Mohammad Ali Amir-Moezzi
“LES CONQUÊTES ARABES ET LES PREMIERS CALIFATS ONT FAIT SUBIR AU CORAN UNE RECONSTRUCTION POLITICO-RELIGIEUSE”
Pour le codirecteur du « Coran des historiens », il était nécessaire de faire avec le texte sacré de l’islam le même travail d’exégèse accompli avec la Bible.
Au risque de la fureur des fanatiques qui en refusent toute lecture critique.
D’où est venue l’idée de ce monumental travail d’exégèse du Coran ?
Il y a cinq ans, à l’occasion d’une conversation au long cours avec mon éditeur, Jean-François Colosimo, directeur des Editions du Cerf, première maison du fait religieux en France, ce projet a pris force d’évidence. Voire d’urgence. Que faire pour qu’un large public accède à une meilleure connaissance du Coran, ce mystérieux objet prétexte à toutes sortes d’instrumentalisations ? Il existe de nombreuses traductions du texte, mais le contexte de sa formation et son histoire demeurent méconnus. Les recherches sur son élaboration se multiplient, mais elles restent limitées aux cercles académiques et aux revues confidentielles. Il m’est apparu qu’il manquait une grande synthèse de ces travaux. Nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de faire passer ce continent d’érudition au stade de la divulgation, de l’ouvrir aux lecteurs et aux lectrices d’aujourd’hui. Avez-vous eu des hésitations ou des craintes avant de vous lancer ?
Aucune. Il fallait toutefois une équipe internationale. La chance est que les relations sont fortes entre les savants qui, à travers le monde, oeuvrent dans ce domaine. Notre projet, mis sur pied avec Guillaume Dye, a immédiatement soulevé l’enthousiasme, de Paris à New York en passant par Madrid et Berlin. La marque résolument
française de cette initiative, que nos collègues ont jugée bienvenue, est qu’elle fait dialoguer des savoirs trop souvent isolés. Rendre compréhensible une matière textuelle en apparence opaque, profuse et sophistiquée, rendre abordable une discipline scientifique en devenir, qui n’offre pas encore toutes les réponses, mais qui délivre les bonnes questions, rendre cohérent un ensemble de débats interprétatifs, le tout dans un exposé clair et une langue simple : tel a été notre défi.
Quelle a été votre méthode ?
Précisément qu’un texte riche, complexe, varié comme le Coran requiert de croiser plusieurs expertises scientifiques pour cerner le monde de Mahomet tel qu’il était aux VIe et VIIe siècles de l’ère commune. Il faut des historiens capables d’embrasser Byzance, la Perse et l’Ethiopie, mais aussi les cultes juif, chrétien, zoroastrien et manichéen, ou encore la religiosité nomade ; des géographes aptes à cartographier la péninsule arabique et à éclairer sa place dans le Moyen-Orient ; des juristes rompus aux droits canons ou civiques du moment ; des exégètes connaissant le Talmud ou les apocryphes ; des théologiens maniant les subtilités doctrinales des christianismes orientaux, assyrien, copte et autres ; des philologues sachant les langues anciennes dont l’araméen ou le syriaque ; des épigraphistes à même de décrypter les inscriptions sur les roches des déserts et des codicologues pouvant remonter la chaîne des manuscrits enluminés dans les villes. Tous ceux que nous avons sollicités, qu’ils soient spécialistes de l’Antiquité tardive ou de l’islam naissant, ont répondu présent. Ensemble, ils ont voulu montrer les résultats atteints, les réflexions actuelles et les pistes à suivre.
Quel principe majeur a présidé à cette enquête ?
Il découle de la chronologie des études scientifiques. Elles commencent dans la première moitié du XIXe siècle en Allemagne, à Heidelberg et Fribourg, lorsque des biblistes découvrent l’existence de parallèles juifs et chrétiens dans le Coran. Puis, dans les années 1970, elles s’accélèrent en Angleterre, à Cambridge et à Oxford notamment. C’est le choc des sources : il s’agit désormais de traiter avec une précaution critique les sources islamiques relatives à l’avènement de Mahomet et, a contrario, d’intégrer de manière toujours critique les sources non islamiques qui en sont contemporaines. Plus concrètement, il s’agit de lire le Coran en
“Les termes coraniques les plus saillants sont issus des langues liturgiques des monothéismes
sémitiques antérieurs !”
amont et non plus en aval de sa canonisation et de ses exégèses. En le reliant aux cultures environnantes qui l’ont précédé plutôt qu’aux productions dogmatiques qui l’ont suivi : en résumé, que dit ce texte au moment où il apparaît ?
Comment, puisque vous la posez, répondez-vous à cette question ?
Au regard scientifique, le Coran ressort comme le dernier grand écrit de l’Antiquité tardive. Il s’inscrit dans l’univers biblique, se revendique des monothéismes antérieurs et se présente comme un prolongement des messages de Moïse et de Jésus. Ce n’est qu’après les conquêtes arabes et avec les premiers califats, lorsque le Coran deviendra le livre impérial, que s’instituera l’idée de rupture, d’un recommencement radical, d’une supériorité intrinsèque correspondant en fait à une construction politico-religieuse. Ce sera alors la naissance de ce que nous appréhendons communément comme l’islam.
Comment, dès lors, qualifier le Coran ? Est-ce un texte religieux, juridique, moral, politique ? Un guide spirituel ? Tout cela à la fois ?
Pour l’historien, le Coran se présente comme un corpus composite de textes rassemblés après la mort de Mahomet, corpus organisé de manière singulière, en suivant l’ordre décroissant en taille des sourates, sans égard pour la datation et la localisation des diverses révélations qui y sont rapportées. Ce « désordre volontaire », reconnu par les musulmans eux-mêmes, est accentué par l’absence de trame narrative, la juxtaposition fragmentaire et parfois le recours à des termes non arabes. D’où l’impression d’un florilège sans genre déterminé. Mais les sources musulmanes elles-mêmes stipulent qu’il existait initialement des recensions coraniques différentes. Selon certaines grandes figures de l’islam naissant, dont Ibn Massoud ou Ubayy Ibn Ka’b, compagnons et scribes du Prophète, la version finalement retenue n’est pas allée sans modifier les révélations originelles sous l’impératif de l’unification politique. Ces données traditionnelles tendent à appuyer la démarche historique pour laquelle la version officielle du Coran est le résultat d’un
“Pourquoi une certaine orthodoxie islamique a-t-elle
opté pour l’abrogation des versets les plus doux au profit
des versets les plus durs ?”
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long travail rédactionnel et éditorial accompli dans l’entourage du pouvoir califal et sous les auspices de milieux lettrés instruits dans les cultures antiques.
Le Coran peut donc être considéré comme une expression interdépendante avec les autres expressions religieuses de son temps ?
Mais c’est le Coran lui-même qui le dit et pratiquement à chaque page ! Comparez les mentions plus que discrètes des croyances proprement arabes d’alors et les milliers de versets portant sur des figures bibliques. Adam et Eve, Noé, Abraham, Moïse, Job, Jean-Baptiste, Marie et Jésus ne cessent d’être convoqués. Le Coran en propose, certes, sa propre version. Mais le fait qu’ils soient cités sous une forme le plus souvent allusive souligne que ce sont des figures connues et reconnues par les auditeurs de Mahomet. Examinez pareillement les termes coraniques les plus saillants : ils sont issus des monothéismes sémitiques antérieurs, très exactement de leurs langues liturgiques, l’hébreu du judaïsme rabbinique, le syriaque du christianisme jacobite. Qurân, « le livre », sourah, « le chapitre », ayat, « le verset » ne sont pas des mots arabes, mais empruntés à l’araméen ou à l’hébreu.
Quelles sont les principales influences juives, chrétiennes ou autres perceptibles dans le Coran ?
On n’imagine pas combien ce grand échangeur de routes caravanières que forme alors la péninsule arabique résonne des débats, des cultes et des sectes qui agitent alors les deux empires dominants d’alors, byzantin et sassanide. Les écrits religieux et les maîtres spirituels circulent aussi dans cette région, y compris les gnostiques. Or, l’époque est celle d’une grande effervescence théologique et doctrinale. Elle connaît même une forte dimension apocalyptique. C’est dans ce monde que surgissent Mahomet et son message. C’est ce monde que nous nous efforçons de reconstituer afin de replacer le prophète arabe dans le tableau général qui lui est contemporain. Mais aussi afin d’analyser chaque verset de chacune des 114 sourates qui forment le Coran : à la peinture de l’époque succède un commentaire presque ligne à ligne.
On sait finalement peu de choses sur Mahomet, indépendamment des récits composés un siècle après sa mort ou des textes apologétiques des XIXe et XXe siècles, faisant de lui un modèle de chef politique ou de réformateur social. Que nous apprend le Coran lui-même sur le Prophète ? Très peu de choses. Si on enlève nos lunettes conformées par les siècles et l’exégèse classique, Mahomet, comparé
“Mahomet, comparé à Abraham ou Moïse, par exemple, est une figure presque
absente du Coran”
à Abraham ou Moïse, par exemple, est une figure presque absente du Coran. Les commentaires ultérieurs lui rapporteront divers traits et événements que le texte à l’état brut n’indique pas explicitement. L’uniformisation des sources, surtout eu égard à sa vie, s’est produite à peu près trois siècles après sa mort. Jusque-là prédominaient des divergences massives, voire des contradictions patentes dans les données élémentaires sur son existence, à commencer par les dates de sa vie, le nombre de ses épouses et de ses enfants, les traits de sa personnalité. Il n’y a en fait que des représentations de Mahomet et le Mahomet de l’Histoire est enfoui sous elles. Elles correspondent aux argumentaires que dressent les factions qui entrent en conflit dès les débuts de l’islam et entament un cycle de guerres civiles non résolu depuis. Ainsi, le Mahomet politique du sunnisme « officiel » vient l’emporter sur le Mahomet ascète du soufisme car un prophète inspiré, qui est aussi chef militaire, convient mieux à un califat qui entend unifier tous les pouvoirs. De même, les sourates les plus guerrières tendent à effacer l’insistance coranique sur la bonté divine et la charité humaine. Vous voyez combien ces variations restent d’actualité…
Mais selon la sourate 5, « La Table », ceux qui se battent contre Dieu et son messager doivent être tués ou crucifiés tandis que « les gens du Livre » sont « pervers », les Juifs, doivent être « maudits » et les chrétiens convertis. Ici, comme à d’autres endroits, le Coran ne diffuse-t-il pas un discours de haine et de fanatisme propre à justifier certains actes antisémites et antichrétiens ?
Oui et on ne saurait le nier. Remarquez cependant que la Bible hébraïque comporte des imprécations analogues, mais les exégètes juifs modernes ont su les interpréter comme des séquences historiques à contextualiser. Comme on le sait, l’absence de contrainte en religion, l’éloge des moines chrétiens, l’exaltation des descendants d’Israël en tant que peuple élu figurent aussi dans le Coran. Pourquoi une certaine orthodoxie islamique at-elle opté pour l’abrogation des versets les plus doux au profit des versets les plus durs ? Ne serait-ce pas afin de justifier la violence inhérente à l’entreprise de domination que fut la conquête ? Mais le message premier de Mahomet a sans doute été plus universel, au sens de plus inclusif à l’égard des Juifs et des chrétiens, qu’il ne l’est devenu quand l’accent a été mis sur l’arabité, l’arabisation et la centralité des impératifs de l’empire. Pourquoi ce texte sacré est-il moins étudié que d’autres du même type ?
“Les révélations originelles présentes dans le Coran ont été
modifiées sous l’impératif de l’unification politique”
L’approche historico-critique appliquée aux textes sacrés est une invention de l’Occident. Il a fallu des siècles avant qu’elle ne soit acceptée au sujet de la Bible et ne devienne normative dans l’expérience ordinaire des fidèles juifs ou chrétiens. Le monde musulman n’a pas bénéficié de ce développement et, longtemps, ses savants ne se sont pas souciés d’entretenir un tel rapport critique entre la croyance et l’Histoire. Aujourd’hui, cette approche est peu à peu admise sans être parfaitement intégrée. Or, elle est décisive : par la séparation qu’elle induit entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel, elle constitue un outil indispensable d’apaisement politique et géopolitique.
Votre approche demeure historique : ne va-t-elle donc pas à l’encontre d’une approche religieuse ? Comprenez-vous qu’étudier scientifiquement un texte révélé puisse choquer ?
Franchement, non. L’approche scientifique est par définition froide, distanciée et, autant que possible, neutre et objectivée. Elle se tient à égale distance de la polémique anti-islamique et de l’apologétique proislamique. Elle ne prend le Coran ni pour le bréviaire de l’hostilité qu’y voient certains, ni pour l’acmé de la révélation qu’y trouvent d’autres. Considérer ce livre dans sa complexité et sa richesse comme un document religieux, littéraire, historique des VIe etVIIe siècles est une démarche respectueuse, mais aussi nécessaire et vitale au regard du destin considérable qu’il a connu par la suite. Remettre le texte dans son contexte relativise l’absolutisation à laquelle confine le littéralisme. La distance critique ne menace pas la foi, mais peut la fortifier en permettant de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire au sein de la sédimentation des pratiques. Il n’y a aucune raison que les musulmans restent fermés aux résultats et aux interrogations de l’enquête scientifique. L’actualité de la violence qui marque malheureusement le monde islamique ne doit pas oblitérer la soif de connaissance présente chez les croyants de bonne volonté. Cela doit être notre pari commun. ■
“La distance critique ne menace pas la foi, mais
peut la fortifier en permettant de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire”