COMMENT WINSTON EST DEVENU CHURCHILL
Andrew Roberts montre avec maestria que c’est durant ses vingt-cinq premières années, entre 1874 et 1899, que le jeune Winston s’est forgé le tempérament, les convictions et la destinée qui feront de lui le plus grand homme d’État britannique au XXe siècl
L’ADOLESCENCE
“Churchill s’occupait à toutes sortes de passetemps très éclectiques. Il appartenait à l’équipe de natation de sa classe, championne du collège, il écrivait pour sa revue, le Harrovian, il collectionnait les timbres, les oeufs d’oiseau et les autographes, il jouait aux échecs, il élevait des vers à soie, il dessinait des paysages, il jouait du violoncelle et il construisit un théâtre en miniature. En avril 1892, il remporta la coupe de fleuret du championnat d’escrime des Public Schools à Aldershot. Bien qu’il fût plus petit et plus léger que les autres concurrents, selon un élève, il gagna « principalement grâce à son attaque rapide et audacieuse qui prit ses adversaires entièrement par surprise ». Point important pour la suite de son existence : Churchill y perfectionna également son esprit de repartie à l’emporte-pièce. Lorsque M. Mayo, l’un des professeurs d’Harrow, s’exclama théâtralement devant la classe : « Jeunes gens, je ne sais pas quoi faire de vous ! », Churchill lui rétorqua du haut de ses 14 ans : « Nous enseigner des choses, monsieur ! » Une autre fois, lorsque le directeur, le redouté Dr Welldon, lui dit : « Churchill, j’ai de sérieuses raisons de n’être pas satisfait de vous », il reçut la réponse moins spirituelle mais
tout aussi courageuse : « Moi aussi, monsieur, j’ai de sérieuses raisons de n’être pas satisfait de vous ! » Churchill fit preuve d’une bravoure semblable lorsqu’il promena sa nourrice Mrs Everest dans tout Harrow « pour le plus grand plaisir de la dame », se souvenait Wollaston, « et non content de cela, il parcourut bras dessus, bras dessous avec elle la grand-rue à la vue de tous, sans se cacher ». L’histoire de Churchill avec sa nounou
« se répandit comme une traînée de poudre dans tout le collège et, sur le coup, je regrette de le dire, cela n’a rien ajouté de favorable à sa réputation d’élève », se souvint lui aussi son cousin Shane Leslie, ajoutant :
« Lorsqu’il se promenait avec elle, quelques-uns de mes amis le suivirent en ricanant jusqu’à la gare, où il eut le courage de l’embrasser. »
Churchill n’allait pas laisser les sarcasmes de ses snobs de condisciples gâcher le plaisir de celle qui lui avait prouvé son amour inconditionnel depuis toujours. Comme le fait observer Leslie, « il était redevable d’une grande partie de sa santé et vraisemblablement de sa vie à son dévouement ».
[…] Churchill prenait grand plaisir aux cours dispensés sur les batailles de Waterloo et de Sedan, sur l’alpinisme – dictés par le célèbre Edward Whymper de Zermatt –, et sur la sélection naturelle chez les papillons – probable point de départ d’une passion qu’il poursuivra toute sa vie. Interrogé sur le métier qu’il envisageait, il répondit :
« L’armée, bien sûr, tant qu’il y aura des occasions de se battre. Après, je tenterai le coup en politique. » Les archives d’Harrow renferment un document extraordinaire rédigé par Churchill alors qu’il avait 14 ans, un essai de 1 500 mots traitant de l’avenir, où a lieu une invasion britannique de la Russie, complété de six pages de plans de bataille. Écrit à la première personne par le « colonel Seymour » et daté du 7 juillet 1914, il est plein de « baïonnettes rutilantes », de « nuées épaisses de Cosaques », de coups de main héroïques et d’aides de camp qui galopent à travers des champs de bataille jonchés de corps démembrés pour aller porter des ordres d’une importance vitale d’un commandant à l’autre. « Les champs qui étaient encore verts ce matin sont désormais teintés par le sang de 17 000 hommes », y lit-on. Un quart de siècle avant la Grande Guerre, Churchill avait compris qu’à la suite des progrès accomplis dans l’armement, « la cavalerie n’était plus à sa place en première ligne ». Comme Napoléon, son héros, le « colonel Seymour » se déplaçait toujours à cheval, relatant :
« Alors que je m’éloignais au galop pour obéir à l’ordre reçu, je regardai par-dessus mon épaule, là où se trouvait le général Cxxx, et au moment même où je regardais, un obus de fort calibre éclata à deux pas de lui, exactement là où je m’étais tenu pendant une demi-heure. « Le hasard », me direz-vous, mais c’était plus que le hasard. »
Une courageuse charge de cavalerie du 17e lanciers et des 10e et 11e hussards menée contre les régiments d’Odessa et du Dniepr coûte aux Britanniques un tiers de leurs effectifs,. Les ordres des officiers se succèdent : « Feu à cent mètres avec des obus à mitraille », « Attaque à droite », « Feu à volonté », ainsi que d’autres formules que Winston avait apprises dans les cours de préparation militaire du Harrow School Rifle Volunteer Corps. Seymour est fait prisonnier, mais, raconte-t-il, il profite du chaos de la bataille, « saisissant ma chance, je sautai sur un cheval abandonné et pris la fuite en espérant sauver ma peau ». Dans la suite de la campagne, « au début, l’ennemi battit lentement et volontairement en retraite, mais ses lignes furent rompues devant la Volga et notre cavalerie, aussi bien légère que lourde, exécuta une charge brillante qui précipita sa débandade », ce qui démontra « la supériorité de John Bull sur l’Ours russe ». Le héros de l’histoire put donc
« dormir cette nuit-là sous l’empire de la victoire, le meilleur somnifère du monde ». Churchill note, pour terminer, que le « colonel Seymour » mourut au champ d’honneur le 21 septembre 1914 « en s’efforçant de tenir des fortifications sur les hauteurs de Vorontzoff ».
Les écrits d’adolescence de Churchill pourraient ne pas sembler mériter l’attention si ce n’est que, plus tard, celui-ci prit part à une charge de cavalerie avec le 21e lanciers (qui fusionna ensuite avec le 17e lanciers dans son histoire), fut fait prisonnier par un ennemi, avant de s’évader, supervisa les destinées du corps expéditionnaire britannique en Russie et manqua de peu d’être tué par un obus qui atterrit à l’endroit où il se trouvait quelques instants auparavant, au cours d’une guerre qui éclata à un mois près à la date que Churchill avait imaginée vingt-cinq ans plus tôt. Stalingrad, où fut stoppée l’invasion de la Russie en 1943, est situé sur la Volga : « Le hasard, me direz-vous… »
“Rien n’est plus remarquable que l’ascendant que l’officier britannique exerce sur le soldat indigène”, jugeait Churchill
L’EMPIRE
Aleur arrivée à Bangalore, le quartier général militaire de la présidence de Madras (Chennai), le 3 octobre 1896, Churchill, Barnes et leur camarade officier Hugo Baring mirent leurs ressources en commun pour prendre un bungalow confortable avec valets, palefreniers et majordomes. C’était le premier contact de Churchill avec l’Empire, et il en tomba bientôt éperdument amoureux, lui vouant une vénération qu’il conservera toute sa vie et qui influencera sa carrière à maintes reprises. C’est à Bangalore qu’il apprit à admirer ce qu’il baptisera « la grande oeuvre qu’accomplissait l’Angleterre aux Indes, cette haute mission de gouverner ces races primitives mais pas déplaisantes à leur profit et au nôtre ». Comme il l’expliqua à un ami, bien que l’impérialisme fût parfois un fardeau pour la Grande-Bretagne, « il est justifié s’il est appliqué dans un esprit altruiste pour le bien de ces races sujettes » – ce dont il ne doutait point. Les quelque 150 000 Britanniques des Indes ne pouvaient pas perpétuer leur Raj (littéralement, leur « règne ») sans la coopération active d’une grande partie des plus de 300 millions d’Indiens, et Churchill voyait bien que cela ne pouvait se faire qu’en maintenant le prestige et la puissance de ceux qui régnaient. « Rien n’est plus remarquable que l’ascendant que l’officier britannique exerce sur le soldat indigène, devait-il écrire l’année suivante. Les sowars [cavaliers] à la peau brune suivent le jeune soldat anglais qui les commande avec une étrange dévotion… Pour lui sauver la vie, ils sont prêts à sacrifier la leur. » Aujourd’hui, bien sûr, nous savons que l’impérialisme et le colonialisme sont mauvais parce que fondés sur l’exploitation, mais l’impression toute neuve qu’avait Churchill du Raj britannique ne le frappait pas dans ce sens. Il admirait la manière dont les Britanniques avaient apporté la paix intérieure pour la première fois de l’histoire des Indes, de même que les chemins de fer, les vastes chantiers d’irrigation, l’enseignement de masse, les journaux, les possibilités de commerce international à grande échelle, la normalisation des monnaies, les ponts, les aqueducs, l’aménagement des ports, les universités, l’élimination de la corruption en matière juridique, les progrès de la médecine, la coordination de la lutte contre la famine, la langue anglaise comme première lingua franca nationale, le télégraphe et la protection militaire contre les menaces extérieures russes, françaises, afghanes, afridies et autres – tout en abolissant le suttee (le bûcher auquel on condamnait les veuves), le thugee (l’assassinat ritualisé des voyageurs) et autres méfaits.
Churchill n’y voyait pas, comme nous le savons maintenant, l’oppression sinistre et paternaliste qu’elle a été. Au contraire, il prit la décision ferme et irrévocable de consacrer son existence à la défense de l’Empire britannique contre tous ses ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur. Au cours de sa carrière politique, il fera plus d’une fois passer sa fidélité à son idéal de l’Empire avant ses intérêts bien compris.
Ne croyant à aucune religion révélée, il était convaincu que la Grande-Bretagne était elle-même une entité spirituelle
LES FEMMES
Sur la question du droit de vote des femmes, le jeune Churchill était extrêmement sexiste : il soutenait que « seules les femmes les moins dignes de respect le réclament » et que « les femmes qui remplissent leurs devoirs vis-à-vis de l’État, à savoir en se mariant et en ayant des enfants, sont convenablement représentées par leur mari », ce qui le conduisait à conclure : « Je vais donc m’opposer sans relâche à ce mouvement ridicule. » L’une des raisons de cela, c’était que « si l’on donne le droit de vote aux femmes, il faudra un jour ou l’autre les autoriser à siéger au Parlement », à la suite de quoi, inévitablement, « tout le pouvoir passera entre leurs mains ». Il changea plus tard d’opinion en épousant, comme on le sait, une femme qui soutenait le suffrage féminin, mais il aurait été surprenant qu’un officier de l’armée victorienne issu de l’aristocratie songe différemment dix ans avant que la question ne s’invite au premier rang de la scène politique.
LA FOI ET LE CHRISTIANISME
Contrairement à celui de beaucoup d’impérialistes de son temps, le sens qu’avait Churchill de la responsabilité morale des gouvernants vis-àvis des gouvernés n’avait que peu à voir avec le christianisme. Même s’il est vrai qu’il laissa parfois entendre après ses jeunes années qu’il croyait à l’existence d’un Tout-Puissant – dont la fonction première semble avoir été de le protéger lui –, il ne reconnaissait pas la nature divine de Jésus-Christ. Sur les 5 millions de mots au total dont il usa dans ses discours, jamais il ne prononça le nom de « Jésus », et la seule fois où il le fit de « Christ », ce ne fut pas en le reconnaissant comme le Sauveur. Ses conceptions en matière de religion étaient influencées par sa lecture de Gibbon et par celle du Martyre de l’homme, de Winwood Reade, publié en 1872, qui soutenait que toutes les religions étaient les mêmes dans leur essence. Churchill avait bien un système de croyances, qu’il s’était forgé – aussi incroyable que cela puisse paraître – au mess des officiers du 4e hussards à Bangalore, comme il le révélera : « Au régiment, nous avions parfois des discussions sur des questions comme : “Est-ce qu’il y avait une nouvelle vie dans un autre monde après la nôtre ?”, “Avions-nous eu une vie antérieure ?” […] Tous étaient d’accord pour estimer que si l’on faisait de son mieux pour mener une vie honorable, si l’on accomplissait son devoir, si l’on était fidèle en amitié, si l’on ne maltraitait pas les faibles et les pauvres, alors ce en quoi on croyait ou ne croyait pas n’avait guère d’importance. De nos jours, on appellerait cela je suppose “la religion de l’esprit sain.” »
On a parfois décrit cela comme une forme de déisme « à la Gibbon » ; en tout cas, il n’y avait là rien de chrétien. Quoique Churchill n’ait eu aucune croyance relevant des religions révélées, toute sa vie il resta anglican de nom, comme presque tous les hommes politiques conservateurs de son temps, et il fit des allusions régulières au Tout-Puissant dans nombre de discours pendant la Seconde Guerre mondiale. « Je ne suis pas un pilier de l’Église, mais un arc-boutant : je la soutiens de l’extérieur », confia-t-il à son secrétaire particulier dans les années 1950. Il ne voyait pas la moindre objection à ce qu’on ait une foi chrétienne (ou autre), et il reconnaissait pleinement en Jésus-Christ le plus grand moraliste de l’histoire, mais ses croyances fondamentales étaient d’une nature différente. Comme l’a écrit l’un de ses biographes, « à la religion conventionnelle, Churchill substituait une foi laïque dans le progrès de l’histoire, en mettant fortement l’accent sur la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne et de l’Empire britannique ». Au coeur de maintes décisions clés prises au cours de son existence, on retrouve cette conviction que la Grande-Bretagne et son empire n’étaient pas des entités uniquement politiques, mais aussi spirituelles – l’impérialisme était, en fait, un substitut de religion.
Ayant combattu le fanatisme – islamique – dans sa jeunesse,
il sut le reconnaître sous sa forme nazie avant tout le monde
L’ALCOOL
C’est aussi aux Indes que Churchill apprit à boire (surtout du whisky, dilué dans de grandes quantités d’eau de Seltz) et, en particulier, à éviter de boire jusqu’à l’ivresse. Toute sa vie, il s’est plu à se représenter comme un gros buveur, mais peu de gens en vérité ont cru quelquefois le voir soûl (un seul cas est à relever pendant toute la durée de la Seconde Guerre mondiale, malgré toutes les tensions qu’il endurait alors). « J’avais été élevé et incité à éprouver le plus profond mépris pour ceux qui se soûlaient, sauf dans des occasions exceptionnelles et quelques anniversaires », expliquera-t-il. La propagande nazie en fit son sel, et lui-même fit de nombreuses plaisanteries sur ce qu’il buvait : Churchill avait bel et bien une capacité d’absorption d’alcool hors du commun, mais cela affectait rarement son jugement. Il écrira d’ailleurs : « Un verre de champagne suscite l’euphorie, donne du nerf, stimule l’imagination et rend l’esprit plus agile. Une bouteille produit l’effet inverse : l’excès entraîne une insensibilité comateuse. Il en va de même de la guerre – et le mieux, pour découvrir la qualité des deux, c’est de se contenter de quelques gorgées. » Incontestablement, il adorait l’alcool, en buvait constamment à petites gorgées, avait une solide constitution et n’en était que très rarement affecté.
L’ISLAM
Churchill était très critique vis-à-vis des Talibs, la tribu d’où les talibans actuels tirent leur nom ; ils constituaient, dit-il, « une race aussi dégradée qu’on peut en trouver dans les marges de l’humanité : féroce comme le tigre, mais moins propre – aussi dangereuse, mais moins gracieuse ». Il jugeait que leur observance d’une forme rigoureuse de l’islam maintenait les Afghans « dans le carcan d’une misérable superstition ».
Son point de vue, c’était que « leur religion, qui plus que toute autre a été fondée et propagée par le glaive… encourage un fanatisme débridé et sans pitié, précisant :
L’islam accroît, au lieu de la réduire, la furie de l’intolérance. Il fut originellement propagé par le glaive et, depuis, ses adeptes ont été sujets, plus que les peuples de toutes les autres croyances, à cette forme de démence. En un instant, les fruits d’un labeur patient, les perspectives de prospérité matérielle, la peur de la mort elle-même, sont jetés aux orties. Les Pathans, plus sujets que les autres aux émotions, sont impuissants à y résister. Toutes les considérations rationnelles sont oubliées. Saisissant leurs armes, ils deviennent des Ghazis [fanatiques anti-infidèles] – aussi dangereux et aussi peu sensés que des chiens enragés, et seulement propres à être traités comme tels. […] La civilisation est confrontée au mahométisme militant. Les forces du progrès entrent en conflit avec celles de la réaction ».
Sur la frontière du nord-ouest de l’Afghanistan, et bientôt de nouveau au Soudan, Churchill vit le fondamentalisme islamique de près. C’était une forme de fanatisme qui, sur beaucoup de points clés – son implacabilité totale, son mépris du christianisme, son opposition aux valeurs libérales de l’Occident, son culte de la violence, son exigence d’allégeance absolue, et ainsi de suite –, n’était pas très différente de celle qu’il devait rencontrer quarante ans plus tard. Aucun des trois premiers ministres britanniques des années 1930 – Ramsay MacDonald, Stanley Baldwin et Neville Chamberlain – n’avait jamais personnellement été confronté à semblable extrémisme et ils furent tragiquement lents à discerner la nature de l’idéologie nazie. Avoir combattu le fanatisme dans sa jeunesse permit à Churchill de reconnaître ses caractéristiques notoires avant tout le monde.
[…] Pris individuellement, les musulmans peuvent faire preuve de magnifiques qualités… mais l’influence de la religion paralyse le développement de ceux qui la suivent. Il n’existe pas au monde de force plus rétrograde. Loin d’être moribond, le mahométisme est une foi militante et prosélyte. Il s’est déjà répandu partout en Afrique centrale, donnant à chaque fois naissance à des guerriers que rien n’arrête ; n’était le fait que la chrétienté est protégée par le bras armé de la science – cette science qu’elle a combattue en vain –, on pourrait assister à la chute de la civilisation de l’Europe moderne, à l’instar de celle de la civilisation de la Rome antique. » ■