GAME OF THRONES
“Les mythologies de la décennie” (5/7)
Dans les années 1950, alors que la France s’engouffrait dans la culture de masse, Roland Barthes décrivait un enchevêtrement d’objets, d’oeuvres et de symboles. D’autres « mythologies » ont, depuis, bouleversé la décennie écoulée. Ainsi, la série télévisée « Game of Thrones », devenue un phénomène de société dont on débat volontiers chaque semaine devant la machine à café depuis 2011…
Le 3 juin 2013, le monde est en deuil. En France, les visages sont pâles et tristes. Et ce n’est pas le séisme à Taïwan, les inondations en Allemagne ou même les déclarations sur la langue française de Manuel Valls qui sont à l’origine de cette affliction générale. Ce lundi, comme beaucoup de lundis matin entre le 17 avril 2011 et le 19 mai 2019, la population se sépare en deux familles distinctes : ceux qui ont regardé le dernier épisode de Game of Thrones et les autres.
Les premiers viennent de vivre, de bon matin, un véritable traumatisme. HBO a diffusé cette nuit-là le 9e épisode de la 3e saison de GOT, Les Pluies de Castamere, mettant en images les sanglantes Noces pourpres – chapitre majeur dans l’histoire de Westeros, écrit treize ans plus tôt par George R. R. Martin dans son livre A Storm of Swords. Robb Stark, le roi du Nord, vient d’être assassiné sauvagement aux côtés de sa femme, sa mère et 3 500 de ses soldats invités à dîner par un seigneur qu’ils pensaient être leur allié. Sur les réseaux sociaux, et même dans les talkshows américains, sont partagées les réactions horrifiées des téléspectateurs. Les ratings (notes attribuées par les téléspectateurs après chaque épisode) sont dithyrambiques et les critiques sacrent à grand canon ces cinquante-deux minutes comme étant l’un des plus grands moments de la télévision américaine. Encore à ce jour, l’épisode caracole en tête des classements des 73 épisodes de la série. C’était ça, Game of Thrones. Une grand-messe télévisuelle devenant, chaque début de semaine, un sujet d’actualité à part entière, analysé, disséqué, commenté, critiqué comme s’il s’agissait d’une grande rencontre sportive. Sur Twitter et autres réseaux sociaux, comme devant les machines à café ou lors des déjeuners, la guerre entre les sachants et les non-sachants faisait rage. Aucune série télévisée n’a, depuis, soulevé pareille émotion ni réussi à galvaniser et à rassembler aussi largement la population. Sur YouTube, les « reaction videos » (vidéos de gens regardant et réagissant en direct aux épisodes) sont légion ; celles donnant à voir des habitants de Chicago, dans l’Illinois, rassemblés dans un bar comme devant la diffusion d’un match de foot, de base-ball ou de basket, totalisent 130 millions de vues !
UN GENRE RENOUVELÉ
Entre 2011 et 2019, chaque épisode de la série aura donné lieu à des événements inattendus, prenant en embuscade le téléspectateur étreint par le suspense. L’exécution de Ned Stark, héros annoncé de l’aventure au destin brutalement raccourci par la lame du bourreau ; l’empoisonnement du roi Geoffrey le jour de son union avec sa reine Margaery (en Westeros, on ne s’ennuie jamais à un mariage) ; ou encore le duel digne d’une fable entre la Vipère et la Montagne. Ce combat où un héros, Oberyn Martell, est fauché par le croche-pied rigolard de la Mort qui, dans cet univers d’heroic fantasy, se rit de l’immunité généralement accordée aux personnages majeurs dans ce type de récit.
Là réside sans doute l’un des ingrédients magiques de cette série : un pragmatisme narratif vicieux (pervers, diront certains) qui ne se compromet jamais. Cette histoire, le téléspectateur le comprend rapidement, ne se terminera pas comme il le souhaite. Ni même, d’ailleurs, comme les personnages eux-mêmes, bons ou méchants, le veulent. Et c’est d’abord pour cela que, malgré son univers classique, GOT a séduit autant de gens. Des rois, des reines, des dragons, des nains, des chevaliers et des sorciers… rien de très nouveau sous le soleil : tous les romans d’heroic fantasy en débordent depuis que le genre existe. Mais, à la télévision, ces éléments et cet univers médiéval-fantastique étaient jusque-là
réservés à de paresseuses séries diffusées généralement en milieu d’après-midi.
En débarquant en 2011, GOT réalise son premier coup de maître : se placer dans le creux d’une vague. Netflix n’en est qu’à ses balbutiements et ne sera disponible en France que trois ans plus tard, et les autres services de vidéo à la demande sont inexistants ou abscons. Les grandes séries du moment (Dexter, Mad Men, Breaking Bad, The Wire, Six Feet Under, Dr House…) sont soit terminées, soit en passe de se conclure. Game of Thrones surgit comme un ovni, s’imposant comme la dernière série à succès qui se consomme « à l’ancienne », à savoir avec un épisode chaque semaine. Un rythme que les chaînes comme HBO poursuivent encore, mais qui a été bousculé par les modèles de type Netflix, rendant disponible l’intégralité d’une saison en une seule fois.
PARMI SES FANS : ÉLISABETH II ET BARACK OBAMA
Malgré une première diffusion d’un épisode pilote mitigé (2,2 millions de spectateurs), la série profite d’un boucheà-oreille inédit et d’un effet boule de neige. D’un budget de 60 millions de dollars pour les 10 premiers épisodes, la production de HBO passe à 15 millions pour chacun des huit épisodes de la dernière saison. Le succès critique, institutionnel (GOT détient le record de nominations et de victoires aux Emmy Awards), mais surtout populaire. Des phrases comme « Winter is coming » et « You know nothing, Jon Snow » entrent dans le langage courant ; internet s’empare des personnages et des moments clés de la série pour en faire des myriades de mèmes (déclinaisons et parodies sur internet) ; les vidéos d’analyses fleurissent sur YouTube ; une gigantesque machine marketing parallèle et autonome est lancée. Et la série de devenir un phénomène planétaire digne de Harry Potter. Même Barack Obama, alors encore président des États-Unis, demande aux créateurs de la série de pouvoir visionner la sixième saison avant sa diffusion. La reine d’Angleterre Élisabeth II fait l’honneur de visiter les studios de production à Belfast et refuse de s’asseoir sur le trône de fer, son statut lui interdisant de prendre place sur le trône d’un régime étranger (même fictif).
Ce bruit médiatique inespéré et inégalé autour d’un produit télévisuel d’une chaîne câblée payante attire les convoitises des marques : Apple, Nespresso, Dolce & Gabbana, KFC, Adidas, MGM, Bud Light, etc. Disponible en exclusivité sur HBO (14 $ par mois aux États-Unis), GOT est relayée en France sur OCS et n’est diffusé en « live » qu’à partir des dernières saisons. Comment est-elle, en ce cas, parvenue à un tel succès ? Par le piratage. Des études estiment que les 73 épisodes de la série totalisent plus de 7 milliards de téléchargements illégaux. Le premier épisode de la 8e et dernière saison aurait été piraté 54 millions de fois en 24 heures. Ce qui n’a jamais ému outre mesure les dirigeants de HBO – qui prêtaient même des vertus à l’exploitation illégale de leur produit. Jeff Bewkes, PDG de la Time Warner (dont HBO est une filiale), affirmait même, dès 2013, que cette vague de piratages sans précédent était « mieux qu’un Emmy Award », car cela créait « un buzz autour de la série », provoquant des vagues d’abonnements (payants) à HBO. Avec 7 milliards de piratages et 269 prix (dont 38 Emmy Awards), Game of Thrones peut donc dormir tranquille. Cette machine à succès, à audience et à revenus a poussé les producteurs à faire une chose inédite dans l’art délicat de l’adaptation d’un livre en série ou en film. A Song of Ice and Fire, le cycle d’ouvrages écrits par George R. R. Martin, a débuté en 1996. Les derniers livres, The Winds of Winter et
A Dream of Spring, se font attendre depuis 2011 – date à laquelle la série a débuté. Ce qui a donc amené les scénaristes à s’affranchir des sentiers narratifs des romans pour donner une fin à une histoire dont ils n’étaient pas les auteurs originaux. Comme si la BBC avait tourné Le Retour du roi avant que Tolkien n’ait pu finir son troisième livre du Seigneur des anneaux.
La 8e et dernière saison, diffusée l’année dernière, n’a pas fait l’unanimité chez les téléspectateurs. Était-il possible de satisfaire une si grande audience dont les attentes étaient aussi élevées que diverses ? Déjà au milieu des années 2010, la réception des 5e et 6e saisons avait été perturbée par les débats sociétaux qui agitaient – et agitent toujours – notre époque. Les militants néoféministes et autres férus de justice sociale facilement choqués ou contrariés trouvaient que la place des femmes dans la série était rétrograde (elle ne l’est pas) ; dénonçaient les scènes (fictives) de violences sexuelles ; reprochaient le manque de diversité dans le casting (le personnage le plus apprécié de la série est incarné par Peter Dinklage, atteint d’achondroplasie, une forme de nanisme) ; bref, critiquaient les événements narrés dans
Game of Thrones comme s’ils se déroulaient dans la vie réelle… À se demander si, arrivant aujourd’hui sur le bureau des dirigeants de HBO, la série ne se verrait pas affublée, pour chaque épisode, d’une pastille contextualisante – dernière invention délirante du puritanisme anglo-saxon. Fort heureusement, cela ne fut pas le cas. Les huit saisons de
GOT sont là pour rester comme des monuments de la télévision. La série aura, comme peu avant elle, donné une dimension cinématographique au petit écran. Elle demeurera comme une épopée moderne dont les héros ont investi notre culture populaire. Un temple de grand spectacle où se sont exprimés des centaines d’artistes : acteurs, scénaristes, décorateurs, réalisateurs, chefs opérateurs, spécialistes d’effets spéciaux, musiciens… Bref,
« l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques », pour citer Roland Barthes, qui aurait pu chroniquer la série dans son ouvrage Mythologies. « Je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. »
La série a échappé de justesse à la vague de puritanisme
anglo-saxon qui interdit aux fictions de ne pas refléter la réalité raciale ou sociale