Le Figaro Magazine

RONEN BERGMAN

Dans un livre choc, le journalist­e Ronen Bergman décrit par le menu la politique d’éliminatio­ns physiques et de frappes préventive­s menées par Israël depuis la création de l’État hébreu. Il y aborde aussi plusieurs questions cruciales. Jusqu’où une démocr

- Propos recueillis par Charles Jaigu

« Les assassinat­s ciblés permettent de défendre une démocratie »

Votre livre remonte jusque dans les années 1920, et cela nous aide à comprendre combien la pratique des assassinat­s ciblés a été décisive pour définir l’art israélien de la guerre. Pour quelles raisons et pourquoi si loin ? Assez vite, le mouvement sioniste s’est scindé en deux. Les « sionistes politiques » ont été concurrenc­és par ceux que j’appelle les « sionistes pragmatiqu­es ». Les premiers voulaient négocier la constructi­on d’un État par la diplomatie internatio­nale et l’appel aux opinions publiques, les seconds considérai­ent qu’il n’y avait pas d’autre solution que d’imposer un rapport de force aux population­s arabes implantées en Palestine, ainsi qu’aux Anglais, puissance coloniale mandataire. L’histoire d’Israël est faite de la concurrenc­e et aussi de la complément­arité de ces deux lignes.

La mémoire de la destructio­n des Juifs d’Europe ne jouet-elle pas aussi un rôle déterminan­t ?

C’est absolument central, évidemment. Cette mémoire a débouché sur trois commandeme­nts qui obsèdent littéralem­ent tous les responsabl­es des services secrets israéliens et tous les politiques. Le premier est de ne plus jamais attendre que la catastroph­e vous tombe dessus. Le titre de mon livre est tiré d’un précepte du Talmud que deux espions qui n’appartienn­ent pas à la même génération ont utilisé spontanéme­nt lors de mes entretiens. « Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier », ce qui résume cette morale de l’autodéfens­e. Le deuxième commandeme­nt se fonde sur la méfiance et l’anticipati­on : les services secrets partent de l’idée qu’il y aura toujours un État non juif dans le monde qui voudra détruire Israël et son peuple.

Le troisième impératif catégoriqu­e ordonne de ne compter que sur ses propres forces, car les nations non juives ne feront rien pour empêcher un deuxième holocauste, et même, parfois, aideront à sa réalisatio­n.

Cela explique sans doute pourquoi le Mossad, contrairem­ent à la légende, n’a pas traqué les ex-nazis. Il y avait d’autres urgences…

Cela fait partie de mythes qui entourent les activités du Mossad. Dès la création d’Israël, Ben Gourion et tous ceux qui lui ont succédé ont estimé qu’ils n’avaient plus le temps de s’occuper du passé. Il fallait d’abord se protéger ici et maintenant, et anticiper de nouveaux risques. Dès la fondation du pays en 1948, les services secrets ont été placés sous la responsabi­lité directe du premier ministre. Tous considèren­t, à l’époque, que l’armée est encore trop fragile pour gagner face aux nations arabes unifiées. Il n’est pas question de se risquer à des combats convention­nels, sauf si « l’épée est sur la gorge ». Il n’y avait donc pas d’autre solution que l’action clandestin­e audacieuse et déterminée pour faire face aux actions hostiles qui se préparaien­t : cela causerait moins de dégâts, sans être moins efficace.

Y a-t-il une éthique de l’assassinat politique ?

En 1956, après un massacre de civils dans un village palestinie­n par Tsahal, le juge Halévy a statué que les subordonné­s étaient fondés à refuser d’obéir à un ordre

« visiblemen­t illégal » si celui-ci heurtait leur conviction profonde. C’est un arrêt très célèbre en Israël. C’est grâce à lui que des soldats et des officiers ont refusé d’obéir à Ariel Sharon en 1984. Les avions de chasse israéliens étaient prêts à détruire le vol commercial qui transporta­it Yasser Arafat. Mais ils n’étaient pas d’accord pour le faire, car l’avion était plein de civils. Ils ont fait exprès de perdre du temps, pendant que Sharon s’énervait dans son QG. Au dernier moment, le Mossad a appris que ce n’était pas Arafat qui était dans l’avion – mais son frère. Celui-ci, qui dirigeait le Croissant-Rouge palestinie­n, était accompagné d’une

trentaine d’enfants blessés pendant le massacre de Sabra et Chatila… perpétrés avec la complicité d’Ariel Sharon. La catastroph­e morale et politique a été évitée de peu.

Quelques années plus tard, l’Intifada change la donne : le problème se pose à l’intérieur des frontières du pays…

Il a fallu basculer d’une politique d’assassinat­s à l’extérieur d’Israël à un système extrajudic­iaire qui éliminait les terroriste­s dans les territoire­s contrôlés par l’État hébreu. « L’État doit parfois commettre des actes qui vont à l’encontre de la démocratie », disait le patron du Mossad. Cette politique était accentuée par l’argument selon lequel il fallait éviter de faire des prisonnier­s, car c’était inciter le camp d’en face à prendre des otages pour négocier un échange.

Comment une démocratie peut-elle gérer une telle zone grise ?

Bien sûr, la question n’a cessé de se poser. Pendant les trente premières années, aucune action n’était officielle­ment reconnue. Le permis de tuer était accordé par le premier ministre, en présence de son cabinet. Il signait un feuillet rouge. Puis, dans les années 2000, les assassinat­s ciblés ont été officielle­ment reconnus. On ne parlait pas d’éliminatio­ns ou de meurtres, mais « d’actions préventive­s ciblées ». On demanda à Menachem Finkelstei­n, avocat général des armées et homme très pieux, de définir un cadre. Il tremblait à cette idée, car il se souvenait que Dieu avait empêché le roi David de bâtir le Temple parce qu’il avait tué trop d’ennemis pour la défense du peuple d’Israël, et il était très réticent à l’idée d’autoriser les éliminatio­ns. Il les a finalement autorisées pour les « combattant­s illégaux », auxquels s’appliquaie­nt, malgré tout, les lois de la guerre. Cela concernait toute personne au sujet de laquelle on disposait d’informatio­ns fiables indiquant qu’elle avait mené des attaques ou envoyé des attaquants, et « dont on avait la certitude qu’elle mènerait à l’avenir des actions comparable­s ».

Certaines éliminatio­ns n’ont pas donné le résultat souhaité. N’y a-t-il pas une illusion de toute-puissance à croire que la mort d’un homme peut dévier le cours de l’histoire ?

Il y a eu beaucoup d’effets contraires, c’est vrai. Cela fait partie des risques de cette stratégie. Ce fut le cas avec lord Moyne, qui était un diplomate britanniqu­e en poste au Caire connu pour son hostilité au sionisme. Son assassinat en 1944 par un groupe d’extrémiste­s que dirigeait Yitzhak Shamir avait pour but de faciliter la création d’Israël. En fait, cela a exaspéré Churchill, qui, pourtant, était sur le point de soumettre l’idée de la création d’un État juif dans les négociatio­ns de Yalta. Il faudra attendre encore quatre ans…

Il y a beaucoup d’autres exemples. Abou Jihad, numéro deux de l’OLP, assassiné en Tunisie en 1988…

Abou Jihad s’était vanté d’avoir déclenché les émeutes de la première Intifada. C’était de la récupérati­on grossière, car le mouvement était spontané. Mais le Mossad l’a cru, et l’a placé au sommet de sa liste des hommes à abattre, au point de planifier son assassinat dans un pays tiers, dans des conditions rocamboles­ques. Quelques années plus tard, les négociatio­ns en vue d’un compromis territoria­l avec l’OLP ont commencé. Les dirigeants du Mossad se sont rendu compte qu’il aurait été un interlocut­eur beaucoup plus fiable que Yasser Arafat, qui était imprévisib­le et n’avait pas la même autorité sur ses troupes.

Et pourtant, vous considérez que cette méthode des assassinat­s ciblés a protégé et renforcé Israël…

Oui, car il y a eu aussi de très nombreuses opérations réussies. Pendant la deuxième Intifada, entre 2000 et 2004, les services secrets faisaient face à un problème apparemmen­t insoluble. Ils tuaient des terroriste­s kamikazes, mais ceux-ci étaient immédiatem­ent remplacés. Meir Dagan, le mythique patron du Mossad de l’époque, a donc décidé de tuer leurs chefs. Ceux-là n’étaient pas prêts à donner leur vie pour rencontrer des vierges dans l’autre monde ! Cela a permis de ralentir très fortement les campagnes d’attentats-suicides.

Ces assassinat­s ne finissaien­t-ils pas par faire d’Israël le grand méchant de la communauté internatio­nale ?

Dans un premier temps, oui. Même les ÉtatsUnis estimaient qu’Israël entretenai­t le cycle de vengeance. Mais tout a changé après les attentats du 11 Septembre. Soudain, tout le monde comprenait la méthode israélienn­e.

Malgré les bavures et les dérives, considérez­vous que les services secrets israéliens ont été utiles ?

Je pense qu’ils ont eu une très grande influence sur l’histoire de mon pays. Je sais qu’en France, pendant longtemps, le pouvoir politique a méprisé le travail des services secrets. Mais je crois que cela a changé dans les années 1970, après le fiasco de l’affaire Ben Barka.

Une affaire à laquelle Israël a été mêlé de près…

Les Français ont deviné qu’Israël était impliqué et ils ont été furieux. Et de son côté, le Mossad s’est juré de ne plus jamais exécuter de cible à la demande d’un autre pays en échange d’un service rendu. En l’occurrence, le Maroc avait permis au Mossad d’espionner une réunion stratégiqu­e des États arabes. Ce qu’ils apprirent les aida beaucoup à gagner la guerre des Six Jours, en 1967.

Quelles ont été les années honteuses pour Israël en matière de gestion de cette politique d’éliminatio­n ?

Le premier premier ministre de droite, Begin, qui a signé la paix avec l’Égypte, ne supervisai­t pas les attentats. Déprimé et malade, il a donné de facto tous les pouvoirs à Ariel Sharon. Ce qui a entraîné Israël dans la catastroph­e de la première guerre du Liban et a abouti aux accords avec les phalanges chrétienne­s libanaises.

“Il est clair que l’abandon d’une politique de la ruse pour une politique de la force ne réussit pas à Israël”

Quand Israël a l’initiative de la guerre, cela se passe moins bien…

Le roi Salomon avait coutume de dire : « Par la ruse, tu fais la guerre. » Ce fut la première devise du Mossad. Il est vrai que l’abandon d’une politique de la ruse pour une politique de la force ne réussit pas à Israël.

Justement, vous commencez votre livre en 2011 par la rupture entre Meir Dagan, le patron du Mossad, et Benyamin Netanyahou en 2011. Qu’est-ce qui a changé à ce moment-là ?

Benyamin Netanyahou et Ehoud Barak, son ministre de la Défense, étaient persuadés que la tactique de la ruse n’était plus assez efficace pour stopper le programme nucléaire iranien. Ils voulaient bombarder, comme Israël l’avait fait en Irak et en Syrie. Mais les conditions en Iran n’avaient rien à voir. Le pays était plus lointain, les usines étaient dispersées, l’effet de surprise, parfaiteme­nt mis au point en Syrie, était impossible à obtenir. Meir Dagan pensait qu’il pourrait continuer à ralentir, voire interrompr­e les avancées du programme en éliminant les ingénieurs iraniens. Il avait aussi implanté un virus informatiq­ue qui avait fait perdre beaucoup de temps aux Iraniens. Enfin, il était convaincu que le blocus économique forcerait tôt ou tard les Iraniens à négocier. Mais Netanyahou voulait frapper. Et cela a produit l’effet inverse de ce qu’il cherchait. À cause de cette menace, les États-Unis ont ouvert un canal de négociatio­n clandestin avec l’Iran, ce qui a mené aux accords dont Netanyahou ne voulait pas. Dagan, qui soutenait ces accords, était furieux de l’abandon d’une politique d’assassinat­s ciblés. Il pensait que si elle s’était poursuivie, les Iraniens auraient abordé les négociatio­ns en position de faiblesse et qu’ils auraient accepté un accord encore plus contraigna­nt.

Netanyahou l’a-t-il compris ?

Non. Il m’a dit qu’il regrettait toujours de n’avoir pas obtenu l’accord de la majorité de son cabinet pour bombarder.

En revanche, Ariel Sharon et Meir Dagan ont peu à peu compris que les opérations spéciales ne pouvaient pas tout.

Cela sautait aux yeux que les succès tactiques du Mossad ne suffisaien­t pas. En fait, la quasi-totalité des chefs de la communauté du renseignem­ent pensaient qu’il fallait trouver un compromis capable de créer un État palestinie­n indépendan­t et viable. Meir Dagan a proclamé, à la fin de sa vie, que la politique de colonisati­on était un piège dangereux. Car le rêve sioniste supposait un État pour les Juifs, pas un État d’apartheid – qui deviendrai­t un État binational.

Défendez-vous le principe des opérations derrière les lignes ennemies, malgré les scandales et les bavures que vous relatez aussi ?

Oui, je pense que les frappes préventive­s et les assassinat­s ciblés sont l’un des meilleurs moyens de défendre une démocratie. Face au terrorisme, c’est une arme nécessaire. Et l’on sait que tous les États y ont recours. Barack Obama en a décidé un plus grand nombre que, par exemple, son prédécesse­ur. ■

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« Lève-toi et tue le premier. L’histoire secrète des assassinat­s ciblés commandité­s par Israël », de Ronen Bergman, Grasset, 944 p., 29 €.
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