Le Figaro Magazine

“Pour les salafistes, l’histoire est une chronologi­e de la décadence”

Pour l’islamologu­e, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerran­ée à l’université Paris-Sciences-et- Lettres, seule une critique de la tradition comme le propose le « Coran des historiens » peut permettre un aggiorname­nto de l’islam.

- Propos recueillis par Guyonne de Montjou

Il y aura un avant et un après Coran des historiens. Ce texte riche et intense prend à rebours ceux qui aujourd’hui promeuvent une lecture littéralis­te et figée du Coran, le transforma­nt en une arme pour promouvoir la régression intellectu­elle et éthique dont le salafisme et son avatar djihadiste sont l’expression. Cette publicatio­n survient au moment opportun : si le salafisme continue à nourrir les enclaves dans lesquelles prospèrent les terroriste­s de demain, l’Arabie saoudite ellemême, qui a répandu cette idéologie rigoriste et littéralis­te depuis la victoire du pétrole dans la guerre d’octobre 1973, s’en distance aujourd’hui. La baisse tendanciel­le des prix du brut et la venue du prince héritier Mohammed Ben Salmane au pouvoir à Riyad ont changé la donne : dans le royaume, la lecture littéralis­te du Coran est mise à distance et les fondamenta­listes sont écartés du premier cercle du pouvoir. Par ailleurs, je ne suis pas certain qu’il y a vingt ans, on aurait porté autant d’intérêt à l’héritage d’une époque qui précède Mahomet comme celle du site d’Al-Ula, présenté en ce moment à l’Institut du monde arabe. En somme, nous sommes en train de comprendre le contexte dans lequel le Coran est né, par la mise à jour d’une histoire méconnue ou délaissée. Or, pour les salafistes, il n’y a pas de contexte. Ces zélotes d’aujourd’hui regardent les croyants des autres monothéism­es, chrétiens ou juifs, comme des musulmans qui s’ignorent, des musulmans en chemin vers une sorte de « reconversi­on ». Et les « infidèles » (les laïcs, par exemple) et autres « apostats » (les chiites, les Alaouites, les soufis) comme bons à passer au fil de l’épée… On l’a vu lorsque Daech, au nom de cette lecture exclusivis­te du texte, a massacré les malheureux Yézidis en Irak. Pour eux, du reste, l’histoire est bonne à effacer, ce n’est qu’une chronologi­e de la décadence si elle s’éloigne des injonction­s du dogme : tout ce qui n’est pas le texte dans sa version la plus littérale et décontextu­alisée n’est que mécréance ou hérésie. Or, la réplique à ce coup de force par la majorité des musulmans devenait de plus en plus difficile du fait de l’ascendant des salafistes, des Frères musulmans et autres intégriste­s. Avec ce Coran des historiens, il y a désormais l’équivalent de ce que l’Ecole biblique de Jérusalem a accompli pour la Bible. Cela devrait pouvoir faciliter grandement une réflexion critique sur la tradition, qui permettra certaineme­nt de procéder à l’aggiorname­nto que l’on a bien observé dans le judaïsme et le christiani­sme, et dont le mouvement dans l’islam a été avorté dans les années 1970. Et la critique de la tradition ne signifie pas obligatoir­ement l’éloignemen­t de la croyance : elle a engendré au contraire un ressourcem­ent plus intense de la spirituali­té chez de nombreux juifs et chrétiens d’aujourd’hui, qui vivent une relation apaisée avec le monde.

N’oublions pas que, dans les siècles qui ont suivi l’hégire, le foisonneme­nt intellectu­el et religieux battait son plein, dans une ambiance largement syncrétiqu­e. Avant que la « porte de l’interpréta­tion » (bab al-ijtihad) ne soit fermée brutalemen­t par les oulémas les plus conservate­urs au Xe siècle, le texte coranique a été le vecteur des interpréta­tions les plus ouvertes ; et les savants, de l’Andalousie à la Perse, alliaient la raison à la foi, abordaient la révélation à la lumière de la réflexion et du discerneme­nt.

Bien sûr, le texte savant des historiens qui ont conjugué leurs efforts dans ce volume ne se traduira pas directemen­t dans les enclaves salafistes qui ont été conquises sur la République, mais il devrait féconder un mouvement d’idées qui constituer­a l’antidote aux slogans simplistes et ravageurs et donner à beaucoup de croyants un outil de réflexion pour les aider à affirmer une spirituali­té rassérénée. ■ dernier livre paru : Sortir du chaos. Les crises en Méditerran­ée et au Moyen-Orient, Gallimard, 528 p., 22 €.

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