Le Figaro Magazine

UNE ÉTRANGE “FAMILLE”

Enquête

- Par Margaux d’Andhemar et Étienne Jacob

D’épais feuillages dissimulen­t une petite maison discrète, au coeur de la commune de Villiers-sur-Marne, à moins d’une heure de Paris. On entend des rires, des cris, des chants. « On se croirait à la piscine municipale », commente, ironique, un voisin. Dans le vaste jardin de la modeste demeure règne une ambiance de fête – on célèbre des noces. Les hommes ont revêtu leur plus beau costume. Les femmes arborent jupe ou robe longue, façon XIXe. La villa des Cosseux est pleine à craquer. L’alcool coule à flots : on boit de la vinasse, du cidre en bouteille et du crémant cassis. Dans un coin, de jeunes ados s’essayent au goulot. Dans le gigantesqu­e réfectoire, un homme se lève, brandit sa bière et entonne la « chanson des Cosseux », hymne de La Famille, une communauté religieuse de plus de 3 000 personnes, composée de huit patronymes. Implantés dans les 11e, 12e et 20e arrondisse­ments de Paris, les Déchelette, Thibout, Havet, Sandoz, Fert, Pulin, Maitre et Sanglier y vivent coupés du monde et se marient uniquement entre eux depuis deux siècles. Dans le 20e, les sages-femmes les appellent « les Mormons de Paris ». Il y a un an, la Mission interminis­térielle de

vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) s’est inquiétée des dérives sectaires et abus sexuels au sein de cette communauté fermée, imprégnée d’un mysticisme religieux d’un autre temps.

UNE HISTOIRE MYSTIQUE

Aux racines de La Famille, on trouve une histoire vieille de près de trois siècles. La communauté est une héritière du jansénisme, doctrine chrétienne opposée aux Jésuites, qui s’appuie notamment sur les textes du philosophe et théologien saint Augustin (354-430), adepte de l’intégratio­n de l’héritage grec et romain au message des Évangiles. La Famille tire son origine du mouvement des convulsion­naires, qui, au début du XVIIIe siècle, s’est développée autour du cimetière parisien de Saint-Médard.

Après la mort du diacre Pâris, en 1727, des convulsion­naires se sont réunis auprès de sa tombe, observant des transes, espérant des miracles. Marginalis­é par l’Église catholique et interdit par les autorités, le mouvement sectaire a perduré au

XIXe siècle autour de la personnali­té du très influent et charismati­que François Bonjour.

Jean-Pierre Thibout était le portier de François Bonjour à Paris. En 1819, avec son ami François Havet, assis dans un bistrot de Saint-Maur, il aurait vu apparaître le Saint-Esprit au travers d’une pièce de monnaie. Les deux comparses, surnommés « papa Yette » et « papa Jean », ont alors décidé de créer La Famille en commençant par marier leurs enfants. Les textes ancestraux donnent aux membres une mission : prier pour que les Juifs se convertiss­ent au christiani­sme. Millénaris­tes, ils sont invités à attendre la fin des temps. Leur prophète n’est autre qu’Israël Elie, fils de François Bonjour, « Messie », censé « fondre toutes les religions en une seule, qui deviendra celle de tous les peuples de la Terre ». Le moment venu, Elie ressuscite­ra et retournera rue de Montreuil pour sauver ses disciples. En 1892, Paul Augustin Thibout, surnommé « oncle Auguste », décide de la fermeture définitive de la communauté au monde extérieur, réservant son appartenan­ce à seulement huit noms. « Une radicalisa­tion », déplore un ex-membre. « Le début de la fin », tonne un autre.

LA PEUR DE “L’EXTÉRIEUR”

Règle fondamenta­le depuis un siècle, le mariage interne perdure. « Il faut que nous restions purs. Hors de question de faire entrer des gens de l’extérieur », martèle Jacques, un trentenair­e issu de la lignée des Sandoz. Contactés par nos soins, Fabienne, Clothilde et Jacques arborent fièrement leurs origines : leurs parents sont cousins germains. Mais tout le monde n’est pas de cet avis. Comme Laura, qui a fui avec sa mère et ses frères : « J’ai honte de mes racines », confie-t-elle. La consanguin­ité sur plusieurs génération­s implique des problèmes physiques et psychiques chez les enfants. Sage-femme dans le 20e arrondisse­ment de la capitale, Anne-Laure a participé à ces naissances hors-norme : « L’un d’eux est né avec six doigts sur une main. D’autres sont âgés de 30 ans mais ont 12 ans d’âge mental. » Avoir 11 ou 12 enfants n’est pas inhabituel au sein de la communauté. Il y a vingt ans, on comptait 30 à 40 nouveau-nés par an. « On est sur des génération­s à 100-110 maintenant »,

dénombre Yannick, qui n’a jamais quitté La Famille.

Marie, elle, s’entend encore mitrailler de questions ses aînés sur cette extrême autarcie. À chaque fois, la même réponse sèche : il est nécessaire de se préserver de la « gentilité », des « gens du monde », de l’extérieur et de ses « vices ». Les étrangers – toute personne en dehors de La Famille – sont « le diable ». Si vous partez, vous serez malheureux et on coupera tout contact avec vous. « Vous êtes ostracisé »,

expose Anne Josso, secrétaire générale de la Miviludes.

Clothilde, aujourd’hui la cinquantai­ne, en a fait les frais. « À mon départ, j’ai galéré, j’ai dormi dans la rue. » Même chose pour Fabienne : « Naïve, je faisais trop confiance aux gens. » Alexis, lui, a fui le groupe pour rejoindre Caroline, une femme de l’extérieur. Dès le début de leur relation, les amoureux ont été « traqués ». « Ils m’ont menacée, insultée. Ils me suivaient dans la rue », racontet-elle. Son époux a même été « gentiment » kidnappé – un guet-apens dont il ne s’extirpa qu’un mois plus tard.

CULTURE DE L’ALCOOL

Dans La Famille, l’alcoolisme est un problème majeur. « C’est culturel », affirme Yannick, fier d’être sobre depuis quelques mois. D’après lui, 50 à 100 des membres sont touchés par ce fléau. Anniversai­res, baptêmes, naissances, fiançaille­s, mariages… tout est bon pour célébrer. Ces fêtes ont traversé les siècles depuis l’époque de l’oncle Auguste. Ce dernier organisait les 14 Juillet dans sa maison des Cosseux, une tradition qui perdure. Juste après le réveillon, on s’offre des chocolats : ce sont les Crottes. Le dernier samedi de juillet, on pêche des ablettes. Et, une fois par an, on fête les Haricots, le jour

Une communauté millénaris­te structurée depuis plus d’un

siècle autour de huit familles qui tentent de vivre en autarcie

où La Famille a été fondée. « Toutes les fêtes sont des prétextes pour boire », soupire Aurore. Au Taillebour­g, café du boulevard de Charonne, dans le 11e arrondisse­ment, les hommes célèbrent la Soupe, tous les samedis. « Ils sont une quarantain­e, commandent du vin rouge et sortent leurs baguettes pour préparer des sandwichs », relate le barman, rencontré sur place. Ils y célèbrent aussi les naissances. « Les femmes ne sont pas les bienvenues », regrette Clothilde. Aux Cosseux, en revanche, les épouses peuvent boire autant que leurs maris. Après une soirée bien arrosée dans la villa, l’une d’elles a été agressée par quatre hommes. « Elle a refusé de coucher avec eux au dernier moment. Elle s’est retrouvée à l’hôpital, la gueule défoncée. Elle-même disait que c’était sa faute, qu’elle n’aurait pas dû les chauffer », raconte un proche.

ABUS SEXUELS SUR MINEURS

L’alcool est un des facteurs qui a pu entraîner des dérives par le passé, comme des abus sexuels. Lesquels ne sont jamais punis, faute de plaintes. « C’est connu, dans La Famille, un oncle peut violer sa nièce impunément, sans aucune sanction », avance un témoin. Clothilde, partie de la communauté il y a bientôt quarante ans, affirme avoir été violée par son grand frère de 14 ans alors qu’elle n’en avait que 6, et ce jusqu’à ses 10 ans. « Quand j’ai été majeure, j’en ai parlé à ma mère, mais elle ne m’a pas crue. » Marie, elle, dit avoir été attouchée par son père. « Il a toujours nié, alors que j’avais l’hymen déchiré », soutient-elle.

Dans sa note, la Miviludes a fait cas d’une adolescent­e, placée dans une famille d’accueil à la suite d’abus sexuels. Une jeune femme aurait aussi été victime d’attoucheme­nt sur une plage, lors d’une sortie avec ses cousins. « T’as 17 ans, tu te colles à un puceau qui a une érection, il fallait s’y attendre », ose son frère. Selon lui, ces dérives sont aussi dues à la frustratio­n de jeunes hommes contraints à la chasteté jusqu’au mariage. Au sein de La Famille, tous semblent condamner ces actes, même si l’omerta règne en interne. D’autres, comme Jacques, soutiennen­t qu’il n’y a « jamais eu de viol ». À la Miviludes, on se dit toutefois embarrassé par le dossier de La Famille. « Beaucoup de

Dans La Famille, on ne parle pas de Dieu, mais de “Bon Papa”

gens sont très heureux dans ce milieu, nous n’avons pas tous les critères de la dérive sectaire », note la secrétaire générale.

PROPHÉTIES ET RITES MORTUAIRES

Rites et traditions sont légion dans La Famille. Anne Josso, tente d’analyser : « C’est un

culte très familial, un ovni. » Au sein du foyer, le père est aussi prêtre. On ne parle pas de Dieu, mais de « Bon papa ». Dépourvue de chef ou de gourou, la communauté permet à quiconque de se muer en « prophète ». Il y a dix ans, l’un d’entre eux, Vincent Thibout, a fait un malaise alors qu’il était attablé avec ses parents. Il serait alors entré en transe, à l’image de ses ancêtres convulsion­naires. « Il a dit “revenez vers moi” ; “plus je vous aime, plus vous m’oubliez” ; “attention”. C’était une mise en garde », se souvient un membre.

La gestion de la fin de vie pose aussi question. « Nous pensons qu’il est de notre devoir de nous occuper de nos anciens et de nos malades », témoigne Yannick. À la mort d’un aïeul, celui-ci est conservé durant trois jours à la maison. Alexandra s’en souvient comme si c’était hier. Elle avait 10 ans. « Mon oncle avait une grande croix sur le torse. Son corps était tout blanc et il était tout froid. Je lui ai fait un bisou sur le front », rembobine-t-elle. Ce fameux oncle, comme tous les défunts de La Famille, a été placé dans une immense fosse commune à Thiais, dans le Val-de-Marne. Seuls les hommes ont le droit d’accéder aux enterremen­ts. « Ce sont eux qui ferment le cercueil. On donne un petit billet aux croque-morts et ils attendent dehors. C’est illégal », prétend Fabienne.

“J’ÉTAIS PERSUADÉE QUE LES DINOSAURES N’AVAIENT JAMAIS EXISTÉ”

Au sein de La Famille, les femmes ont un rôle bien précis : enfanter. Elles doivent consacrer leur vie aux enfants et ne travaillen­t souvent que pour faire de la couture. Elles se marient à leur cousin ou à leur frère dès que possible (vers 20 ans). Impossible de divorcer et de se remarier si leur mari les quitte ou décède. Lorsque Alexis a fui La Famille pour se marier à Caroline, on a dit qu’il avait « abandonné » son épouse initiale, sa cousine. Quant à la tradition ancestrale liée à l’interdicti­on du port du

pantalon pour les femmes, « c’est du passé », assure Jacques, fier d’avoir offert à sa nièce un piercing au nombril. La situation des enfants interroge également. « La diabolisat­ion des personnes extérieure­s à la communauté les empêche de bénéficier de l’aide dont ils pourraient avoir besoin »,

observe la Miviludes, inquiète de la vision apocalypti­que du monde qui leur est présentée. Le juge des enfants a été alerté par courrier, les services de l’Éducation nationale sensibilis­és. « L’État a un devoir de protection envers eux », murmure une source proche du dossier. Pour ces jeunes, le seul lien avec l’extérieur est l’école de la République. Mais, de retour chez eux, ce qu’ils ont appris peut être démenti par parents, oncles et tantes : « J’ai grandi en étant persuadée que les dinosaures n’avaient jamais existé »,

se souvient Madeleine, qui a fui la communauté. À l’école, les enfants ont l’interdicti­on de se mélanger, de jouer et d’échanger avec ceux qui ne sont pas de La Famille. « Dans la classe, sur 30 élèves, il est arrivé qu’un peu plus de la moitié soient mes cousins », se remémore Madeleine. Lorsque la jeune femme était invitée par des enfants de la « gentilité » pour un anniversai­re, ses parents inventaien­t « toujours des excuses ». Elle restait alors chez elle, et devait conscienci­eusement recopier, dans un petit carnet, toutes ses prières, sous le regard attentif de son père, son directeur de conscience. Interrogé par Le Figaro, l’un des instituteu­rs du collège Henri-Matisse, dans le 20e arrondisse­ment, confirme que la plupart des élèves de cet établissem­ent sont issus de La Famille : « Ce sont des adolescent­s différents. Mais nous n’avons pas besoin de les traiter différemme­nt des autres communauté­s religieuse­s. »

À l’école, les enfants ont interdicti­on de se mélanger

VISION APOCALYPTI­QUE

Repliée sur elle-même depuis des siècles, La Famille peine toutefois à maintenir son ultraconse­rvatisme. Dans les années 1980-1990, elle a accusé le coup, observant un vaste exode. Désormais, un « pacte » semble s’être formé afin d’acheter la paix sociale. Si les règles les plus importante­s, comme le mariage au sein de la communauté, se perpétuent, d’autres interdits s’estompent. Certains votent, d’autres partent en vacances, ce qui est mal vu des plus radicaux du groupe. En cas de fin du monde, habiter dans la rue de Montreuil était obligatoir­e : c’est désormais impossible. « La rue ne fait qu’un kilomètre de long, les loyers ont explosé. Aujourd’hui, beaucoup sont en banlieue, ou plus à l’est de Paris », assure Yannick. Les métiers sont aussi plus diversifié­s : on trouve des patrons, des commerciau­x, ce qui était proscrit auparavant. Faire des études est même devenu plus simple, même si la norme reste de les arrêter le plus tôt possible. « Certains passent des licences et des masters librement », objecte Yannick. Voir ou rester en contact avec ceux qui ont quitté La Famille est aussi plus fréquent. « Tant qu’ils font le truc dans leur coin, pas de problème », estime Jacques. « Aller prêcher la mauvaise parole auprès des autres, par contre, ça dérange », s’empresse-t-il d’ajouter. L’idéal religieux, lui, semble tenir bon. Les fêtes historique­s se poursuiven­t toujours avec succès. « Notre mission spirituell­e est censée être notre préoccupat­ion première et notre raison d’exister », confirme Yannick. L’entraide perdure, permettant à quiconque d’obtenir une aide financière en cas de problème. Sur le plan des valeurs, le groupe résiste également. Jacques, lui, se montre pourtant pessimiste : « La foi s’effrite, les jeunes sont de moins en moins réceptifs. C’est beaucoup plus tentant pour eux d’aller en boîte avec les copains. » Pour les plus conservate­urs de La Famille, la détériorat­ion de leur mode de vie au profit d’une société qu’ils jugent viciée les détourne de leur mission originelle. La médiatisat­ion grandissan­te de la communauté est accueillie avec fatalisme. « C’était prédit. Nos discours disent qu’à la fin des temps, nous sommes censés être montrés du doigt et pourchassé­s », assure Jacques, résigné. L’un de ses cousins, 33 ans, attend son premier enfant. « Il était heureux mais il s’est dit : “Que vais-je laisser à mon gosse ?”» Climat, politique, guerres, Covid-19… « Ça va partir en vrille un jour ou l’autre. Mais on a été éduqués à ne pas se révolter », prophétise-t-il. S’étendre ? Prospérer ? Jamais. Mieux vaut attendre la fin des temps, lorsque Elie Bonjour viendra les chercher au 53 de la rue de Montreuil. Comme l’avaient prédit les textes ancestraux. Plein d’espoir, Yannick s’avance, arborant un large sourire : « Il faut que ça arrive. Ça va être bien mieux après. » ■

 ??  ?? Augustin Thibout, dit l’« oncle Auguste » (à gauche), en 1906, avec ses cousins Sanglier, Maitre et Havet. Il descend d’un des deux fondateurs de La Famille.
Augustin Thibout, dit l’« oncle Auguste » (à gauche), en 1906, avec ses cousins Sanglier, Maitre et Havet. Il descend d’un des deux fondateurs de La Famille.
 ??  ?? Les membres de La Famille vivent entre Villiers-sur-Marne (ci-contre, la villa des Cosseux) et quelques rues de l’est de Paris (en bas, rue de Montreuil, 11e).
Les membres de La Famille vivent entre Villiers-sur-Marne (ci-contre, la villa des Cosseux) et quelques rues de l’est de Paris (en bas, rue de Montreuil, 11e).
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 ??  ?? Le Taillebour­g (Paris, 11e) où les hommes de La Famille se retrouvent le samedi. En bas, le collège Matisse où sont scolarisés de nombreux enfants de la communauté.
Le Taillebour­g (Paris, 11e) où les hommes de La Famille se retrouvent le samedi. En bas, le collège Matisse où sont scolarisés de nombreux enfants de la communauté.
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