CHURCHILL-DE GAULLE LE COMBAT DES CHEFS
Partageant déjà beaucoup de points communs par leur éducation, leur
tempérament, leur sens de l’humour et leur orgueil, sir Winston et le chef de la France libre virent leurs destins se confondre durant la Seconde
Guerre mondiale. Non sans de mémorables frictions.
Dans la postérité, ils resteront associés pour toujours. Côte à côte, et unis par le destin dans cette tragédie wagnérienne que fut la Seconde guerre mondiale. Pourtant, peut-on concevoir deux êtres aussi dissemblables, voire inconciliables, que Winston Churchill (1874-1965) et Charles de Gaulle (1890-1970) ? A priori, tout les séparait. Le milieu, d’abord : l’Anglais est issu d’une haute lignée remontant au duc de Marlborough, figure des guerres contre Louis XIV ; le Français est né dans la bourgeoisie urbaine, catholique et monarchiste du Nord. Le premier est francophile (il a du sang huguenot par sa mère et il parle – avec un accent aussi inimitable qu’irrésistible - la langue de Molière), plaçant Jeanne d’Arc et Napoléon juste après son illustre ancêtre dans son panthéon ; le second est anglophobe, nourri des écrits de Jacques Bainville, de Charles Péguy et de l’Action française, convaincu que la « perfide Albion » est l’ennemie héréditaire depuis Crécy.
UN BOULEDOGUE ET UN LÉVRIER
Winston avait un père lord qui le méprisait (« Tu seras un raté, mon fils ! » lui répétait-il) ; Charles avait un paternel historien qui sut lui transmettre savoir et confiance. Physiquement, l’un tient du bouledogue tandis que l’autre évoque le lévrier. Idem pour le tempérament : Churchill est excentrique, fantasque et baroque ; de Gaulle est académique, austère et classique. Le godon est sous perfusion de laudes jusqu’aux vêpres (sans jamais atteindre l’ivresse, ce qui relève de l’exploit), alternant Veuve-Clicquot, whisky, brandy, cognac et une ultime liqueur avant de sourire à
Morphée ; le Gaulois, ni sybarite ni gastronome, est quasi abstème, s’autorisant une coupe de champagne de temps en temps mais coupant son haut-brion avec de l’eau ! Mais à y regarder de plus près, bien des choses les rapprochaient dès avant 1940. En premier lieu, un patriotisme viscéral : enfants, ils jouaient tous les deux aux soldats de plomb en laissant systématiquement les soldats étrangers à leurs partenaires, frères ou cousins. La vocation militaire, qui les titillait dès les culottes courtes, les conduisit naturellement à l’école d’officiers (Sandhurst et SaintCyr). Ils connurent jeunes l’épreuve du feu. Lieutenant au 21e lanciers, le lieutenant Churchill participa au Soudan à la dernière charge de cavalerie de l’armée anglaise et combattit au sein des chevau-légers pendant la guerre des Boers. Lieutenant au 33e régiment d’infanterie pendant la Grande Guerre, de Gaulle fut blessé trois fois avant d’être fait prisonnier en 1916 (il tentera de s’évader à cinq reprises).
Dans la vie privée, chacun sera fidèle à son épouse mais sera frappé par une malédiction familiale : la disparition de sa fille Marigold à l’âge de 2 ans et demi pour Churchill ; la trisomie 21 de la « petite Anne » pour de Gaulle. Ces deux-là avaient aussi une belle plume et plusieurs livres à leur actif, ce qui valut même un prix Nobel de littérature – justifié – au Britannique, en 1953, pour l’ensemble de son oeuvre. Autre point commun : le sens de l’humour et de la répartie (1). Entre eux, ce sera moins la guerre de Cent Ans que la guerre des sentences ! Ultime trait de caractère partagé, à l’origine de multiples frictions : une absence totale de modestie, pour ne pas dire un orgueil démesuré (2). Voilà donc les deux monstres d’ego qui vont à la fois s’épauler et s’affronter dans un troublant « Je t’aime, moi non plus » à compter du printemps 1940. Une relation ambiguë et explosive que l’historien François Kersaudy a joliment qualifiée de « Mésentente cordiale » (3). Tout commence le 9 juin à Downing Street. Un inconnu, général de brigade à titre temporaire et sous-secrétaire d’État à la Défense nationale, vient rendre visite à une vedette, chef du gouvernement britannique, plusieurs fois ministre depuis 1910. Ils ont plus de quinze ans d’écart. C’est la première fois qu’ils prennent contact. Dans ses Mémoires de guerre, le Français rapporte : « L’impression que j’en ressentis m’affermit dans ma conviction que la GrandeBretagne, conduite par un pareil lutteur, ne fléchirait certainement pas. M. Churchill me parut être de plain-pied avec la tâche la plus rude, pourvu qu’elle fût aussi grandiose. […] Bref, je le trouvai bien assis à sa place de guide et de chef. » De son côté, le premier ministre fait contre mauvaise fortune bon coeur. Il eût mille fois préféré des Gamelin, Weygand, Lebrun ou Reynaud, mais tout ce personnel politico-militaire pèche par défaitisme. En désespoir de cause, il décide d’accorder sa confiance à ce quidam galonné, « qui est jeune et pense que l’on peut faire beaucoup ». Un mariage de raison, plus qu’un coup de foudre.
Good sport, il lui offre les micros de la BBC pour l’appel du 18 juin (et les communications ultérieures avec la France occupée), lui déniche appartements, logements et bureaux à Londres, le reconnaît comme chef des Forces Françaises Libres (FFL), lui affecte un « communicant » chargé de faire son article en Grande-Bretagne et dans le Commonwealth (« Churchill me lancera comme une savonnette ! » maugrée l’ingrat bénéficiaire de cette attention), lui permet de recruter des troupes (à l’été 1940, il n’a derrière lui que 7 000 soldats mal équipés, rescapés de Dunkerque et de Narvik), lui prête ses agents, ses avions et ses navires pour rallier les bonnes volontés de la Résistanc – sur le continent ou en outre-mer. Last but not least, le gouvernement de Sa Majesté prend à sa charge les dépenses liées à l’entraînement et à l’équipement des FFL. Bref, sans Churchill, de Gaulle n’est rien et il le sait : « Naufragé de la désolation sur les rivages de l’Angleterre, qu’aurais-je pu faire sans son concours ? » L’ombrageux officier encaisse même la canonnade honteuse et meurtrière de Mers el-Kebir (1 297 marins français tués par la Navy afin que la Royale ne tombe pas dans l’escarcelle allemande) et va jusqu’à la justifier publiquement le 8 juillet 1940 sur les ondes de la BBC ! C’est encore une similitude entre les deux hommes : adeptes du credo « La fin justifie les moyens » et au nom de la « raison d’État », ils ne reculeront jamais devant un parjure. Churchill trahira le royaliste Mihailovic au profit du communiste Tito en Yougoslavie, et de Gaulle, l’élite de son armée, les pieds-noirs puis les harkis en Algérie…
INGRATITUDES
Toutefois, cette apparente docilité (car de Gaulle avale des couleuvres par obligation, mais il en est malade) ne durera pas, au grand dam de Churchill, qui attendait un minimum de reconnaissance et d’obéissance de la part de son poulain. Premier accroc : la campagne du Levant (Syrie et Liban), au printemps 1941. L’armistice de Saint-Jean d’Acre, en juillet 1941, fait trop de concessions à Vichy, estime le général rebelle, et il y voit une manoeuvre d’Albion pour supplanter la France au Proche-Orient. En résulte une injuste et féroce déclaration faite en août 1941 au Chicago Daily News : « L’Angleterre a conclu avec Hitler une sorte de marché pour la durée de la guerre, dans laquelle Vichy sert d’intermédiaire. » Churchill fait savoir à l’insolent qu’il juge ses propos « immodérés » et « anglophobes ». Explication houleuse en septembre 1941. La première d’une longue série. Car l’entrée en guerre des États-Unis va accentuer les désaccords et creuser le fossé jusqu’à en faire un canyon.
Le président américain, Franklin Delano Roosevelt, prenait de Gaulle pour un « apprenti dictateur », on le sait. C’est ainsi qu’il l’exclut des préparatifs du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (opération « Torch ») de novembre 1942. Stupeur et fureur du patron des Français libres (4), qui interpelle sir Winston : « Vos armées sont
Les deux hommes possédaient chacun un grand sens de l’humour et de la répartie : entre eux, ce sera finalement moins la guerre de Cent Ans que la guerre des sentences !
victorieuses en Libye. Et vous vous mettez à la remorque des Etats-Unis, alors que jamais un soldat américain n’a vu encore un soldat allemand. » Le numéro un anglais, qui n’a pas la conscience tranquille, lui demande de faire des accommodements, mais il essuie cette réplique si gaullienne, qui deviendra un leitmotiv : « Pourtant, j’ai la charge [..] des intérêts et du destin de la France. C’est trop lourd, et je suis trop pauvre pour me courber. »
ÉCHANGES HOULEUX
Après s’être rendus maîtres de l’Afrique du Nord, les Alliés découvrent sur place une communauté française divisée, voire déchirée, entre vichystes, gaullistes et giraudistes. Sous la pression de Roosevelt, ils vont jouer la carte Giraud (5) contre de Gaulle, alors que ces derniers se détestent. En janvier 1943, à la conférence d’Anfa (Maroc), ils sont convoqués par le tandem anglo-saxon qui veut les « marier » (selon la maladroite expression de Roosevelt, qui se croyait spirituel). La rencontre est glaciale et de Gaulle refuse toute « réconciliation nationale », et plus encore la tutelle yankee. Humilié par cet affront fait en présence de Roosevelt, le Premier ministre de Sa Majesté en perd son sang-froid (et son latin !). « Mon Général, lance-t-il à son récalcitrant obligé, si vous m’obstaclerez (sic.), je vous liquiderai. » Réponse, froide et sèche, de l’intéressé : « Pour satisfaire à tout prix l’Amérique, vous épousez une cause inacceptable pour la France, inquiétante pour l’Europe, regrettable pour l’Angleterre. » De toute façon, après une éphémère co-présidence (imposée par ses mentors anglo-saxons) du Comité français de libération nationale, l’homme de Londres parviendra à évincer son rival d’Alger et à rester seul aux manettes. L’échange sera encore plus tendu le 4 juin 1944, deux jours avant le débarquement de Normandie. Une fois de plus, par la volonté des Américains, le Français a été tenu à l’écart de l’opération « Overlord ». Churchill l’a invité dans son wagon-salon de Portsmouth afin de l’amadouer. Fou de rage, de Gaulle apprend que son cher pays va être libéré et gouverné par les Alliés (qui ont décidé d’y battre leur propre monnaie !). « D’ailleurs, je note, commente-t-il, que les gouvernements de Washington et de Londres ont pris leurs dispositions pour se passer d’un accord avec nous. […] Je m’attends à ce que, demain, le général Eisenhower, sur instruction du président des EtatsUnis et d’accord avec vous-même, proclame qu’il prend la France sous son autorité. […] Allez, faites la guerre, avec votre fausse monnaie ! » Churchill voit rouge et s’emporte :
« Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt ! »
Malgré ces querelles à répétition, la rupture ne sera jamais complète. En deux occasions, au moins, le premier ministre interviendra en faveur du susceptible général : en faisant annuler l’ordre américain d’évacuer Strasbourg (ville qu’il savait symbolique pour les Français) pendant l’offensive des Ardennes et en insistant à Yalta pour que la France obtienne une zone d’occupation en Allemagne. Il n’en sera pas remercié pour autant…
La paix restaurée et les esprits apaisés, les frères ennemis ne retiendront finalement que l’essentiel de leur tumultueuse cavalcade : l’estime et le respect.
C’est Churchill qui déclare en 1958 : « De Gaulle restera à jamais le symbole de l’âme de la France et de sa fermeté inébranlable en face de l’adversité. Je me souviens lui avoir dit lors des sombres jours de 1940 : “Voici le Connétable de France.” » C’est un titre qu’il a bien mérité depuis ! »
Et c’est de Gaulle qui confesse dans ses Mémoires de guerre : « Winston Churchill m’apparut, d’un bout à l’autre du drame, comme le grand champion d’une grande entreprise et le grand artiste d’une grande Histoire. » Tout est bien qui finit bien. ■ Jean-Louis Tremblais
(1) Voir dans le cahier loisirs de ce numéro notre quiz des répliques de Churchill.
(2) « Nous sommes tous des vers de terre ; mais je crois que moi je suis un ver luisant », disait Churchill. De son côté, à un condisciple de l’École de guerre qui lui avouait avoir « ce curieux sentiment que vous êtes voué à un très grand destin », de Gaulle répondit : « Oui, moi aussi. »
(3) C’est le titre d’un de ses livres (Perrin, 2001) : De Gaulle et Churchill. La mésentente cordiale. François Kersaudy est aussi l’auteur de Winston Churchill (2000) et Le Monde selon de Gaulle (2018), tous deux édités par Tallandier.
(4) « Eh bien, j’espère que les gens de Vichy vont les foutre à la mer »,
confie-t-il, ulcéré, au colonel Billotte.
(5) Le général Henri Giraud (1879-1949), qui s’était évadé et réfugié à Alger en novembre 1942, avait été nommé haut-commissaire et commandant en chef civil et militaire pour l’Afrique française, après l’assassinat de l’amiral Darlan.
La paix restaurée, ils ne retiendront de leur relation tumultueuse
durant la guerre que l’essentiel : l’estime et le respect mutuels