BANGLADESH, LES “EXÉCUTEURS” DE LA POLICE
Au Bangladesh, les forces de l’ordre ont le permis de tuer. En ligne de mire : les dealers de yaba. Le premier ministre Sheikh Hasina a déclaré la guerre contre cette drogue de synthèse et ses trafiquants. Dans la région touristique de Cox’s Bazar, tout près de la Birmanie, la chasse tourne au carnage.
Guerre contre la drogue et terreur au quotidien. À Teknaf, chaque semaine, la police tue des suspects
Aquoi pense Noor Hafez avec un sac sur la tête ? Quand les policiers de Teknaf le placent à l’arrière de leur voiture, songe-t-il à sa fille, âgée de 3 semaines ? À son épouse ? Se souvient-il de la façon dont elle a tenu tête aux forces de l’ordre : « Tuez-moi d’abord, tuez toute la famille, plutôt que de prendre mon mari ! »
Et Mohammed Sohel, 27 ans ? Lui aussi dans cette voiture. Lui aussi amoureux de sa femme. Lui aussi père d’un tout jeune bébé. Lui aussi menotté. Entend-il son souffle s’accélérer sur la paroi du sac ?
2 h 30 du matin, le cortège s’ébranle. La route est longue et déserte, entre le commissariat de Teknaf et Rongikali. Elle remonte l’estuaire de la rivière Naf. De l’autre côté, c’est la Birmanie. Noor Hafez y a grandi. Il est arrivé ici, au sud du Bangladesh, il y a huit ans, avant la grande vague de réfugiés rohingyas. Est-ce un pêcheur comme le dit sa femme ? Un dealer de yaba comme le prétend la police ? En 2018, les autorités ont saisi au Bangladesh pas moins de 53 millions de pilules de cette drogue de synthèse.
UNE EXÉCUTION EN RÈGLE
Quand les voitures de police arrivent à Rongikali, les habitants se réveillent. Une cinquantaine de familles vivent dans ce hameau reculé, encadré de rizières et cerné d’une mosquée turquoise que Noor Hafez avait contribué à construire. Leila réside en face du champ où les voitures viennent de se garer. Elle entend tout. « Où est la drogue ? » vocifèrent les agents. « Je ne sais pas ! » répond Mohammed Sohel. Noor Hafez dit la même chose. Leila a reconnu sa voix.
Elle l’entend désormais supplier tandis que les policiers le poussent, avec Mohammed, vers le centre du champ. Éclairés par des lampes torches braquées sur eux, les deux condamnés ne peuvent pas voir le visage grêlé de l’officier Sajahan. « Notre travail, c’est ça. On n’a pas peur des batailles rangées », confie le policier à qui veut l’entendre. « Ils nous tirent dessus, on réplique », ajoute son collègue, l’officier Ramgo, 22 ans. Un peu en retrait, l’officier supérieur Mansiur Rahaman s’impatiente. Mohammed et Noor sont séparés de quelques mètres. Deux pelotons d’hommes en armes se forment. Noor Hafez implore ses bourreaux une dernière fois : « Ne me tuez pas. Pitié, ne me tuez pas. » Mohammed Sohel n’a pas le temps de finir la sourate tout juste entamée. Noor reçoit une première balle dans la poitrine qui fracture ses côtes et lacère son poumon gauche. Puis une seconde dans l’abdomen. De son côté, Sohel s’écroule avec une balle dans la poitrine et l’autre dans la cuisse. Face au sol, les policiers l’achèvent de deux décharges dans le dos. Ils s’acharnent également sur Noor qui reçoit trois balles dans le haut du dos. « C’était un massacre, ils ont tiré entre dix et quinze fois ! » insiste Norul, un voisin. « Ils n’ont même pas laissé à leurs âmes le temps de s’envoler », regrette Abul, un autre villageois. Le « combat » est fini. Déjà les policiers s’activent à découper le pantalon de Mohammed Sohel. Une technique bien connue des sicaires, qui évitent ainsi de laisser des traces de poudre.
RAMASSER LES DOUILLES
Les douilles sont soigneusement ramassées, seule la terre rougie témoigne de la mise à mort. La presse bangladaise, informée le lendemain, racontera l’histoire de la bataille de
Rongikali où de braves policiers ont héroïquement échappé aux balles des dealers de yaba et « neutralisé » les deux suspects qui tentaient de s’échapper… Noor Hafez et Mohammed Sohel sont les 116e et 117e victimes de la police de Teknaf depuis le début de l’année. Emballés dans des sacs mortuaires, les corps repartent dans les voitures de leurs assassins. Il est aux alentours de 3 h 30 à Rongikali.
Le véhicule chargé des dépouilles s’éloigne ; 125 kilomètres de ligne droite le séparent de la morgue de l’hôpital Sadar à Cox’s Bazar, la capitale régionale. C’est ici que le Dr Abdul Rahman et son équipe reçoivent les corps des victimes. Le visage tiré de ce chef de service témoigne de sa cohabitation quotidienne avec la mort. « On en a tous les jours des comme ça. Notre région, toute proche de la Birmanie, est un carrefour de la drogue. » « Cause du décès ? » demande-t-on. Réponse : « Blessures à la poitrine et l’abdomen, impacts de balles. Un homicide. » « Un meurtre ? » réplique-t-on. « Oui, homicide est un synonyme de meurtre », théorise le docteur.
Seule la terre rougie témoigne du double meurtre. La police a effacé toutes les autres preuves
Devant notre insistance à constater l’exécution par les forces de police, le docteur utilise l’expression consacrée de « crossfire ». La langue française s’accommode mal de cette ambiguïté sémantique qu’on pourrait traduire par « fusillade » ou « tirs croisés ». C’est, depuis plus de quinze ans, le terme utilisé par les autorités pour travestir les exécutions extrajudiciaires en un usage défensif de la force létale. Les policiers n’exécutent pas, ils répliquent… Du moins, selon la légende du « crossfire ». L’expression est devenue si courante qu’elle trouve sa place dans les chansons les plus populaires, où elle est synonyme d’une violence d’État et d’une impunité institutionnalisée.
En attendant, le rapport d’autopsie signé d’Abdul Rahman ira encombrer les étagères de la cour de justice de Cox’s Bazar. Une cité qui symbolise, comme nulle autre, les révolutions bangladaises. Son appellation de « bazar » n’est pas usurpée. Elle semble toujours en chantier et en désordre. Obsédés par leur klaxon, les mille et un chauffeurs de tuk-tuk s’agitent à faire de cette station balnéaire un perpétuel hommage au vacarme. Depuis le boom de l’industrie du textile à la fin des années 1990, une classe moyenne a émergé et Cox’s Bazar est devenu le déversoir touristique de cette nouvelle bourgeoisie.
LA PLUS LONGUE PLAGE DU MONDE
On y croise même quelques Français venus chercher « des femmes à marier et des plages pas chères », comme nous le confie l’un d’entre eux, riant dans sa barbe fournie. « Cox’s Bazar possède la plus longue plage du monde », vantent aussi les prospectus qui encombrent les hôtels du bord de mer. Le littoral s’étire en effet à perte de vue sur un isthme de 125 kilomètres qui va jusqu’à Teknaf.
Cette langue de terre fut le théâtre de l’arrivée d’un million de réfugiés rohingyas en 2017. Le territoire est aussi connu comme le couloir de la drogue par où transitent des millions de pilules de yaba produites en Birmanie. Popularisée pendant la Seconde Guerre mondiale par les soldats nazis, cette méthamphétamine arrive en Asie dans les années 1980. Depuis le début des années 2000, elle inonde le Bangladesh. Comme aux Philippines, le premier ministre bangladais Sheikh Hasina a décrété une « guerre contre la drogue ». La région de Cox’s Bazar est en plein sur la ligne de front. « Le gouvernement met la pression sur les populations de Cox et de Teknaf, notamment sur les réfugiés rohingyas, pour mieux les contrôler. Tous les indésirables, tous ceux qui ne se conforment pas à l’ordre sont éliminés », analyse Adilur Rahman, dirigeant de l’ONG Odhikar qui recense les exécutions extrajudiciaires. Comme un écho, Drill, un toxicomane, nous fait part de sa terreur : « J’ai trop peur de me faire buter, les flics font des “crossfires” à tout le monde, faut
Le territoire est connu comme le couloir de la drogue par où transitent des millions de pilules de yaba
vraiment se planquer. Ils ont déjà tué un de mes potes. » C’est le commissariat de Teknaf qui remporte de loin la palme du plus grand nombre de « crossfires ». Plus de deux par semaine en moyenne.
Deux jours après l’exécution de Noor Hafez et Mohammed Sohel, nous sommes retournés voir la police de Teknaf. « Nous avons fait usage de la force contre ces terroristes », affirme le commissaire en chef, Pradip Kumar Das. « Y a-t-il eu des blessés, côté police ? » lui demande-t-on. Pradip regarde son subalterne qui grimace de nervosité : « Oui, un blessé de notre côté, les terroristes lui ont tiré dessus. » « Pouvons-nous le voir ? » « Non. Merci, au revoir. »
Dans cette version officielle, il n’y a jamais d’exécution, mais une bataille entre policiers et hors-la-loi. Les policiers blessés en seraient la preuve vivante. Cette légende est sans cesse reproduite dans les journaux bangladais, dont la seule audace est d’entourer de guillemets l’expression « crossfire ». Comme pour dire que eux non plus n’y croient pas. Au Bangladesh, la ponctuation a son importance.
LES MENSONGES
DE LA POLICE
Pour comprendre un peu mieux la fabrique de ce mensonge d’État, nous avons confronté la version du commissaire à celle des officiers présents le soir du massacre. Ils n’hésitent pas à gonfler le bilan. Ce n’est pas un, mais cette fois trois agents qui auraient été blessés par balles. Et, contrairement à leur chef, ils donnent le nom de leurs collègues touchés, parmi lesquels Kamrul Zaman. Absent ce jour-là, nous avons contacté ultérieurement le « blessé » désigné. Kamrul Zaman ne se souvient pas trop du « crossfire » et de ses « blessures ».
– Êtes-vous en forme ?
– Oui.
– Avez-vous été blessé lors de l’opération de Rongikali ?
– Euh… Oui, oui.
– Soigné par quel docteur ?
– Vous n’avez qu’à voir avec l’hôpital. Euh, le docteur s’appelle Roqiful Islam.
À l’hôpital Sadar de Cox’s Bazar, personne ne connaît ce docteur. Nulle trace non plus du passage du policier blessé. « Nous n’avons pas eu de policiers blessés depuis très longtemps », précise le médecin légiste Abdul Rahman. Et d’ajouter :
« Des policiers blessés par balles, c’est très rare. » Dans cette même morgue, Rakim est venu voir la dépouille de Noor Hafez. C’était son oncle. Il le découvre, percé de cinq balles sur une surface corporelle d’environ un mètre carré. « Comment voulez-vous appeler ça un “crossfire” ? Qui d’autre que la police aurait tiré sur mon oncle ? Ils l’ont exécuté, c’est tout »,
peste Rakim.
À l’autre bout du monde, un homme est du même avis. Basé au Texas, le Dr Nizam Peerwani est un médecin légiste, expert des blessures par balles. Passé par les terrains de conflit pour les Nations unies, il collabore au projet Physicians for Human Rights. Un réseau de médecins légistes qui enquêtent sur les violations des droits de l’homme. À l’analyse des clichés des corps de Noor Hafez et de Mohammed Sohel, le Dr Peerwani n’a pas de doute. Il ne peut s’agir d’un « crossfire ». Il n’y a pas eu de bataille, mais bien un meurtre. « La zone de tir, étroite sur le corps suppose une succession rapide de coups de feu qui implique que la victime et les tireurs n’ont pas bougé et que les armes étaient tenues dans une direction fixe. »
Et de conclure : « Le schéma n’est pas cohérent avec un “crossfire”. » Rakim, le neveu de Noor Hafez va nous faire une autre révélation. « Il y a une sixième balle. » Logée dans la jambe, invisible sur la photo. Noor Hafez ne l’a pas reçue le jour de son exécution, mais la veille, ici à Cox’s Bazar, où il a été arrêté par une autre force de police : le bataillon d’action rapide (RAB). Noor Hafez est alors traité à l’hôpital de Cox’s Bazar pour sa blessure.
PAS DE JUSTICE POUR LES VICTIMES
« J’ai pu le voir là-bas. Ils voulaient même le transférer vers un autre hôpital. Les papiers existent pour le prouver », précise Rakim. Mais en lieu et place de l’hôpital ou du tribunal, Noor Hafez et Mohammed Sohel ont été remis aux forces de police de Teknaf. Pour être interrogés, puis exécutés. « Tous les jours, la police tue sans autre forme de procès. La justice, les forces de l’ordre, les médecins légistes qui font les autopsies, ils travaillent tous ensemble et maintiennent ce système d’impunité totale », affirme Adilur Rahman, qui recense les violences policières. Depuis le début de la guerre contre la drogue, il y a moins de deux ans, près d’un millier de victimes ont été tuées sans procès au Bangladesh, selon les rapports publiés par Amnesty International. « Le pire, c’est que les familles n’obtiendront pas justice. Il n’y a pas de justice au Bangladesh », ajoute Adilur Rahman. « Justice », c’est pourtant ce que réclame en pleurant Rajo, la jeune veuve de Mohammed Sohel. Dans ses bras, leur fillette de 3 mois qui ne connaît toujours pas le sens de ce mot. ■
L’émission Reporter, sur France 24, diffusera ce reportage de Charles Emptaz le samedi 29 février.
Pour maquiller les exécutions, le scénario est toujours le même. La police invente des batailles, avec ses faux blessés et ses vrais morts