Le Figaro Magazine

Comment le président turc Recep Tayyip Erdogan a « rendu » à l’islam la basilique chrétienne Sainte-Sophie d’Istanbul.

- Par Anne Andlauer (texte) et Alfred Yaghobzade­h (photos)

Depuis 1934, la grande basilique chrétienne d’Istanbul, devenue mosquée lors de la conquête ottomane, accueillai­t ses visiteurs en terrain neutre, grâce à son statut de musée. Mais le 24 juillet, les autorités turques y ont organisé une prière musulmane, entérinant la reconversi­on islamique de l’édifice. Pour le président Recep Tayyip Erdogan, il s’agit autant d’exaucer un rêve personnel que de mobiliser ses électeurs à l’heure où les difficulté­s s’accumulent.

Quelque chose cloche à Sainte-Sophie, qui n’a pourtant vu aucune messe depuis 567 ans. Mi-juillet, alors que l’édifice se muait en mosquée sur ordre du président Recep Tayyip Erdogan, le dirigeant de l’entreprise chargée de poser les tapis s’ouvrait à la presse turque de ses difficulté­s techniques. « Il y a un petit problème au niveau de la qibla », confiait Ali Riza Özkul, en évoquant la direction que prend la prière musulmane. Impossible, pour ses équipes, d’étendre la moquette parallèlem­ent aux murs, car ceux-ci, semble-t-il, ne sont pas tournés vers La Mecque. C’était rappeler, sans le dire, que Sainte-Sophie est née église, avant même que l’islam ne voie le jour au VIIe siècle. Sainte-Sagesse, de son vrai nom français (Hagia Sophia, en grec), ouvre ses portes en 537 sous le règne de Justinien, empereur romain d’Orient. Somptueuse, démesurée, elle irradie la chrétienté pendant plus de neuf siècles. En 1453, les Ottomans la conquièren­t en même temps que Constantin­ople. On priera désormais Allah sous ses ors jusqu’à la chute de l’empire et même quelques années encore, au début de la République. En 1934, Mustafa Kemal Atatürk, fondateur du nouveau régime, « l’offre à l’humanité ». Dans une Turquie presque épurée de ses minorités chrétienne­s (génocide arménien puis expulsion des orthodoxes hellénopho­nes d’Anatolie), sa transforma­tion en musée est un geste de rapprochem­ent à l’égard de la Grèce et des Occidentau­x, avant d’être un symbole laïc. Il fait enrager les musulmans conservate­urs, qui ne feront jamais le deuil de « leur » grande mosquée.

ESPRIT REVANCHARD

« À la suite de Sainte-Sophie et surtout après la Seconde Guerre mondiale, on a vu de plus en plus d’anciennes églises byzantines devenues mosquées sous les Ottomans faire l’objet de programmes de restaurati­on et rouvrir comme musées, explique l’historien de l’art Hayri Fehmi Yilmaz. Évidemment, cela a beaucoup dérangé les musulmans les plus pieux, pour lesquels ces monuments symbolisai­ent une victoire de l’islam sur la chrétienté. » Recep Tayyip Erdogan, qui a grandi dans ces milieux, incarne leur esprit revanchard. « De notre point de vue, Sainte-Sophie est devenue mosquée pour l’éternité lorsque Mehmet le Conquérant y a fait sa première prière, confirme Yunus Genç, président d’une associatio­n qui militait depuis un demi-siècle pour la révocation du statut de musée. Le sultan avait confié Sainte-Sophie à une fondation – qui existe toujours – pour qu’elle l’entretienn­e comme mosquée. En faire un musée, c’était une spoliation d’héritage. » Le Conseil d’État turc a soutenu la même conclusion dans un arrêt du 10 juillet, permettant la restitutio­n de l’édifice à l’islam.

À l’instar des plus religieux, les Turcs les plus nationalis­tes ont aussi vu très tôt dans les mosquées « muséifiées » une forme de déposses-

La “muséificat­ion” de Sainte-Sophie symbolisai­t un nationalis­me turc laïc qui semble avoir vécu

sion, comme si les désacralis­er revenait à les « déturquise­r ». Au lendemain de sa première prière sous le dôme de Sainte-Sophie, Recep Tayyip Erdogan accusait les pourfendeu­rs de cette reconversi­on de ne « pas accepter qu’Istanbul (appartienn­e) aux Turcs et aux musulmans ». « Erdogan ne personnifi­e pas une rupture, note l’historien Étienne Copeaux, spécialist­e de la Turquie. Il est le produit d’une longue évolution qui a, dès le début, définit la nation turque comme musulmane. La transforma­tion de Sainte-Sophie en mosquée est le point d’aboutissem­ent du nationalis­me turc, que je décris plutôt comme un national-islamisme. »

Pour illustrer cette symbiose entre nation et religion, Recep Tayyip Erdogan avait exigé un tapis de prière « 100 % d’origine turque », alors même qu’on lui proposait une laine de Nouvelle-Zélande, de meilleure qualité. Ses fibres « pointent toutes vers La Mecque », a cru bon de préciser Ali Riza Özkul, le chef tapissier de Sainte-Sophie. L’ouvrage millénaire se retrouve donc, jusqu’à la fibre, certifié turc et musulman.

Recep Tayyip Erdogan, dont le parti dirige le pays depuis 2002, aura toutefois attendu 18 ans pour exaucer son « rêve de jeunesse » et islamiser Sainte-Sophie. Par pragmatism­e, parce qu’il savait les conséquenc­es d’une telle décision sur l’image de la Turquie dans le monde occidental et sur ses relations avec le voisin grec, il a longtemps rejeté l’idée. « Je n’ai pas perdu ma boussole au point de tomber dans ce piège », assurait-il encore le 18 mars 2019.

UNE DÉCISION TRÈS POLITIQUE

Sa volte-face s’explique notamment par les revers de son parti aux municipale­s de l’an dernier (Istanbul et Ankara, entre autres grandes villes, lui ont échappé). Alors que son électorat s’effrite, que sa formation se divise et que l’économie se dégrade, il avait besoin d’un symbole fort.

Erdogan chasse sur les terres religieuse­s pour reconquéri­r une popularité politique

très effritée

« C’est une décision éminemment politique, un risque qu’il a pris dans l’espoir de mobiliser sa base électorale, que la crise économique rend de plus en plus mécontente », avance le journalist­e politique Kemal Can.

« Cela a aussi beaucoup à voir avec sa prétention à jouer un rôle de leader régional, plus précisémen­t un rôle de leader du monde musulman sunnite », complète Soli Özel, professeur de relations internatio­nales à l’université Kadir Has d’Istanbul.

Il suffit de lire, pour s’en convaincre, le communiqué en arabe émis par la présidence turque au sujet de Sainte-Sophie. La « résurrecti­on » de la mosquée y est décrite comme un « signe précurseur de la libération de la mosquée al-Aqsa » de Jérusalem. Dans sa version anglaise, le même communiqué raconte une tout autre histoire.

« Les portes de Sainte-Sophie seront ouvertes à tous, étrangers ou locaux, musulmans ou non-musulmans », annonce-t-il d’emblée, qualifiant le monument d’« héritage commun de l’humanité. » Les autorités turques ont juré que les oeuvres héritées de Byzance demeurerai­ent visibles en dehors des heures de prière. « Je suis

convaincu que l’État protégera encore mieux Sainte-Sophie maintenant qu’elle est mosquée, parce qu’il se l’est en quelque sorte appropriée, soutient Nurdogan Sengüler, un guide touristiqu­e dont les bureaux donnent sur l’ancienne basilique. Laisser qui que ce soit dégrader les mosaïques de Sainte-Sophie nuirait énormément à l’image du pays. Rassurez-vous, l’État ne l’autorisera pas », poursuit-il. Hayri Fehmi Yilmaz aimerait pouvoir en dire autant. « Je pense qu’il sera difficile de protéger l’héritage des deux périodes – byzantine et ottomane – aussi bien que lorsque Sainte-Sophie était musée, dans la mesure où certains musulmans pieux auront du mal à accepter de prier en présence de figures humaines », s’inquiète l’historien de l’art.

Les autorités turques estiment avoir réglé le problème en tirant des rideaux sur les mosaïques byzantines lorsque les fidèles se prosternen­t. Mais l’historien rappelle aussi qu’à partir du XVIIIe siècle, sous l’effet d’une réaction religieuse, les oeuvres d’art chrétienne­s avaient été couvertes de lait de chaux. « J’espère que nous saurons être pieux au sens des Ottomans du Moyen Âge (qui n’avaient pas touché aux mosaïques, NDLR).J’espère que les extrémiste­s ne gagneront pas. »

D’AUTRES ÉGLISES RECONVERTI­ES

Son architectu­re inégalée, ses trésors millénaire­s et sa charge symbolique devraient faire de Sainte-Sophie un cas particulie­r, plaide Hayri Fehmi Yilmaz. Il admet qu’ailleurs, en Anatolie, la restitutio­n au culte musulman de certains édifices a pu les protéger et, parfois, les sauver. Deux exemples, parmi d’autres : Sainte-Sophie

Une nouvelle étape dans le martyre physique,

moral et spirituel des chrétiens de Turquie

d’Iznik (ancienne église convertie en mosquée en 1331, détruite pendant la Guerre d’indépendan­ce turque en 1920, rouverte après restaurati­on en 2011) et Sainte-Sophie d’Enez (mosquée à partir de 1455, dégradée par un séisme en 1965, dont la réouvertur­e est prévue cette année). Sainte-Sophie de Trabzon, elle, est redevenue mosquée en 2013 après avoir été musée pendant 49 ans, comme sa grande soeur d’Istanbul. « Il n’est jamais question de transforme­r en mosquées des églises qui n’avaient pas été converties à l’époque de la conquête, précise l’historien. Il s’agit toujours de lieux qui ont été mosquées pendant des siècles et ne sont revendiqué­s par aucune communauté chrétienne, étant donné le très faible nombre de chrétiens qui vivent encore en Turquie. »

LES DERNIERS BYZANTINS

Sous le fracas des protestati­ons internatio­nales, ce sont eux, les chrétiens de Turquie – quelques dizaines de milliers d’âmes –, les grands absents des controvers­es sur le statut de Sainte-Sophie. Les premiers concernés, les orthodoxes hellénopho­nes, descendant­s des Byzantins (les « Roums »), ne sont plus que 1 800 à Istanbul, contre plus de 130 000 à la fin des années 1930. Ils ont été victimes de pogroms et d’expulsions tandis qu’en Anatolie, l’hémorragie avait eu lieu dès les années 1920, avec le départ forcé de plus de 1 million d’orthodoxes vers la Grèce dans le cadre d’un « échange de population­s ».

« Ceux qui restent sont des personnes âgées qui se souviennen­t qu’avant les pogroms de 1955, on lisait dans la presse turque des articles menaçant les Roums, raconte Mihail Vasiliadis, figure de cette communauté. Avec les débats récents sur Sainte-Sophie, on a vu réapparaît­re des articles similaires, qui ont apeuré les Roums et toutes les minorités. » À plus de 80 ans, Mihail est fatigué de ces disputes : « À mes yeux, quoi qu’ils en disent, Sainte-Sophie sera toujours un lieu au-dessus et en dehors des religions. » ■

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 ??  ?? Dans Sainte-Sophie reconverti­e en mosquée, un homme brandit un drapeau à la gloire d’Allah et de son prophète Mahomet.
Dans Sainte-Sophie reconverti­e en mosquée, un homme brandit un drapeau à la gloire d’Allah et de son prophète Mahomet.
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Le vendredi résonnent désormais à nouveau des incantatio­ns musulmanes. Comme entre 1453 et 1934.
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Le président turc Erdogan n’a pas masqué sa satisfacti­on de voir « rendu » à l’islam ce haut lieu du christiani­sme oriental.
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turc religieux.
La reconversi­on de Sainte-Sophie flatte le nationalis­me turc religieux.
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un vendredi de juillet 2020,
à Istanbul.
Appel à la prière un vendredi de juillet 2020, à Istanbul.
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Lors de la prière du vendredi à SainteSoph­ie, les symboles chrétiens sont cachés par des rideaux. Ainsi les mosaïques du IXe siècle représenta­nt la Vierge Marie.

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