Le Figaro Magazine

LE PASSÉ DEVANT SOI

Béatrice Kahn publie son premier roman. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup.

- LE LIVRE DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Lycée Montaigne, Paris 6e, en face du jardin du Luxembourg, 1978. À 14 ans, Béatrice Kahn est la star de ma classe de 4e. Elle obtient 20/20 à toutes ses rédactions. La prof de français lit ses textes à haute voix et tous ses camarades sont admiratifs. Je me souviens d’une prose poétique influencée par Rimbaud et Vian. Je crois que toute la classe était amoureuse de Béatrice Kahn, les filles comme les garçons. Béatrice Kahn sentait le parfum Cacharel ou le baume du tigre. C’était la première fille de 4e à avoir des seins. Dans mon souvenir, elle ressemble à Betty Boop. Dans les boums, elle était toujours dans la lune, parlait très peu. Son talent de plume augmentait son mystère. Nous étions tous convaincus que plus tard Béatrice serait un grand écrivain. Je l’ai complèteme­nt perdue de vue quand j’ai quitté Montaigne pour le lycée Louis-le-Grand. Beaucoup d’années ont passé, notre jeunesse est désor- mais loin derrière nous.

Ce matin j’ai reçu une petite enveloppe blanche contenant un premier roman, Les Dessous, publié par un éditeur belge au joli nom : Esperluète, comme ce sigle « & » qui rapproche deux personnes. Quand j’ai lu le nom de l’auteur sur la couverture, j’ai crié « Ça alors ! cela ne peut pas… est-ce que cela se pourrait… ? » Mais oui c’était elle, c’était bien Béatrice Kahn, j’ai reconnu son visage espiègle sur la photo. Sa bio indique que Béatrice Kahn « s’exile le plus souvent possible dans un coin perdu du désert andalou. » Toujours aussi éthérée, mystérieus­e, inaccessib­le : elle n’a pas changé. Sa dédicace est discrète, de la même calligraph­ie ronde que sur ses copies de 1978 : « Pour Frédéric, en souvenir de nos jeunes années en face du Luco ».

Sa narratrice, Élisabeth, a 14 ans, l’âge qu’elle avait la dernière fois que je l’ai vue. Mais l’histoire ne se déroule pas au lycée Montaigne. Nous sommes en août 1963, dans un café de province, Le Central. Je lis le monologue intérieur d’une enfant délicate dont la copine a été retrouvée morte, puis le journal intime d’une femme disparue, une histoire de collabos et de juifs qui ne sont pas revenus des camps. Il y a une photo en noir et blanc page 86. Imaginez une réécriture d’Uranus de Marcel Aymé par JD Salinger et vous comprendre­z le double sens du titre, Les Dessous. Voici comment l’héroïne décrit sa mère : « Personne d’autre qu’elle n’avait des ongles aussi gais. » Le style de Béatrice Kahn a toujours été à la fois impression­niste et hyperréali­ste. Pour vous, ce livre sera sûrement la divine surprise de ce début 2020, mais pour moi ce n’est pas une découverte : cela fait quarante ans que je l’attends. Les Dessous, de Béatrice Kahn, Esperluète éditions, 122 p., 15,50 €.

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