PREMIER CHANTEUR DE PINK FLOYD
Génie fragile, objet, depuis cinq décennies, d’un véritable culte par les spécialistes, le chanteur du premier album de Pink Floyd a aussi sorti deux albums en solo d’une beauté hallucinante. Fracassé précocement
par le succès, il est injustement méconnu du grand public.
J’étais passionnément amoureux de l’écriture de Syd Barrett. Il y avait chez lui un côté “pas comme nous” qui m’a fortement interpellé. Quelque chose de Peter Pan. » Ainsi parlait David Bowie, qui a repris une chanson de Syd Barrett sur son album Pin Ups. Il n’est pas le seul à avoir été fasciné par ce personnage. Barrett est l’énigme absolue du rock, l’artiste culte par excellence, un objet de fantasmes qui n’en finit plus d’alimenter les légendes les plus folles. Il a sorti trois albums, un avec Pink Floyd, dont il était le chanteur, puis deux en solo, le tout entre seulement 1967 et 1970. Il s’est ensuite évaporé dans la nature, devenu fou, dit-on. Une discographie qui n’aura duré que trois ans et qui ensorcelle toujours, cinquante ans plus tard. Pourquoi ? Parce que Barrett avait un don pour écrire des chansons qui ne ressemblaient à aucune autre. Des comptines dérangées, aux mélodies intrigantes, qu’il chantait de sa belle voix avec un accent anglais très oxfordien. Ses chansons avaient pour titres The Gnome, Take Up Thy Stethoscope and Walk, Interstellar Overdrive, Vegetable Man, Lucifer Sam, Effervescing Elephant, Octopus, Dark Globe, Baby Lemonade, Dominoes, Rats, Birdie Hop… Il faisait, en bref, de la pop excentrique conçue par un malade mental.
C’est à Cambridge qu’il naît en 1946, dans une famille relativement aisée. Il s’appelle alors Roger mais à l’adolescence, ses amis le surnomment Syd. Son père meurt d’un cancer peu avant son seizième anniversaire et le jeune homme se divertit avec un groupe amateur qu’il a monté avec son ami Roger Waters, Geoff Mott & The Mottoes, une formation qui ne durera que quelques mois. À l’université, où il étudie la peinture, il rencontre David Gilmour, qui deviendra l’un de ses plus fidèles amis. En 1962, les Beatles font leur entrée sur scène, suivis d’autres groupes comme les Rolling Stones et les Kinks. Venus d’outre-Atlantique, les hymnes de Bob Dylan deviennent rapidement un modèle pour le jeune homme qui compose l’une de ses premières chansons, Bob Dylan Blues (ainsi qu’Effervescing Elephant qu’il sortira plus tard sur l’un de ses albums en solo). Peu
après, Pink Floyd est conçu et le groupe, comme tant d’autres à l’époque joue du blues, puis s’inspire du jazz et improvise librement. Barrett, passionné de sciencefiction – le genre est alors très à la mode – et grand amateur de Tolkien, compose des chansons bizarres : c’est la naissance du psychédélisme. Il prend du LSD, tandis que Pink Floyd devient le champion de la scène underground londonienne où il fait fureur dans le club emblématique du milieu, l’UFO. Les journaux tout aussi underground Oz et IT (dirigé par Barry Miles, un intime de Paul McCartney) relaient le phénomène et rapidement, le nom de Pink Floyd est sur toutes les lèvres. Les shows du groupe sont impressionnants : jeux de lumière psychédéliques, longues improvisations au clavier ou à la guitare, dont Barrett propose des sonorités inédites, et chansons délirantes comme Interstellar Overdrive ou Astronomy Domine. Les Beatles ont inventé le psychédélisme avec Tomorrow Never Knows sur leur album Revolver, mais Pink Floyd va beaucoup plus loin. Après trois singles devenus mythiques (Arnold Layne, l’histoire d’un garçon qui s’habille en fille ; See Emily Play, reprise par Bowie ; Apples and Oranges), Barrett et sa troupe sortent leur premier album, The Piper at the Gates of Dawn (« le joueur de cornemuse aux portes de l’aube »), enregistré au studio Abbey Road alors que les Beatles y concoctent Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Considéré comme le plus grand album psychédélique de tous les temps, The Piper at the Gates of Dawn rencontre un succès instantané.
LE TRIOMPHE DE PINK FLOYD
1967 est une année charnière pour ce que l’on nommait alors la pop, des deux côtés de l’Atlantique. Au RoyaumeUni, tout le monde arbore un look dandy très dixneuviémiste et achète ses vêtements dans des magasins comme Granny Takes a Trip ou I Was Lord Kitchener’s Valet. Jabots, vestes militaires, froufrous, manteaux de fourrure et chapeaux excentriques ont remplacé le look mod apparu vers 1964. Le LSD est devenu la drogue de choix après le haschisch, tout le monde se passionne pour les philosophies orientales et les niaiseries mythomanes de Carlos Castaneda. Aux États-Unis, Grateful Dead, Jefferson Airplane et d’autres gobent des acides comme autant de Smarties, et vénèrent Ken Kesey et Brion Gysin, adeptes du dérèglement rimbaldien de tous les sens. Les albums qui sortent à ce moment-là n’ont plus rien à voir avec la pop des années précédentes. Love, le Velvet Underground, les Doors, Jimi Hendrix, Cream, les Stones qui eux-mêmes tournent psyché avec Their Satanic Majesties Request en explorant le thème de la SF avec des morceaux comme 2000 Light Years From Home ou In Another Land, les Pretty Things, qui enregistrent SF Sorrow au titre explicite : tout est en place pour l’année du Summer of Love, celle du grand laisser-aller… Pink Floyd, qui vient de sortir l’album le plus jusqu’au-boutiste du psychédélisme, est bien placé pour décoller. Mais il y a un problème : Syd, qui a composé les singles et l’intégralité des chansons de The Piper at the Gates of Dawn, dévisse… et sérieusement. Sa consommation de LSD empire. Sur scène, il est souvent incapable de jouer comme de chanter, tient des propos incohérents, et alors que Pink Floyd est invité à une émission de télévision aux États-Unis, il déclare forfait. Syd Barrett est viré, remplacé par son vieil ami David Gilmour. Un nouveau Pink Floyd naît, celui que tout le monde connaît, qui va devenir l’un des groupes les plus célèbres des années 1970, vendant des millions d’albums. De son côté, Syd s’installe dans un appartement dont il a repeint le parquet en noir et rouge, et écrit des chansons étranges pour son premier album en solo, The Madcap Laughs (« l’écervelé rit »). David Gilmour vient donner un coup de main, produit l’album, joue de plusieurs instruments, tout comme Roger Waters et Robert Wyatt (Soft Machine) qui assure la batterie pour mieux encadrer un Barrett incapable de suivre le tempo. Mike Ratledge,
1967 : LA GENTILLE POP ANGLAISE DES ANNÉES PRÉCÉDENTES EST MORTE. L’HEURE EST DÉSORMAIS AU PSYCHÉDÉLISME. LE “SUMMER OF LOVE”
VA TOUT CHANGER
également venu de Soft Machine, joue du clavier. Le disque se fait dans la douleur tant le comportement de Syd est erratique. Le résultat, sorti en janvier 1970, est d’une beauté étrange, sans aucun équivalent. Tout comme Barrett, second album en solo qui sort à la fin de cette même année, bénéficiant toujours de l’aide du fidèle David Gilmour, ainsi que de Richard Wright de Pink Floyd.
DES CHANSONS ÉTRANGES MAIS MÉLODIQUES
Ces deux disques constituent en quelque sorte un double album fascinant, rempli de chansons étranges mais souvent très mélodiques, dans lesquelles l’auteurcompositeur se met complètement à nu (Dark Globe, il dit s’être « tatoué le cerveau » ; Golden Hair, d’après un poème de James Joyce) ou déraille de manière très poignante (Feel). Les deux albums reçoivent de bonnes critiques, mais ne se vendent pas : cette musique est trop singulière et équilibriste à l’époque du rock musclé des Who et de Led Zeppelin… Et puis ? Plus rien. Syd monte un éphémère groupe, Stars, qui ne fait qu’un ou deux concerts, après quoi il disparaît.
Soudain, un jour de 1975, alors que Pink Floyd est en train d’enregistrer à Abbey Road, un obèse chauve pénètre dans le studio. Il se présente en bredouillant, les membres du groupe ont les mâchoires qui se décrochent. C’est Syd, méconnaissable. Son regard, vide, est effrayant (« C’était comme regarder dans deux tunnels », rapportera David Gilmour). Syd Barrett s’est retiré du monde comme il s’est retiré en lui-même. Pink Floyd insistera toujours pour qu’une ou deux de ses chansons figurent sur les compilations du groupe afin qu’il puisse en vivre, et composera Shine on You Crazy Diamond en son honneur. « Il était schizophrène, il n’y a aucun doute là-dessus », dira Roger Waters.
DÉPRESSION CHRONIQUE
Barrett devient une énigme. Le journaliste anglais Nick Kent passe des mois à écrire un très long article sur lui, qui fera la couverture de NME. Les punks le vénèrent. Un groupe, les TV Personalities, aura même un minitube avec une chanson intitulée I Know Where Syd Barrett Lives. Certains pensent qu’il est resté « bloqué » dans un trip de LSD. C’est peu crédible : d’autres musiciens (voir Jerry Garcia du Grateful Dead) en ont consommé toute leur vie et ne sont jamais devenus fous, même si ce régime est peu recommandé. Un psychiatre aurait dit qu’il était « incurable » et ne lui aurait par conséquent prescrit aucun traitement. Selon David Gilmour, Barrett souffrait d’une dépression chronique depuis la mort de son père ; le cirque rock and roll, les drogues, et surtout le succès n’auraient fait qu’accélérer sa chute.
Des rumeurs folles ont couru sur lui comme celle d’un musicien affirmant l’avoir croisé chez Harrods dans les années 1970 avec deux énormes sacs remplis de bonbons. D’autres prétendent l’avoir vu en robe. Ces légendes sont souvent de pures fariboles mais certaines sont sans doute justes. Qu’est-il devenu, en réalité ? Il est retourné vivre chez sa mère et sa soeur, à Cambridge, n’a plus jamais touché une guitare ni écouté un disque de rock. Il s’est mis à peindre des tableaux de fleurs et à jardiner. Des armées de fanatiques se pressaient à sa porte alors que Syd Barrett ne voulait plus rien entendre de son passé dans le monde du rock. En 1971, alors qu’il donnait l’une de ses dernières interviews, il avait eu une conversation étrange avec le journaliste de Rolling Stone : « Je suis désolé de ne pas pouvoir m’exprimer de manière cohérente […]. Je ne crois pas qu’il soit facile de parler de moi. J’ai une tête très irrégulière. Et je ne suis rien de ce que vous pensez que je suis, de toute façon. »
Syd Barrett est mort d’un cancer du pancréas le 7 juillet 2006. ■
DANS LES ANNÉES 1970, SYD BARRETT SE RETIRE DU MONDE ET DIT ADIEU AU CIRQUE ROCK AND ROLL