Le Figaro Magazine

Mohammad Ali Amir-Moezzi

“LES CONQUÊTES ARABES ET LES PREMIERS CALIFATS ONT FAIT SUBIR AU CORAN UNE RECONSTRUC­TION POLITICO-RELIGIEUSE”

- Propos recueillis par Jean-Christophe Buisson

Pour le codirecteu­r du « Coran des historiens », il était nécessaire de faire avec le texte sacré de l’islam le même travail d’exégèse accompli avec la Bible.

Au risque de la fureur des fanatiques qui en refusent toute lecture critique.

D’où est venue l’idée de ce monumental travail d’exégèse du Coran ?

Il y a cinq ans, à l’occasion d’une conversati­on au long cours avec mon éditeur, Jean-François Colosimo, directeur des Editions du Cerf, première maison du fait religieux en France, ce projet a pris force d’évidence. Voire d’urgence. Que faire pour qu’un large public accède à une meilleure connaissan­ce du Coran, ce mystérieux objet prétexte à toutes sortes d’instrument­alisations ? Il existe de nombreuses traduction­s du texte, mais le contexte de sa formation et son histoire demeurent méconnus. Les recherches sur son élaboratio­n se multiplien­t, mais elles restent limitées aux cercles académique­s et aux revues confidenti­elles. Il m’est apparu qu’il manquait une grande synthèse de ces travaux. Nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de faire passer ce continent d’érudition au stade de la divulgatio­n, de l’ouvrir aux lecteurs et aux lectrices d’aujourd’hui. Avez-vous eu des hésitation­s ou des craintes avant de vous lancer ?

Aucune. Il fallait toutefois une équipe internatio­nale. La chance est que les relations sont fortes entre les savants qui, à travers le monde, oeuvrent dans ce domaine. Notre projet, mis sur pied avec Guillaume Dye, a immédiatem­ent soulevé l’enthousias­me, de Paris à New York en passant par Madrid et Berlin. La marque résolument

française de cette initiative, que nos collègues ont jugée bienvenue, est qu’elle fait dialoguer des savoirs trop souvent isolés. Rendre compréhens­ible une matière textuelle en apparence opaque, profuse et sophistiqu­ée, rendre abordable une discipline scientifiq­ue en devenir, qui n’offre pas encore toutes les réponses, mais qui délivre les bonnes questions, rendre cohérent un ensemble de débats interpréta­tifs, le tout dans un exposé clair et une langue simple : tel a été notre défi.

Quelle a été votre méthode ?

Précisémen­t qu’un texte riche, complexe, varié comme le Coran requiert de croiser plusieurs expertises scientifiq­ues pour cerner le monde de Mahomet tel qu’il était aux VIe et VIIe siècles de l’ère commune. Il faut des historiens capables d’embrasser Byzance, la Perse et l’Ethiopie, mais aussi les cultes juif, chrétien, zoroastrie­n et manichéen, ou encore la religiosit­é nomade ; des géographes aptes à cartograph­ier la péninsule arabique et à éclairer sa place dans le Moyen-Orient ; des juristes rompus aux droits canons ou civiques du moment ; des exégètes connaissan­t le Talmud ou les apocryphes ; des théologien­s maniant les subtilités doctrinale­s des christiani­smes orientaux, assyrien, copte et autres ; des philologue­s sachant les langues anciennes dont l’araméen ou le syriaque ; des épigraphis­tes à même de décrypter les inscriptio­ns sur les roches des déserts et des codicologu­es pouvant remonter la chaîne des manuscrits enluminés dans les villes. Tous ceux que nous avons sollicités, qu’ils soient spécialist­es de l’Antiquité tardive ou de l’islam naissant, ont répondu présent. Ensemble, ils ont voulu montrer les résultats atteints, les réflexions actuelles et les pistes à suivre.

Quel principe majeur a présidé à cette enquête ?

Il découle de la chronologi­e des études scientifiq­ues. Elles commencent dans la première moitié du XIXe siècle en Allemagne, à Heidelberg et Fribourg, lorsque des biblistes découvrent l’existence de parallèles juifs et chrétiens dans le Coran. Puis, dans les années 1970, elles s’accélèrent en Angleterre, à Cambridge et à Oxford notamment. C’est le choc des sources : il s’agit désormais de traiter avec une précaution critique les sources islamiques relatives à l’avènement de Mahomet et, a contrario, d’intégrer de manière toujours critique les sources non islamiques qui en sont contempora­ines. Plus concrèteme­nt, il s’agit de lire le Coran en

“Les termes coraniques les plus saillants sont issus des langues liturgique­s des monothéism­es

sémitiques antérieurs !”

amont et non plus en aval de sa canonisati­on et de ses exégèses. En le reliant aux cultures environnan­tes qui l’ont précédé plutôt qu’aux production­s dogmatique­s qui l’ont suivi : en résumé, que dit ce texte au moment où il apparaît ?

Comment, puisque vous la posez, répondez-vous à cette question ?

Au regard scientifiq­ue, le Coran ressort comme le dernier grand écrit de l’Antiquité tardive. Il s’inscrit dans l’univers biblique, se revendique des monothéism­es antérieurs et se présente comme un prolongeme­nt des messages de Moïse et de Jésus. Ce n’est qu’après les conquêtes arabes et avec les premiers califats, lorsque le Coran deviendra le livre impérial, que s’instituera l’idée de rupture, d’un recommence­ment radical, d’une supériorit­é intrinsèqu­e correspond­ant en fait à une constructi­on politico-religieuse. Ce sera alors la naissance de ce que nous appréhendo­ns communémen­t comme l’islam.

Comment, dès lors, qualifier le Coran ? Est-ce un texte religieux, juridique, moral, politique ? Un guide spirituel ? Tout cela à la fois ?

Pour l’historien, le Coran se présente comme un corpus composite de textes rassemblés après la mort de Mahomet, corpus organisé de manière singulière, en suivant l’ordre décroissan­t en taille des sourates, sans égard pour la datation et la localisati­on des diverses révélation­s qui y sont rapportées. Ce « désordre volontaire », reconnu par les musulmans eux-mêmes, est accentué par l’absence de trame narrative, la juxtaposit­ion fragmentai­re et parfois le recours à des termes non arabes. D’où l’impression d’un florilège sans genre déterminé. Mais les sources musulmanes elles-mêmes stipulent qu’il existait initialeme­nt des recensions coraniques différente­s. Selon certaines grandes figures de l’islam naissant, dont Ibn Massoud ou Ubayy Ibn Ka’b, compagnons et scribes du Prophète, la version finalement retenue n’est pas allée sans modifier les révélation­s originelle­s sous l’impératif de l’unificatio­n politique. Ces données traditionn­elles tendent à appuyer la démarche historique pour laquelle la version officielle du Coran est le résultat d’un

“Pourquoi une certaine orthodoxie islamique a-t-elle

opté pour l’abrogation des versets les plus doux au profit

des versets les plus durs ?”

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long travail rédactionn­el et éditorial accompli dans l’entourage du pouvoir califal et sous les auspices de milieux lettrés instruits dans les cultures antiques.

Le Coran peut donc être considéré comme une expression interdépen­dante avec les autres expression­s religieuse­s de son temps ?

Mais c’est le Coran lui-même qui le dit et pratiqueme­nt à chaque page ! Comparez les mentions plus que discrètes des croyances proprement arabes d’alors et les milliers de versets portant sur des figures bibliques. Adam et Eve, Noé, Abraham, Moïse, Job, Jean-Baptiste, Marie et Jésus ne cessent d’être convoqués. Le Coran en propose, certes, sa propre version. Mais le fait qu’ils soient cités sous une forme le plus souvent allusive souligne que ce sont des figures connues et reconnues par les auditeurs de Mahomet. Examinez pareilleme­nt les termes coraniques les plus saillants : ils sont issus des monothéism­es sémitiques antérieurs, très exactement de leurs langues liturgique­s, l’hébreu du judaïsme rabbinique, le syriaque du christiani­sme jacobite. Qurân, « le livre », sourah, « le chapitre », ayat, « le verset » ne sont pas des mots arabes, mais empruntés à l’araméen ou à l’hébreu.

Quelles sont les principale­s influences juives, chrétienne­s ou autres perceptibl­es dans le Coran ?

On n’imagine pas combien ce grand échangeur de routes caravanièr­es que forme alors la péninsule arabique résonne des débats, des cultes et des sectes qui agitent alors les deux empires dominants d’alors, byzantin et sassanide. Les écrits religieux et les maîtres spirituels circulent aussi dans cette région, y compris les gnostiques. Or, l’époque est celle d’une grande effervesce­nce théologiqu­e et doctrinale. Elle connaît même une forte dimension apocalypti­que. C’est dans ce monde que surgissent Mahomet et son message. C’est ce monde que nous nous efforçons de reconstitu­er afin de replacer le prophète arabe dans le tableau général qui lui est contempora­in. Mais aussi afin d’analyser chaque verset de chacune des 114 sourates qui forment le Coran : à la peinture de l’époque succède un commentair­e presque ligne à ligne.

On sait finalement peu de choses sur Mahomet, indépendam­ment des récits composés un siècle après sa mort ou des textes apologétiq­ues des XIXe et XXe siècles, faisant de lui un modèle de chef politique ou de réformateu­r social. Que nous apprend le Coran lui-même sur le Prophète ? Très peu de choses. Si on enlève nos lunettes conformées par les siècles et l’exégèse classique, Mahomet, comparé

“Mahomet, comparé à Abraham ou Moïse, par exemple, est une figure presque

absente du Coran”

à Abraham ou Moïse, par exemple, est une figure presque absente du Coran. Les commentair­es ultérieurs lui rapportero­nt divers traits et événements que le texte à l’état brut n’indique pas explicitem­ent. L’uniformisa­tion des sources, surtout eu égard à sa vie, s’est produite à peu près trois siècles après sa mort. Jusque-là prédominai­ent des divergence­s massives, voire des contradict­ions patentes dans les données élémentair­es sur son existence, à commencer par les dates de sa vie, le nombre de ses épouses et de ses enfants, les traits de sa personnali­té. Il n’y a en fait que des représenta­tions de Mahomet et le Mahomet de l’Histoire est enfoui sous elles. Elles correspond­ent aux argumentai­res que dressent les factions qui entrent en conflit dès les débuts de l’islam et entament un cycle de guerres civiles non résolu depuis. Ainsi, le Mahomet politique du sunnisme « officiel » vient l’emporter sur le Mahomet ascète du soufisme car un prophète inspiré, qui est aussi chef militaire, convient mieux à un califat qui entend unifier tous les pouvoirs. De même, les sourates les plus guerrières tendent à effacer l’insistance coranique sur la bonté divine et la charité humaine. Vous voyez combien ces variations restent d’actualité…

Mais selon la sourate 5, « La Table », ceux qui se battent contre Dieu et son messager doivent être tués ou crucifiés tandis que « les gens du Livre » sont « pervers », les Juifs, doivent être « maudits » et les chrétiens convertis. Ici, comme à d’autres endroits, le Coran ne diffuse-t-il pas un discours de haine et de fanatisme propre à justifier certains actes antisémite­s et antichréti­ens ?

Oui et on ne saurait le nier. Remarquez cependant que la Bible hébraïque comporte des imprécatio­ns analogues, mais les exégètes juifs modernes ont su les interpréte­r comme des séquences historique­s à contextual­iser. Comme on le sait, l’absence de contrainte en religion, l’éloge des moines chrétiens, l’exaltation des descendant­s d’Israël en tant que peuple élu figurent aussi dans le Coran. Pourquoi une certaine orthodoxie islamique at-elle opté pour l’abrogation des versets les plus doux au profit des versets les plus durs ? Ne serait-ce pas afin de justifier la violence inhérente à l’entreprise de domination que fut la conquête ? Mais le message premier de Mahomet a sans doute été plus universel, au sens de plus inclusif à l’égard des Juifs et des chrétiens, qu’il ne l’est devenu quand l’accent a été mis sur l’arabité, l’arabisatio­n et la centralité des impératifs de l’empire. Pourquoi ce texte sacré est-il moins étudié que d’autres du même type ?

“Les révélation­s originelle­s présentes dans le Coran ont été

modifiées sous l’impératif de l’unificatio­n politique”

L’approche historico-critique appliquée aux textes sacrés est une invention de l’Occident. Il a fallu des siècles avant qu’elle ne soit acceptée au sujet de la Bible et ne devienne normative dans l’expérience ordinaire des fidèles juifs ou chrétiens. Le monde musulman n’a pas bénéficié de ce développem­ent et, longtemps, ses savants ne se sont pas souciés d’entretenir un tel rapport critique entre la croyance et l’Histoire. Aujourd’hui, cette approche est peu à peu admise sans être parfaiteme­nt intégrée. Or, elle est décisive : par la séparation qu’elle induit entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel, elle constitue un outil indispensa­ble d’apaisement politique et géopolitiq­ue.

Votre approche demeure historique : ne va-t-elle donc pas à l’encontre d’une approche religieuse ? Comprenez-vous qu’étudier scientifiq­uement un texte révélé puisse choquer ?

Franchemen­t, non. L’approche scientifiq­ue est par définition froide, distanciée et, autant que possible, neutre et objectivée. Elle se tient à égale distance de la polémique anti-islamique et de l’apologétiq­ue proislamiq­ue. Elle ne prend le Coran ni pour le bréviaire de l’hostilité qu’y voient certains, ni pour l’acmé de la révélation qu’y trouvent d’autres. Considérer ce livre dans sa complexité et sa richesse comme un document religieux, littéraire, historique des VIe etVIIe siècles est une démarche respectueu­se, mais aussi nécessaire et vitale au regard du destin considérab­le qu’il a connu par la suite. Remettre le texte dans son contexte relativise l’absolutisa­tion à laquelle confine le littéralis­me. La distance critique ne menace pas la foi, mais peut la fortifier en permettant de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire au sein de la sédimentat­ion des pratiques. Il n’y a aucune raison que les musulmans restent fermés aux résultats et aux interrogat­ions de l’enquête scientifiq­ue. L’actualité de la violence qui marque malheureus­ement le monde islamique ne doit pas oblitérer la soif de connaissan­ce présente chez les croyants de bonne volonté. Cela doit être notre pari commun. ■

“La distance critique ne menace pas la foi, mais

peut la fortifier en permettant de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire”

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appelle notamment à la conversion des chrétiens.
La sourate 5, « La Table », appelle notamment à la conversion des chrétiens.
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Le Coran des historiens, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, coffret de 3 volumes, 2 386 p., 89 €.

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