PAKISTAN, LES DERNIERS DES MOHANAS
À bord de leur habitation flottante, ils élèvent pélicans et oiseaux migrateurs dont ils se servent pour pêcher
Reportage
Selon la légende, les Mohanas seraient les descendants de Noé, dont les ancêtres auraient embarqué sur l’Arche biblique. Ceux qui se surnomment entre eux « le peupleoiseau » ne sont plus qu’une poignée à vivre dans le dernier village flottant du lac Manchar, au sud du Pakistan,
perpétuant des traditions vieilles de cinq mille ans.
Il flotte encore dans l’air frais du matin d’infimes particules de sable apportées par le vent brûlant venu du désert du Baloutchistan. Entre brume et soleil naissant, la lumière enveloppe d’un halo ce que l’on prend d’abord pour une île sur le lac Manchar, immense étendue d’eau à perte de vue, la plus vaste du Pakistan et de cette région du monde. Selon le flot des précipitations à l’époque de la mousson, le Manchar varie de 250 à 500 km². Créé à la suite de la construction du barrage de Sukkur au début des années 1930, dans la région du Sind, il est alimenté par le fleuve Indus et d’infinis ruisseaux qui naissent dans les monts Kirthar. Le lac Manchar a des allures de mer intérieure dont il est impossible, d’une rive à l’autre, de discerner la terre qui l’entoure. Le paysage est saisissant de beauté paisible, tout en dégradés de gris et de beige lumineux qui rappellent le plumage des hérons cendrés qui fendent un ciel sans nuages. Sur le côté droit de la route, langue de sable blanc construite récemment en surplomb de l’eau et des champs de cultures céréalières, des silhouettes en contre-jour, dont on devine que ce sont celles d’enfants, se font de plus en plus précises, portant d’imposants ballots de branchages en équilibre sur leurs têtes. Sur la rive, des groupes de femmes vêtues d’étoffes chatoyantes lavent du linge. Elles ne sont pas voilées, portent les cheveux longs, lâchés ou tressés en de longues nattes. L’image surprend dans cette région traditionaliste sunnite où l’on ne croise pas de femmes dans les ruelles des villages de la rive. Ou rarement, et toujours couvertes de la tête aux pieds.
L’ÉDEN DES FILS DE NOÉ
Sur la rive du lac, les pieds dans une écume mousseuse coagulée, signe visible de pollution, un pêcheur démêle les entrelacs d’un filet bleu roi. Le bois apporté par les enfants est chargé, rituel immuable du matin, sur de longues barques effilées que manoeuvrent, à l’aide d’une longue rame, des hommes debout à la proue, en ridant à peine l’eau, vers ce que l’on a d’abord pris pour une île. Fausse impression. C’est une île, mais une île humaine. Une quarantaine de bateaux, habitations flottantes aux toits de palmes séchées arrimés à des roseaux, regroupées comme un rassemblement de charriots de pionniers, forment un village lacustre qui dodeline sur les eaux limoneuses et peu profondes de cette partie du lac Manchar. Sur la gauche
du « village » aquatique, on distingue un homme, de l’eau jusqu’au torse, qui s’affaire devant une forêt de piquets de bois flotté plantés dans la vase. Un oiseau est perché sur chacun d’entre eux. Ce n’est qu’en se rapprochant qu’on distingue la corde qui les lie, à la patte, à leur perchoir. Ce sont des leurres vivants qui permettent aux Mohanas, dissimulés sous leur volumineux kandou, le chapeau en plumes sous lequel ils restent des heures à l’affût, pour attirer et attraper les oiseaux migrateurs qu’ils revendent sur les marchés de la région ou apprivoisent pour pêcher. Bienvenue au royaume du peuple de Mir Bahar, le seigneur de la mer. Ici, dans le sud du Pakistan, fief du clan Bhutto, le temps semble s’être figé à des milliers d’annéeslumière des bouillonnantes villes du pays et même de Seewan, bourgade à trente minutes de voiture. La légende prétend que ces nomades pêcheurs et éleveurs d’oiseaux furent les guides de Noé. Admiratif de leurs talents de bateliers et de marins, il les aurait embarqués pour piloter l’arche afin de sauver l’humanité du Déluge. Il se raconte aussi que le navire mythique, échoué au sommet des pics de l’Himalaya, aurait fini par glisser, à la saison de la fonte des neiges, vers le fleuve Indus. C’est ainsi que les Mohanas auraient trouvé leur éden.
LA LENTE AGONIE D’UN PEUPLE
Excepté quelques téléphones portables et deux bateaux à moteur qui font la navette entre la rive et leur village lacustre, les Mohanas vivent toujours en symbiose avec la nature, perpétuant leurs traditions, se mariant entre eux, comme il y a cinq mille ans. Mais pour combien de temps encore ? En 1992, l’ethnologue et écrivain-photographe naturaliste François-Xavier Pelletier, fondateur de l’association Homme nature, alertait dans nos pages sur le danger d’extinction de cette ethnie du fleuve Indus et du lac Manchar.
À l’écart du monde, vivant en autarcie et perpétuant des gestes millénaires, les descendants de Noé continuent de construire, sans plan, de génération en génération, les zonac et les dundi, leurs bateaux, assemblés et sculptés dans les nobles essences du teck et du fromager. Ils sont semblables point pour point à ceux que l’on peut voir sur des fresques et des miniatures excavées des fouilles sur le site et rassemblées au Musée archéologique de la cité antique de Mohenjo-Daro, construite au troisième millénaire avant J.-C., berceau d’une civilisation dont historiens et archéologues ne savent toujours que peu de choses.
En rencontrant il y a trente ans pour Le Figaro Magazine ce peuple unique, garant d’une histoire venue du fin fond des âges, le naturaliste François-Xavier pressentait déjà la lente agonie du lac et la menace qui pesait sur le peuple-oiseau. Empoisonné par les rejets toxiques des industries charriés par le Right Bank Outfall Drain, canal artificiel long de 273 kilomètres, qui se déverse dans le lac, le paradis des Mohanas risquait de se réduire comme peau de chagrin jusqu’à disparaître, engloutissant avec lui toute une mémoire collective, transmise à travers les siècles comme autant de secrets sacrés. Impossible, en regardant en ce printemps de 2020, sur les eaux du lac Manchar, le dernier village flottant de Mohanas, de ne pas se dire que tout cela ne sera bientôt plus qu’un mirage. Plus que jamais, les descendants de Noé sont en danger.
Peu à peu, les villages flottants qui donnaient vie au lac Manchar se sont éteints un à un. Ces nomades se sont sédentarisés, regroupés sur les rives, dans des maisons de terre battue ou dans des bidonvilles où chaque cahute de roseau est à reconstruire après les inondations qui dévastent régulièrement la région. Ces trente dernières années, les poissons se sont raréfiés, et les oiseaux migrateurs s’y arrêtent de moins en moins, faute de pouvoir se nourrir dans les eaux du Manchar. La faune et la flore de cet écosystème précieux disapraissent et, avec elles, la culture et l’économie florissante de ce peuple de pêcheurs. La communauté des Mohanas s’étiole, fragilisée par le paludisme, la tuberculose et des saisons de disette dans cette région pourtant fertile que se partagent les zamindars, ces riches familles de propriétaires terriens, clans puissants aux demeures avec air conditionné et 4 x 4 dernier cri. Et la corruption est à l’origine des détournements d’aides officielles censées aider les plus pauvres du pays, dont les Mohanas. De tous les villages flottants qui jadis formaient un archipel florissant sur le lac Manchar, il n’en reste donc plus qu’un, composé d’une quarantaine de bateauxmaisons, ultime refuge d’une centaine de familles mohanas, les tout derniers à vivre, en communion avec l’eau et les oiseaux, selon la tradition.
LA FIN D’UNE PÊCHE MIRACULEUSE
Sur le bateau-bus qui le ramène du village tout proche où il est allé acheter un sac de riz, Atta Muhammad Majah embrasse du regard son village flottant et désigne son bateau au toit de palme où, comme lui, comme son père et comme son grand-père, sont nés ses 5 enfants. « Il y a eu jusqu’à 3 000 bateaux sur le lac et sur le fleuve Indus, se souvient avec fierté ce pêcheur quinquagénaire aux cheveux blancs et au visage buriné. Nous étions heureux de cette vie-là, nous pêchions, vendions nos poissons à tous les villages et villes alentour, nos bateaux étaient comme autant d’oiseaux sur l’eau. J’étais un homme riche, comme beaucoup ici. Il y a quinze ans, un seul pêcheur rapportait 15 à 20 kilos de poisson par jour. Il y en avait de dix sortes différentes. Aujourd’hui, nous sommes satisfaits si nous en rapportons tout au plus 5 kilos. Les fêtes de mariage organisées sur les bateaux étaient belles et joyeuses. De nos maisons flottantes nous voyions des gens venir se promener ou organiser des pique-niques en famille sur les rives. Tout cela est fini. »
Noé, admiratif de leurs talents de bateliers, les aurait embarqués pour piloter l’arche et sauver l’humanité du Déluge
Selon un rapport des Pêcheries de l’État du Sind, la production de poissons de la région est descendue de 15 000 tonnes dans les années 1970 à moins de 3 800 aujourd’hui. Au fur et à mesure que se sont opacifiées les eaux claires, les poissons se sont raréfiés. « Il n’en reste aujourd’hui plus qu’une dizaine d’espèces, et si les rejets toxiques du Drain qui se déverse dans le lac empoisonnent l’eau, la chair des poissons l’est aussi », déplore Afzal, un autre pêcheur.
L’EXODE VERS LES VILLES
Chaque matin, face au spectacle des pirogues serpentant entre les habitations de cette cité lacustre, on entend la clameur des pêcheurs et des femmes qui se parlent en voisins, d’un bateau-maison à l’autre, et des rires d’enfants. À la proue de ces roulottes flottantes, il n’est pas rare de voir un pélican, créature majestueuse apprivoisée et entravée. Il sert à attirer d’autres pélicans. De ces volatiles impressionnants, élevés sur leur embarcation comme des animaux de compagnie, les Mohanas extraient une huile rare et réputée pour ses vertus curatives exceptionnelles contre les rhumatismes et les blessures. Un liquide doré épais, qu’ils vendent ensuite à ceux, nombreux dans la région, qui croient aux pouvoirs de guérisseurs de ce peuple.
Sur son embarcation, Husna, 40 ans, mère de 8 enfants de 15 à 28 ans, drapée dans des étoffes fluides aux couleurs vives, prépare le chapati et la traditionnelle bouillie d’algues, de riz et de racines de nénuphars, sur un petit brasero. Les nattes où tous les mebres de la famille dorment côte à côte ont été soigneusement roulées. L’intérieur, tapissé de jonc, est impeccablement briqué, les poteries, identiques aux vestiges exposés au Musée archéologique de Mohenjo-Daro, alignées. La maison de Husna tangue dans un roulis hypnotique, hors du temps. L’inquiétude que l’on perçoit dans le regard de cette mère de famille rappelle pourtant qu’une époque est révolue : « Nous ne pourrons bientôt plus vivre la vie que nous aimons, en harmonie avec la nature, explique-t-elle en pétrissant la pâte pour le chapati. L’eau est polluée, elle tue les poissons et brûle notre peau. Nous ne pouvons plus la boire. Nous manquons de revenus pour acheter du sucre, de l’eau minérale, des fruits et des légumes, et pour réparer nos bateaux que l’on se transmet de père en fils. Ils sont moins bien entretenus et nous tremblons de peur à chaque gros orage. Chaque année, nous voyons des familles abandonner cette existence pour s’installer à Hadji Abdul Karim Mallah et Shalsom, les deux villages sur la rive. Notre monde disparaît… »
Faute de pouvoir perpétuer la vie millénaire de leur tribu, beaucoup de membres de la jeune génération de Mohanas partent louer leurs talents réputés de pêcheurs dans le gigantesque port de Karachi. D’autres décident d’aller
“L’eau est polluée, elle tue les poissons. Nous ne pourrons bientôt plus mener cette vie que nous aimons, en harmonie avec la nature”
travailler dans les industries du Sind ou plus loin, quand ils ne partent pas à la recherche de petits boulots dans le riche État du Pendjab.
Mushtag Ali, jeune trentenaire, qui a vu tant d’amis et de cousins de sa génération quitter la communauté, tient encore bon, lui. Accroupi sur la proue de sa pirogue, il assiste impuissant à l’extinction annoncée d’un mode de vie. « Mes enfants ne vivront plus jamais comme moi et mes parents », dit-il dans un souffle.
LA SAINTE LÉGENDE DU PALLA
Dans la petite école du village de Hadji Abdul Karim Mallah, aux murs chaulés immaculés, la nouvelle génération des Mohanas sédentarisée à regret, est écartelée entre deux mondes, reconnaissent Meerzachi et Saima, les jeunes institutrices. À l’image de Mujahida, 12 ans et de Mallah, 13 ans. « Contrairement à nos aïeux, nous ne sommes pas nées sur un bateau, nous vivons entassés dans de toutes petites maisons. » Les deux adolescentes n’ont qu’un rêve : « partir vivre en ville loin d’ici ». Et devenir, à leur tour, institutrices. C’est aussi ce que souhaitent leurs parents, ainsi qu’un bon mariage, sourient-elles, convaincus que l’avenir des Mohanas ne s’écrira plus sur le lac Manchar ni dans les méandres du fleuve Indus. Non loin des ruines de la cité énigmatique de MohenjoDaro, dans un village édifié par ces nouveaux sédentarisés, une femme centenaire fume une pipe d’opium, étendue sur un lit en bois sculpté traditionnel. Perdue dans ses songes, l’ancêtre, fragile silhouette allongée en chien de fusil devant sa maison, apparaît comme une allégorie nostalgique d’un peuple immémorial qui, si le monde d’après ne lui donne aucune chance, s’éteindra doucement mais inexorablement. Comme ces toutes petites lueurs vacillantes qui, accrochées aux bateaux du dernier village flottant du lac Manchar à la nuit tombée, gîtent sur l’eau. Et puis s’éteignent. Pour les endormir, les parents racontent encore aux enfants que le saint qu’ils vénèrent, Khwaja Khizr, est jadis venu au secours d’une jeune fille en perdition en chevauchant le palla, le poisson nourricier du peuple mohana. Aujourd’hui, les derniers représentants du peuple-oiseau se sentent abandonnés de tous et forment le voeu que des associations pour la défense de l’écologie, des ONG et les pouvoirs publics pakistanais leur viennent en aide. Quand le dernier village flottant mohana disparaît de notre vue, à mesure que l’on s’en éloigne en pirogue, on a l’étrange sensation de quitter un autre monde. Encore là, mais plus tout à fait. ■ Ce travail photographique, réalisé par Sarah Caron pour Le Figaro Magazine, sera exposé à Perpignan pour le Festival international du photojournalisme, à l’église des Dominicains. Du 29 août au 27 septembre (Visapourlimage.com).