JOSEPH KESSEL
Lignes de vie Une quinzaine de grands textes de l’auteur des « Cavaliers » sont réunis dans La Pléiade. Une mini-anthologie aux allures, flamboyantes, d’autobiographie.
Ses romans ressemblaient à des reportages et ses reportages relevaient parfois du romanesque. Et pour cause : la vie même de Joseph Kessel fut un roman et il mettait beaucoup d’elle dans ses textes. Au point que les relire dans la prestigieuse collection de La Pléiade * procure le sentiment de se plonger dans une immense, labyrinthique et arborescente autobiographie. On y trouve l’aventurier, le vagabond, le résistant, le noceur, l’ami fidèle, le désespéré. Généreux dans ses descriptions, il l’était aussi dans la vie. Pierre Schoendoerffer, pour qui il avait écrit son film afghan La Passe du diable (1956), racontait, un demi-siècle plus tard, avec une sidération intacte, la soirée où « Jef » l’avait invité à une dérive dionysiaque dans Paris, après sa réception à l’Académie française – il se souvenait avoir vu l’auteur des Nuits de princes dévorer les lunettes d’un quidam dans un cabaret russe. L’oeuvre de ce géant à la crinière et au coeur d’or est profuse et précoce. Elle débute, en 1916, alors qu’il n’a pas 18 ans : un reportage sur le front polonais (où il ne se trouve pas !), publié dans le vénérable Journal des débats. Après une évocation approximative de la Russie bolchevique (La Steppe rouge), il publie dès 1923 son premier grand livre. L’Équipage a pour sujet la guerre et l’amour en escadrille – à terre et dans les airs. Du vécu, coco ! Puis paraissent des nouvelles comme Mary de Cork, fruit d’un séjour dans l’Irlande révoltée. Il est alors accompagné d’Henri Béraud, autre grande plume journalistique de l’entre-deux-guerres dont il s’éloignera quand l’antisémitisme de celui-ci se révélera insupportable. Car Kessel est d’origine juive. Mais aussi russe. Raisons pour lesquelles il écrira volontiers sur la Palestine, puis Israël, comme sur la guerre civile entre les Rouges et les Blancs et l’URSS. Sa nouvelle sidérante Makhno et sa juive est à ce titre révélatrice de ses attachements, à la fois sentimentaux et douloureux, à ses racines croisées.
Mais Kessel, c’est aussi le cinéma. Son audacieuse comédie de moeurs Belle de jour (1929) est adaptée par Buñuel près de quarante ans plus tard, avec Catherine Deneuve en Séverine – c’est lui-même qui l’a imposée après l’avoir vue dans Répulsion de Roman Polanski. Ses deux films ayant pour décor l’horreur nazie se révéleront des classiques du grand écran : La Passante du Sans-Souci et L’Armée des ombres. Sans oublier ses scénarios, parmi lesquels deux Mayerling et La Nuit des généraux, avec un Peter O’Toole halluciné.
Mais Kessel, c’est encore et toujours le goût du grand large : sur mer, avec Fortune carrée, inspiré d’un quasi-chavirage de son bateau en mer Rouge tandis que lui-même, selon Henry de Monfreid, « souriait, empoigné par le grandiose spectacle de la tempête » ; dans les airs, avec Vent de sable et Le Bataillon du ciel (livre culte de tout parachutiste) ; sur terre, avec le très conradien Marchés d’esclaves et bientôt ces textes africains et asiatiques qui sont des concentrés d’aventures et des machines à rêver inoubliables : La Piste fauve, Le Lion, La Vallée des rubis, Les Cavaliers…
En rééditant sur papier bible ces morceaux de littérature qui disent un homme mais aussi un siècle, les éditions Gallimard donnent à comprendre pourquoi tant de journalistes ont voulu devenir Kessel. En effaçant la frontière entre reporter et écrivain. En se forgeant un style à l’école de la vie. En vivant celle-ci comme un reportage. En la mettant parfois en jeu. En la réécrivant pour en faire une oeuvre littéraire. « Je désire mourir vite, n’importe comment, mais vite, dit-il un jour à L’Express, rappelle Gilles Heuré dans le merveilleux album Kessel publié à l’occasion. M’asseoir dans un fauteuil, allumer une cigarette, ce serait bien. » Le croyez-vous ? C’est ce qui arriva. La fortune, fût-elle carrée, sourit toujours aux audacieux.
* « Romans et récits », de Joseph Kessel, La Pléiade/Gallimard, 2 volumes sous coffret illustré, 1 968 p., et 1 808 p., 68 € et 67 €. Lire aussi : « Un amour de Kessel », de Dominique Missika, Seuil, 202 p., 18 €. Une passionnante enquête historique sur la liaison du romancier (marié) avec Germaine Sablon (mariée), rencontrée dans un cabaret parisien. Partageant ses premiers pas dans la Résistance et à Londres avec le neveu de Kessel, Maurice Druon, elle fut la première interprète du « Chant des partisans », écrit par les deux hommes.