LE STRATÈGE DES CINQ EMPEREURS
Ce général de nationalité suisse a commencé par servir Napoléon. Leur compréhension commune dans le domaine de la tactique militaire était telle qu’il fut surnommé « le devin de l’Empereur ». Il rallia ensuite les tsars russes, avant de conseiller à la fin de sa vie Napoléon III.
Mayence, le 28 septembre 1806. Ce jour-là, Napoléon convoque au palais archiépiscopal, où il réside en attendant d’attaquer les Prussiens dans le cadre des guerres contre la quatrième coalition, un certain Jomini, auteur d’un Traité de grande tactique très remarqué lors de sa parution, dans lequel cet officier d’origine suisse étudiait la façon dont Frédéric le Grand manoeuvrait ses troupes. L’Empereur lui annonce qu’il va l’intégrer le jourmême dans son état-major car il souhaite profiter de sa science concernant l’armée bâtie par Frédéric II. Jomini lui répond : « Si Votre Majesté le permet, je la rejoindrai dans quatre jours à Bamberg. » La suite du dialogue est surréaliste : « Qui vous a dit que je vais à Bamberg ? – La carte de l’Allemagne, Sire. – La carte ? Il y a cent autres routes que celle de Bamberg sur cette carte. – La carte de l’Allemagne, Sire, et vos opérations d’Ulm et de Marengo. Pour faire au duc de Brunswick ce que vous avez fait à Mack et Melas, il faut aller sur Gera, et pour aller sur Gera, il faut passer par Bamberg. – C’est juste, répond Napoléon qui ne cache pas sa surprise, soyez dans quatre jours à Bamberg, mais n’en dites rien à qui que ce soit, pas même à Berthier : personne ne doit savoir que je veux aller de ma personne à Bamberg. »
Cette scène, qui a été racontée par Jomini et relatée à maintes reprises par ses biographes, est troublante. Aussi troublante, romanesque et incertaine que l’est Jomini lui-même. Est-elle exacte ? Jomini n’a-t-il pas outrepassé la rigueur exigée d’un officier d’état-major et affabulé afin de se donner
le beau rôle et se faire ainsi une place dans l’Histoire ? Nous l’ignorons. Mais au moins trois certitudes sont acquises. La première est que la campagne de Prusse se déroulera conformément aux prévisions de Jomini, qui servira à l’état-major du maréchal Ney, participera aux batailles d’Iéna et d’Auerstaedt, et entrera dans Berlin avec la Grande Armée. La deuxième est qu’Antoine de Jomini connaît, aussi bien que Bonaparte, resté artilleur dans l’âme jusqu’à sa dernière campagne, la force des cartes et les subtilités de la topographie, les impondérables de la géographie et les invariants de la tactique militaire. La troisième est l’étrange, l’étonnante connivence de pensée et de raisonnement entre les deux hommes. Au point que Jomini sera surnommé par ses contemporains « le devin de l’Empereur ». « L’histoire de Bamberg est remarquable, dit CharlesÉloi Vial, historien et secrétaire général de l’Institut Napoléon, car c’est là que Jomini prouve à Napoléon qu’il pense comme Napoléon. » Mais qui est ce Jomini oublié de presque tous, dont l’apport à l’épopée impériale est si souvent passé sous silence, en dépit de plusieurs tentatives de réhabilitation, dont une biographie signée de SainteBeuve et un journal apocryphe rédigé par l’écrivain italien Lo Duca ? Pour aller vite, Antoine-Henri Jomini, né en Suisse en 1779, se prit très tôt de passion pour Bonaparte, comme le firent, à l’instar de Goethe ou Beethoven, tant d’autres de ses contemporains. Mais comment se faire remarquer du successeur d’Alexandre le Grand lorsqu’on est un modeste employé d’une banque suisse ? Une phrase de lui écrite à la fin de sa vie attire rétrospectivement l’attention : « On ne saurait se faire une idée de tout ce que l’homme peut lorsqu’il veut fortement et longtemps une chose et qu’il y consacre deux ou trois heures dans sa journée sans interruption. » Jomini se plonge donc dans l’étude des campagnes d’Italie de Bonaparte. La légende assure qu’il prédisait à coup sûr à ses camarades les mouvements de troupes qu’entreprendrait de l’autre côté des Alpes cet obscur général qui allait bientôt devenir Premier consul.
Et c’est le Traité de grande tactique de ce stratège autodidacte, publié en 1803, premier d’une longue série d’ouvrages consacrés à la science militaire, qui attire l’attention d’un proche du futur Empereur, celui que Napoléon a surnommé « le brave des braves ». Ney s’attache les services de Jomini, qu’il propulse à la tête de son état-major. L’intelligence et la clairvoyance de ce jeune général alliées au courage et à la témérité du vieux maréchal font merveille sur les champs de bataille de toute l’Europe. Une saillie de Ney à Jomini et la réponse de celui-ci illustrent leur parfaite complémentarité : « Je n’entends rien à toute votre stratégie, lui dit un jour Ney. Je ne connais qu’une chose : je ne tourne pas le dos au canon » ; « Ney, écrira de son côté Jomini, n’avait d’illumination qu’au milieu des boulets et dans le tumulte du combat : là, son coup d’oeil, son sang-froid et sa vigueur étaient incomparables ; mais il ne savait pas si bien préparer ses opérations dans le silence du cabinet, en étudiant la carte. » Après les campagnes de Prusse et de Pologne, Jomini est à Eylau, auprès de l’Empereur, sous un déluge de boulets, dans le cimetière qui fut le centre de la bataille. Puis il participe à la guerre d’Espagne sous les ordres de Ney. Il enchaîne avec la campagne de Russie. C’est à lui, d’ailleurs, que Napoléon doit le coup de génie qui permet aux débris de la Grande Armée de passer la Berezina et d’échapper à la destruction totale projetée par Wittgenstein. Jomini est fait baron de l’Empire par Napoléon au grand dam de son ennemi juré, le maréchal Berthier, qui présente, comme le Suisse, un profil d’officier d’état-major plutôt que de combattant sur le terrain. Après la bataille de Bautzen, fin mai 1813, au cours de laquelle Jomini s’illustre par son remarquable sens tactique, Ney demande à Napoléon la promotion de son chef d’état-major au grade de général de division.
JOMINI PEUT SE PRÉVALOIR D’UNE CONNIVENCE DE PENSÉE ET DE RAISONNEMENT TOTALE AVEC L’EMPEREUR DES FRANÇAIS
« Considéré comme l’un des plus grands stratèges d’une époque qui fut pourtant celle de Napoléon et de Clausewitz, sa supériorité tranchante finit par exaspérer Berthier qui s’oppose à son avancement au grade de divisionnaire »,
explique le grand historien de l’Empire Jean Tulard. Non content d’avoir rayé Jomini du tableau des promotions, Berthier lui inflige en outre une terrible mesure vexatoire en le mettant aux arrêts pour un motif futile. C’en est trop pour l’amour-propre du Suisse, dont le caractère ombrageux est amplifié par la conscience aiguë de sa valeur. À la mi-août 1813, il décide d’accepter les offres de service, plusieurs fois repoussées jusque-là, du tsar Alexandre Ier. « Demain, dit-il à un de ses amis, j’aurai abandonné les drapeaux ingrats où je n’ai trouvé qu’humiliation et qui ne sont pas ceux de ma patrie. » Ney étant intervenu entre-temps auprès de l’Empereur pour tenter de réparer cette injustice, la promotion tant espérée signée par Napoléon arrive le lendemain. Trop tard, hélas. Ce retournement d’uniforme fait figure de grand tournant dans la vie de Jomini. Non seulement il modifie radicalement la trajectoire de son destin, mais il infléchit sans doute aussi le regard du Suisse sur le sens de son existence. On le verra dans les dernières années de sa vie. Dans l’immédiat, Jomini devient conseiller du tsar, aux côtés de Moreau, général français passé à l’ennemi comme beaucoup d’autres. À la chute de l’Aigle, ses contemporains accusent Jomini d’avoir dévoilé aux monarques européens les plans de campagne du Corse à Waterloo. Napoléon lui-même l’a dédouané de cette accusation lorsqu’il se trouvait à SainteHélène, en déclarant à Montholon : « C’est à tort qu’on attribue au général Jomini d’avoir porté aux alliés le secret des opérations de la campagne. Cet officier ne connaissait pas le plan de l’Empereur. Et, l’eût-il connu, l’Empereur ne l’accuserait pas du crime qu’on lui impute. Il n’a pas trahi ses drapeaux comme Pichegru, Augereau, Moreau, Bernadotte ; il avait à se plaindre d’une grande injustice : il a été aveuglé par un sentiment honorable. Il n’était pas français ; l’amour de la patrie ne l’a pas retenu. »
La suite de l’histoire est tout aussi peu banale. Au retour de Louis XVIII, Jomini intervient auprès du tsar Alexandre, dont il est l’aide de camp, afin d’éviter au maréchal Ney le peloton d’exécution. Il le fait avec tant de force que l’empereur de Russie le menace de le radier du cadre des généraux russes. La mort dans l’âme, Jomini se résout à obéir. Il reste conseiller militaire d’Alexandre Ier, devient dans la foulée précepteur militaire du futur tsar Nicolas Ier, puis de son fils Alexandre II. Par un étrange tête-à-queue de l’Histoire, ce général suisse finira conseiller militaire de Napoléon III... Cet homme aura ainsi servi cinq empereurs au cours de sa longue vie ! Car, en dépit d’une santé fragile, le baron Antoine de Jomini vivra jusqu’à l’âge de 90 ans. Un temps général en chef de l’armée russe, « le devin de l’Empereur » finira par revenir en France au milieu du XIXe siècle. Il se retire à Paris, sur la colline de Passy, où il meurt en 1869. Il est enterré au cimetière de Montmartre. La légende de Jomini ne fait alors que commencer. Auteur à la fin de sa vie de plusieurs milliers de pages réunies dans des traités de tactique ou de stratégie, il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands théoriciens occidentaux de l’art de la guerre – à niveau égal, ou presque, de Clausewitz, auquel il est souvent comparé par les experts. « C’est le Chateaubriand des militaires, dit de lui Thierry Lentz, grand spécialiste du premier Empire. Ayant été plus observateur que réellement acteur sur les champs de bataille, il a mis son exceptionnelle intelligence au service de l’épopée impériale en la commentant avec un immense talent. » L’un des aspects les plus étonnants de cette incroyable histoire faite d’amour, de passion et de trahison – qui est peut-être aussi le plus émouvant car il suggère l’existence d’un sentiment de culpabilité inguérissable – est que Jomini avait fini, à l’automne de sa vie, par se prendre peu ou prou pour l’Empereur des Français, rédigeant une Vie politique et militaire de Napoléon, racontée par lui-même, au tribunal de César, d’Alexandre et de Frédéric en quatre volumes, écrite à la première personne du singulier ! Certains y voient l’autobiographie que Napoléon n’a pas eu le temps d’écrire à Sainte-Hélène… ■
UNE HISTOIRE FAITE D’AMOUR, DE PASSION ET DE TRAHISON