COUPABLE OU VICTIME?
Enquête sur le pangolin, l’animal le plus braconné du monde, au coeur de l’enquête sur le coronavirus.
Il serait, en Chine, l’un des hôtes amplificateurs du coronavirus : le pangolin est également l’espèce la plus braconnée au monde. Un trafic illégal qui, en plus de constituer un désastre écologique, participe à l’apparition de maladies infectieuses de plus en plus nombreuses.
Coronavirus : le pangolin serait l’animal coupable », pouvait-on lire récemment dans les grands titres de la presse française et internationale. Coupable. Une sentence bien rapide. Et qui, surtout, à ce jour, n’est étayée d’aucune preuve concluante de la part de la communauté scientifique. Elle aura eu cependant un mérite. Celui de mettre sous les projecteurs un animal jusque-là méconnu du grand public. Un mammifère qui, s’il est pourtant l’espèce la plus braconnée au monde, n’a jamais bénéficié de la même attention que les rhinocéros, les éléphants, les tigres, les lions ou les girafes. Sur sa fameuse liste rouge des espèces menacées, l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) place tous les types de pangolins au niveau « danger critique » ou « vulnérable ». Le pholidote à écailles, dont on recense huit sous-espèces différentes dans le monde réparties entre le sud de l’Asie et l’Afrique, est de surcroît parfaitement inoffensif. Convoité pour sa chair comme pour ses écailles réduites en poudre, le pangolin ressemble à « un artichaut à l’envers avec des pattes, prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet, le ridicule ne tue plus », comme s’amusait à le décrire Pierre Desproges en 1985 dans son Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis. Mais tous ceux qui ont déjà pu rencontrer un pangolin savent à quel point l’animal est attachant, discret et affectueux. « Il y a quelque chose de quasi spirituel dans la relation que l’on peut établir avec cet animal, explique Lisa Hywood, fondatrice de l’ONG Tikki Hywood spécialisée dans la sauvegarde du pangolin et qui s’occupe de soigner des spécimens arrachés aux mains des braconniers. Au Zimbabwe, par exemple, cet animal est vénéré et réservé comme présent aux chefs de certaines tribus. Et si l’on considère que l’éléphant est l’architecte de son environnement, le pangolin en est le jardinier. Il creuse des trous dans le sol, et mange les fourmis et les termites. »
Plusieurs organisations de lutte contre le braconnage et des associations de défense de l’environnement estiment à plus d’un million le nombre de
pangolins victimes du braconnage lors des dix dernières années
LE PANGOLIN À L’ORIGINE DU CORONAVIRUS ?
Le 7 février dernier, l’éminente revue Nature, faisant autorité dans le domaine scientifique, publie un article titré : « Le pangolin aurait-il propagé le coronavirus aux humains ? » Pour David Quammen, un journaliste habitué des pages du New York Times, du National Geographic et auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur la conservation animale et les épidémies, la question n’a
pas lieu d’être : « Ce que l’on sait pour l’instant, c’est que 27 à 40 personnes auraient été infectées dans un premier temps, explique le récipiendaire d’une douzaine de prix pour ses travaux. Il était donc peu probable qu’un animal aussi petit que la chauve-souris ait pu contaminer autant de gens sans ce que l’on appelle un hôte amplificateur. Et c’est là que la piste du pangolin, que l’on trouve à foison dans le fameux marché de Wuhan, est arrivée. » Et de poursuivre : « Mais coupable ? Coupable de quoi ? Est-ce que ce sont les pangolins qui ont transmis le virus aux humains en se faisant eux-mêmes captifs ? En s’empilant eux-mêmes dans des cages au milieu des cochons, des chauves-souris ou des civettes ? Vouloir faire porter la responsabilité aux pangolins est une ânerie qui pourrait avoir des conséquences dramatiques. En 2003, lors de l’épidémie de sras, le gouvernement chinois avait accusé les civettes d’être l’espèce réservoir du virus. S’était ensuivie la mort de milliers de civettes élevées en captivité : noyées, étouffées, abattues… »
CONSOMMER LA VIANDE D’UNE ESPÈCE PROTÉGÉE
Si jamais il est avéré que le virus rebaptisé par l’OMS Covid-2019 est bel et bien passé de l’animal à l’homme via le pangolin, ce n’est que parce que sa viande a été consommée… alors que l’espèce est protégée depuis 2016 sous l’appendice 1 de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites), qui proscrit totalement son commerce international, sauf à des fins scientifiques. Et si le pangolin est réellement le transmetteur originel, alors il ouvre un tout autre débat : celui de l’effet du trafic illégal de la faune sur la santé publique. Dans son livre Spillover. Infections animales et la prochaine pandémie humaine publié en 2012, Quammen établit un constat effrayant sur les zoonoses, les maladies et les infections transmissibles naturellement des animaux aux êtres humains. « Après le sras en 2003, j’avais déjà prédit l’équivalent du coronavirus, poursuit l’écrivain. Et par prédire, je veux dire que j’avais simplement écouté les experts qui m’assuraient que ce n’était que le premier virus à ARN, ou ribovirus, qui allait frapper. Et l’une des principales raisons, c’est la soif de protéines grandissante de la population mondiale. »
En 2012, ce même Quammen déclarait : « Zoonose est un mot peu familier, un peu technique. Mais le grand public va l’entendre de plus en plus tout au long du XXIe siècle ; 60 % des maladies infectieuses qui affectent les humains sont zoonotiques. Cela inclut le VIH, Ebola, le sras, le virus du Nil occidental, la maladie de Lyme et tant d’autres. Ces virus vivent cachés chez les animaux, sans déclencher de symptômes. Mais lorsqu’ils débordent chez les humains, ils provoquent des épidémies. On entend parler de fièvre du Nil au Texas, d’Ebola en Ouganda, et on a tendance à considérer ces événements comme indépendants des uns et des autres. Nous devons comprendre que
Acheminées en Asie par des réseaux criminels transnationaux,
les écailles de pangolins se mélangent aux défenses d’ivoire et
aux cornes de rhinocéros
cela reflète les conséquences de nos actions. Nous sommes plus de sept milliards, et nous exploitons de plus en plus les ressources de notre planète dans des endroits tropicaux comme l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. » Et, de facto, notre population avide de protéines surexploite et surconsomme des espèces sauvages.
Le trafic de pangolins n’est pas un phénomène nouveau. Dès les années 1920, des recherches ont établi que jusqu’à 10 000 spécimens étaient transportés annuellement depuis l’Indonésie jusqu’à la Chine. Des enquêtes ont démontré qu’entre 1958 et 1964, plus de 60 millions de tonnes d’écailles de pangolins ont été acheminées de Bornéo jusqu’à Hongkong. La raison ? Les vertus curatives qu’attribue la médecine traditionnelle chinoise (MTC) à ces écailles – des vertus qui, comme celles prêtées à la poudre de corne de rhinocéros ou aux os de tigres, n’ont pas plus de base scientifique que celle de l’homéopathie. Et pourtant. Dans un article publié dans une revue britannique par un collège de chercheurs et de scientifiques, on estime à 895 000 le nombre de pangolins échangés illégalement depuis dix ans dans le monde. « Mais le chiffre réel de pangolins victimes du braconnage est probablement beaucoup plus élevé », notent les auteurs, ce chiffre étant établi sur la base des arrestations et des saisies par les autorités qui ne peuvent pas rendre compte de l’intégralité du commerce illégal. Des rues de Yaoundé, au Cameroun, jusqu’au marché de Wuhan, les dépouilles de pangolins sont légion sur les étals de ceux qui revendent leurs écailles.
UNE POPULATION COMPLIQUÉE À RECENSER
Victime oubliée de la lutte contre le braconnage des espèces, pourquoi a-t-il fallu attendre le déclenchement de l’épidémie de Covid-2019 pour voir apparaître le pangolin dans les colonnes de la presse internationale ? « Les petites espèces ont toujours été moins considérées par la population, analyse Chris Hamley, responsable du programme pangolin de l’Environmental Investigative Agency (EIA). Mais il est toujours difficile d’expliquer pourquoi certains animaux captent plus l’attention du public que d’autres. L’une des raisons, sans doute, c’est que, dans le cas du pangolin, les populations sont beaucoup plus compliquées à surveiller – par rapport à des plus gros mammifères comme les éléphants ou les rhinocéros. En conséquence, la communauté scientifique a plus de mal à obtenir des données et à suivre l’évolution de la situation. » Pour Hamley, qui a pu travailler sur le terrain au Soudan, au Cambodge et au Nigeria avant de rejoindre l’EIA, cette mise en lumière du pangolin via l’épidémie de coronavirus pourrait créer une opportunité. « Avant toute chose,
La culture gastronomique et les croyances en la médecine traditionnelle
alimentent une demande renforcée par l’évolution démographique et la croissance des classes moyennes des pays asiatiques
il faut attendre une publication scientifique établissant le lien avec le pangolin, poursuit-il. Mais si c’est avéré, ce sera l’occasion de souligner le coût terrifiant du trafic des espèces. Le coût environnemental, bien sûr, mais le coût humain, aussi. » Et derrière la défense d’une espèce protégée, comme le pangolin ou l’éléphant, se dessine de surcroît la lutte acharnée contre des réseaux criminels tentaculaires qui orchestrent un trafic illégal depuis l’Afrique jusqu’aux pays asiatiques. « On voit depuis quelques années une convergence du trafic des espèces, poursuit Hamley. Les écailles de pangolins sont par exemple souvent acheminées dans les mêmes containers et par les mêmes canaux que l’ivoire ou la corne de rhinocéros. »
UNE PRIORITÉ : FAIRE BAISSER LA DEMANDE
Alors qu’il enquêtait pour le National Geographic, le photojournaliste Brent Stirton (contributeur régulier du Figaro Magazine, dont les photos illustrent cet article) a participé à une intervention aux côtés de la police ivoirienne. Ce jour d’août 2018, les hommes de la fraîchement formée Unité de lutte contre la criminalité transnationale organisée (UCT) saisissaient 3 600 kilos d’écailles des mains d’un trafiquant ivoirien. Quelques jours plus tôt, c’était un ressortissant vietnamien qui était arrêté en possession de 23 défenses d’éléphants et de 600 kilos d’écailles. Sur son téléphone portable, une multitude de documents relatifs à d’autres objets illégaux provenant de la faune africaine ont été retrouvés. L’enquête a par la suite prouvé qu’il était également impliqué dans un réseau de traite d’êtres humains – notamment de femmes ivoiriennes à destination de la Chine. « Pour endiguer ce fléau, le travail de terrain consistant à créer et à protéger des réserves naturelles est primordial, poursuit Hamley. Mais il doit impérativement s’accompagner d’un renforcement des législations et d’une collaboration entre les différents pays pour les mettre en oeuvre de manière efficace. » Et enfin, de l’éducation des populations asiatiques pour réduire la demande, unique carburant de ces réseaux criminels.
Mi-février, le bilan du Covid-2019 s’élevait à plus de 70 000 personnes infectées et près de 2 000 morts. « Pour l’instant, le taux de mortalité du virus oscille entre 2 et 3 %, reprend David Quammen. Pour le sras, nous étions plus proches de 10 %. Mais l’Afrique n’a pas encore été affectée, ce qui n’est qu’une question de temps. » Et de conclure : « Ce qui est primordial, c’est de comprendre pourquoi ce genre d’événements arrivent. Il ne s’agit pas d’effrayer les gens : il s’agit de leur faire réaliser que si rien ne change vis-à-vis de la faune sauvage, nous ferons face à une prolifération de ce genre de maladies. » ■
Derrière le Covid-2019, Ebola et le Sras, le spectre de la future multiplication des maladies infectieuses zoonotiques facilitée par le trafic
d’espèces menacées provenant des zones tropicales