu’on appelait encore l’Empire, la France voulut s’établir plus fermement dans ce territoire grand comme la Corse : 7 200 km2, 300 îles et îlots. En 1975, jusqu’à 250 personnes peuplent la base de Port-aux-Français lors du programme commun franco-russe (Cnes-Intercosmos) de lancement de fusées scientifiques (officiellement pour comprendre le phénomène des aurores australes et boréales). Des décharges à ciel ouvert accueillirent les pots cassés, bidons de fer et de plastique, camions effondrés, câbles déclassés, et autres joyeusetés.
On trouve encore dans la lande des bouts de fusées et des autochenilles rouillées.
L’ÎLE DES ROBINSONS
Aujourd’hui, la base et ses équipements sont un peu démesurés pour accueillir la quarantaine d’hivernants et même la centaine de chercheurs et scientifiques en été. Alors on démantèle béton et ferraille, on restaure, replante, espère. C’est qu’on a pris conscience du trésor que représentent la faune et la flore de ces îles, relativement bien conservées. Depuis 2006, l’ensemble des îles est classé en réserve naturelle, certaines parties intégralement. Et le 5 juillet 2019, les Terres et mers australes françaises sont venues agrandir le patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco.
Depuis 2006, l’archipel est classé réserve naturelle et accueille, durant l’été austral, une centaine de chercheurs et scientifiques
Trois jours d’escale à Port-auxFrançais : à bord, on sort les gaules et on parle appâts. C’est l’occasion pour l’équipage d’aller pêcher des truites de plus de 5 kg – introduites par l’homme, elles n’ont aucun prédateur. Le soir à Totoche, le bar/ boîte/salle de réunion et de divertissement de la base, on compare les photos de la pêche miraculeuse. On s’adonne au billard en charentaises (les parkas dégoulinantes et les chaussures boueuses sont priées de bien vouloir rester à l’entrée) et on se lance au karaoké, en entonnant du Barbara et du Johnny. L’aspect communautaire est toujours présent : tout le monde se tutoie et se relaye pour faire la vaisselle.
Le lendemain, dans le golfe du Morbihan, les Kerguelen se découvrent des airs de station balnéaire. La mer concède à peine quelques rides, le soleil esquisse des ombres aux pieds des marcheurs. Comme partout en France, on commémore le 8 Mai. Les hivernants militaires (17 personnes sur 40) ont déhoussé les uniformes, gominé les cheveux trop longs, arrangé les barbes broussailleuses. Dix marins de L’Astrolabe ont débarqué en blazer bleu marine. Le Disker (pour chef du DIStrict KERguelen – dans les Taaf comme dans la Marine, on aime les acronymes), Laurent Jaunatre, représentant du préfet administrateur général pour un an, a sorti cravate et écharpe tricolore. La Marseillaise résonne entre les préfabriqués ; au centre de la place flotte le drapeau français.
Pour les résidents de ces poussières d’empire prime l’aspect communautaire : tout le monde se tutoie
Et puis, parce qu’il faut partir, Kerguelen s’efface. Depuis le nid de pie, le second veille aux jumelles. Des images satellites ont indiqué qu’un bateau de pêche chinois est à la limite de la ZEE. Le Cross (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) a demandé à L’Astrolabe s’il pouvait aller jeter un oeil et montrer le pavillon français. A 9 h 30, une coque blanche apparaît. Basse sur l’eau, un peu misérable, maculée de rouille et bringuebalée par une houle résiduelle. Du linge prétend sécher sur le pont.
UNE MISSION DE SOUVERAINETÉ
Le bateau de pêche reste sourd aux appels radio. Cette année, les eaux sont plus chaudes et la zone de pêche s’est étendue au sud. Le second de L’Astrolabe avertit : « This is French Navy Warship. Calling the Fish Vessel. » Aucune réaction. L’Astrolabe fait alors entendre sa sirène. Quelques minutes plus tard, la VHF grésille. Le pêcheur répond : « Taïwan, Taïwan, Captain, I don’t know, I don’t know. » Les échanges n’iront pas beaucoup plus loin. On se souhaite bonne journée de part et d’autre. Les données satellites montrent que si le bateau navigue en bordure de la ZEE, il n’y est pas entré. Pas d’infraction. Mais le pêcheur devrait transmettre cette visite française à son armateur et aux autres bateaux. Pour L’Astrolabe, le principal est de faire voir le pavillon. Au nom de sa mission de souveraineté. Dans la ZEE qui entoure les districts des Terres australes, la pêche est devenue un enjeu économique. La légine, un gros poisson des profondeurs surnommé l’or blanc des Kerguelen pour sa chair grasse et fondante, est recherchée par les meilleures tables du monde. Sans parler des langoustes de Saint-Paul. Les droits de pêche accordés à huit armements réunionnais représentent 38 % du budget des Taaf. Certes, la
Sur ces mers loin des grandes routes maritimes, “L’Astrolabe” assure une redoutable mission de protection des zones de pêche
présence de L’Astrolabe deux ou trois fois par an dans la zone peut sembler symbolique. Couplée à d’autres mesures, elle s’avère redoutablement efficace. D’abord la sévérité des peines. Tout navire de pêche se trouvant en ZEE et n’ayant rien à y faire peut être confisqué. C’est le cas de L’Apache en 2004, navire uruguayen saisi et reconverti en patrouilleur de la marine (opportunément baptisé Le Malin). Dernière confiscation en 2013. Depuis, les armateurs jugent le risque trop grand et ne s’aventurent plus dans les zones protégées, permettant un renouvellement des espèces. Dernier allié de la France en ce domaine, l’albatros : à terme, 250 oiseaux devraient être équipés d’un petit dispositif électronique capable de détecter les ondes radars des braconniers et de transmettre leur position. Leurs ailes de géant leur permettent de couvrir 10 millions de km². Troisième escale de cette mission, Amsterdam est un volcan sorti de la
mer, une terre au milieu de l’immensité, éloignée de l’activité humaine : à Pointe-Bénédicte, une station de mesure des gaz à effet de serre dans l’atmosphère terrestre, installée en 1981, sert de référence au niveau mondial (réseau Icos-France). Amsterdam, ce sont 60 000 otaries pour 20 hivernants. Il faut marcher un bâton à la main pour parer les morsures, car à cinq jours de transit de La Réunion, la moindre blessure peut prendre des proportions gravissimes. Luc Lauverjat, le DisAms (chef de district d’Amsterdam), accueille le zodiac de L’Astrolabe sur le quai, écharpe tricolore bien en vue. Poignée de main chaleureuse : « Merci pour le courrier, pour les vivres et pour les sourires. » Le dernier passage d’un navire remonte à plus de six mois.
L’Austral, un des navires qui pêche la langouste de l’autre côté de l’île a perdu un marin. Une baleinière s’est retournée, fauchée par une lame.
LES FALAISES DE BASALTE NOIR
Un homme s’est noyé. Il a fallu traverser l’île à pied et descendre 90 mètres de falaise à pic pour récupérer le corps et sauver ses deux compagnons naufragés. Entre deux grains, du pont de L’Astrolabe, on aperçoit les falaises de basalte noir s’embraser dans la lumière du soir. Asmterdam ne verra pas d’autre bateau avant quelques mois. Dernier dimanche à la mer. Pas de branle-bas ce matin – l’expression délicieuse remonte à la marine à voile : les hamacs s’appelaient des branles et on les pliait avant les combats. Le temps s’allonge. Dans son poste, Jeremy, à bord depuis deux ans, peint ses enfants à l’aquarelle. Sur la plage arrière, on prépare un barbecue pour fêter la fin de la mission sous les étoiles. L’Astrolabe
file ses 14 noeuds sur une mer comme un miroir, cap sur La Réunion. Dans les carrés, c’est l’effervescence, les lumières s’éteignent et quelques tablettes de chocolat sont sorties. Un mécanicien descendu à terre a négocié de récupérer le dernier épisode de Game of Thrones. ■
* Les Terres australes et antarctiques françaises (Taaf) sont une collectivité chargée de l’administration de 5 districts : les îles Eparses, l’archipel Crozet, les îles Saint-Paul et Amsterdam, l’archipel Kerguelen, et la terre Adélie. Elles remplissent sur ces territoires des missions de souveraineté, de gestion des espaces marins et terrestres classés, et de logistique.
“Merci pour le courrier, pour les vivres et pour les sourires.” Le dernier passage d’un navire sur l’île isolée d’Amsterdam remontait à six mois.