“L’ÉTAT DE DROIT PEUT ET DOIT ÉVOLUER”
Nous avions prévu de nous rencontrer pour évoquer l’anniversaire tragique des attentats du 13 novembre. Mais la veille de notre entrevue, dans la nuit du 2 novembre, Vienne a été à son tour frappée par une fusillade djihadiste. L’ancien premier ministre rappelle que la guerre contre l’islamisme sur notre sol sera longue et appelle à une prise de conscience de tous les dirigeants européens.
Cet attentat de Vienne suit une série d’attentats en France. Comment en sommes-nous arrivés là ? La France est visée dans ses dimensions démocratique, laïque, chrétienne et juive, parce que notre civilisation est millénaire, parce que nous sommes le pays des Lumières et que nos valeurs sont universelles. Nous avons oublié ce qu’est le temps long et nous ne pensons pas le phénomène entre chaque attentat. Nous serons frappés de nouveau. J’avais dit à des jeunes lycéens, au lendemain des terribles attaques de janvier 2015 : « Vous êtes une génération qui vivra avec le terrorisme. » Ce n’est pas agréable à dire ni à entendre. Il faut rappeler en permanence aux Français que ce combat sera long et difficile. Nous avons donc besoin d’une mobilisation de toute la société, partout.
Cette guerre est nourrie par l’islam politique et les frères musulmans. Il faut bien comprendre le lien entre les djihadistes et l’islamisme qui valide idéologiquement les ruptures avec la société. Prenons bien conscience que nous avons chez nous des milliers de personnes radicalisées qui représentent une menace majeure. Rappelons, qu’à partir de 2012, entre 5 000 et 7 000 individus venant principalement de France, de Belgique, de Grande-Bretagne ou des pays du nord de l’Europe ont rejoint les rangs de l’État islamique (EI). Beaucoup sont morts, certains y sont encore, je pense aux femmes, d’autres sont revenus. Nous faisons face à un autre défi considérable, celui des sorties de prison. En France, plusieurs dizaines de terroristes condamnés et 2 500 détenus de droit commun qui se sont radicalisés en détention seront libérés progressivement. Nous devons protéger les Français de cet ennemi intérieur qui se conjugue avec l’ennemi de l’extérieur. Nous le voyons bien avec la reconstitution embryonnaire de l’État islamique au Levant, mais aussi avec des milliers de djihadistes qui se sont déplacés en Libye sous le parapluie de la Turquie, étrange partenaire de l’Otan. Erdogan, qui veut prendre le leadership des frères musulmans, nous pose par ailleurs un vrai défi par ses agissements en Méditerranée, ses déclarations enflammées, ses insultes aussi, et le contrôle des communautés turques dans nos pays. Cette guerre que nous gagnerons, dont le but est l’éradication de l’islamisme sur notre sol, sera longue. J’en appelle à une prise de conscience de tous les dirigeants européens.
Face à cette menace islamiste, la réponse doit-elle être uniquement sécuritaire ou doit-elle aussi être idéologique et culturelle ? Comment séparer islam, islamisme et terrorisme ?
Contre le terrorisme, il faut d’abord compter sur nos forces de sécurité et de défense à l’intérieur et à l’extérieur du territoire national. Je vous rappelle que nous sommes toujours engagés au Sahel. Les militaires de l’opération Barkhane viennent d’y tuer une cinquantaine de djihadistes. Le travail du renseignement intérieur est essentiel – je l’ai réformé et renforcé à partir de 2013. Des dizaines d´attentats ont été évités. Il est primordial d’anticiper, de faire remonter un maximum de signalements, d’analyser les signaux faibles, de les traiter, de mieux coopérer avec les services sociaux ou l’Éducation nationale. Et le rôle du renseignement pénitentiaire est crucial. Mais nous devons d’abord mener une guerre idéologique, intellectuelle et culturelle contre l’islamisme. Il faut comprendre que l’islam et les musulmans sont pris, depuis une quarantaine d’années, dans les convulsions de notre monde contemporain : révolution iranienne, chute du mur de Berlin, guerres en Afghanistan, soutien de l’Arabie saoudite et du Qatar à l’islam fondamentaliste, fatwa de Khomeyni contre l’écrivain britannique Salman Rushdie, guerre civile algérienne qui a fait 150 000 morts dans les années 1990, attentats du 11 septembre 2001, etc. Tout cela explique la fitna (division) décrite par Gilles Kepel au sein de l’islam, les évolutions des communautés musulmanes en Europe, la montée en puissance de l’islamisme, les actes terroristes d’al-Qaida ou de l’EI. Le grand défi est donc au sein de l’islam, il faut empêcher la collusion entre l’islam fondamentaliste et l’islam modéré. Les musulmans d’Europe sont l’objectif des islamistes, ils veulent les séparer du reste des citoyens, ils espèrent des représailles contre eux et des attaques contre des mosquées pour provoquer un climat de guerre civile… C’est pourquoi il faut les protéger mais aussi les rappeler à leurs propres responsabilités. Tous les musulmans doivent se lever contre cet islamisme. Je suis particulièrement inquiet quand je lis que 57 % des jeunes musulmans considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République. Si nous ne sommes pas capables de bâtir, en Europe, un islam des Lumières, qui passe notamment par la promotion d’intellectuels musulmans porteurs de nos valeurs, par un travail d’interprétation du Coran, par un contrôle des imams, par
une rupture de fait avec l’islam des pays d’origine, le pire est possible. C’est-à-dire la confrontation.
Finalement, plus que le terrorisme lui-même, le risque le plus important n’est-il pas l’éclatement des sociétés européennes ou, pour reprendre l’expression de François Hollande, « la partition » ?
On parle de partition, de séparatisme. J’avais évoqué moimême un « apartheid » à la fois social, économique, culturel et ethnique, et j’aurais pu ajouter religieux. Je ne cherchais évidemment pas des excuses à travers une pseudo-explication socio-économique, le fameux terreau qui expliquerait à lui tout seul ces ruptures. Il s’agissait de montrer comment, dans ces territoires perdus de la République, les groupes islamistes cherchaient à remplacer les institutions de l’État. Je ne crois pas à la prophétie de Houellebecq développée dans Soumission. Les islamistes ne peuvent pas et ne veulent pas être à la tête de l’État, mais, je le répète, ils veulent contrôler les communautés musulmanes d’Europe. Voyons l’exemple de Molenbeek où la somme des lâchetés et des renoncements permet une expansion de l’islamisme dans cette commune belge. Le chemin de crête est étroit. Nous sommes des démocraties, des États de droit, et aussi des sociétés confrontées à une crise de confiance sans précédent. C’est un moment difficile, redoutable. Défendre cette démocratie, notre civilisation, des sociétés sécularisées ou laïques, tolérantes, avec notre héritage judéo-chrétien, y intégrer l’islam de millions de citoyens qui ne partiront pas et dont une grande majorité – il faut le rappeler – rejette l’islamisme est une tâche considérable et cruciale.
Vous étiez premier ministre durant la vague d’attentats des années 2015-2016. Qu’en retenez-vous ? Avez-vous pu mener votre action jusqu’au bout ?
Cinq ans après, je n’oublie aucun des instants de cette nuit du 13 novembre. Je pense en permanence aux victimes et à ces jeunes que j’ai visités aux Invalides, détruits par les balles de kalachnikovs et qui se reconstruisent dans la douleur. Malgré les multiples attentats que nous avons subis, nous avons très vite réagi. Je n’ai pas ressenti d’entraves dans l’action policière et judiciaire. Nous avons sans doute perdu du temps au début dans la mise en place du renseignement pénitentiaire. Mais nous avons toujours trouvé, entre la majorité et l’opposition, avec la droite à l’Assemblée nationale et au Sénat, des accords portant sur les mesures antiterroristes, la mise en oeuvre de l’état d’urgence, la loi sur le renseignement que j’ai portée en 2015. Elle a été très critiquée par une partie de la gauche, elle est pourtant précieuse aujourd’hui pour nos services de renseignement. Il est évident que la réforme constitutionnelle portant sur la déchéance de nationalité, pour des binationaux condamnés pour terrorisme, n’a pu aboutir à cause des divisions de la gauche et du blocage du Sénat.
Faut-il modifier notre État de droit ?
C’est au nom de la démocratie et de l’État de droit que nous devons combattre les terroristes. Ne tombons pas dans leur piège. Je n’oppose pas non plus État de droit et évolutions nécessaires. Il faut appliquer d’abord tous les dispositifs mis en place notamment depuis les lois de 2012 et 2014. Elles me doivent beaucoup. L’incrimination individuelle pour terrorisme est, par exemple, un outil fondamental pour les magistrats antiterroristes. Mais le rôle du législateur est aussi d’améliorer la loi en permanence, de combler les trous dans la raquette, de tirer les leçons des évolutions de la menace. L’État de droit peut et doit évoluer sans sortir de nos valeurs. Il ne faut pas avoir peur de cela. Une loi se change, une constitution se révise, un traité se renégocie. Il faut le faire avec méthode, esprit de responsabilité et sens de l’unité. Prenons un exemple pour être précis : une décision récente de la Cour de justice européenne datant d’octobre 2020, si elle était appliquée, rendrait très largement nos services de renseignements sourds et aveugles en interdisant à ces derniers d’analyser des données de connexion collectées. Cela serait profondément absurde car nous avons besoin de ces dispositifs pour mener la guerre. Donc il faut passer outre. Soyons sérieux. Les Français ont sans doute le sentiment de perdre beaucoup plus de libertés individuelles dans le cadre de la crise sanitaire que dans celui de l’état d’urgence sécuritaire qui existe de fait depuis 2015.
Est-il encore possible aujourd’hui, dans une France marquée par une crise sociale, sanitaire, économique et sécuritaire, de recevoir de nouvelles populations dans de bonnes conditions ? Sur ces 70 % de demandeurs d’asile déboutés, pourquoi 80 % restent sur le territoire ?
L’asile est un droit conventionnel fondamental, c’est l’honneur de notre pays d’accueillir ceux et celles qui fuient les dictatures et la torture, mais pour qu’il soit efficace – et pour le préserver il faut que les déboutés soient expulsés rapidement. Il faut être beaucoup plus efficace, sinon nous tuerons le droit d’asile. L’immigration économique s’est énormément réduite depuis des années. Cela n’empêche pas qu’à travers le regroupement familial, la crise des réfugiés ou l’immigration illégale, nous faisons face à une immigration supplémentaire alors que notre modèle d’intégration est déjà mis à rude épreuve. Il est évident que nous devons être beaucoup plus fermes en termes de contrôle de nos frontières.
Si j’avais exprimé mes doutes face à la décision d’Angela Merkel et d’autres dirigeants européens d’ouvrir massivement les frontières pendant la crise des réfugiés de 2015, c’était parce que je craignais les conséquences d’une immigration non contrôlée et d’une intégration ratée dans des pays marqués par la crise et où l’extrême droite montait en puissance. Il faut vraiment que l’Europe soit capable de protéger ses frontières extérieures avec tous les moyens nécessaires. Si elle est une passoire, c’est le projet européen qui continuera de se fissurer. C’est pour cela qu’il faut une vraie mise à plat de Schengen. ■
“Cinq ans après, je n’oublie aucun des instants de cette nuit du 13 novembre. Je pense en permanence aux victimes et à ces jeunes que j’ai visités aux Invalides, détruits par les balles de kalachnikovs…”
Avec la vente d’Aviva France, l’Afer oeuvre pour faire émerger une solution constructive. Résolument tourné vers l’avenir et l’innovation, Gérard Bekerman, Président de l’Afer, partage avec nous ses attentes concernant le repreneur de l’assureur français.
Certains députés évoquent la vente d’Aviva France à un repreneur bermudien. Qu’en pensez-vous ?
John Stuart Mill, un libre penseur du XIXe siècle, disait que « le gouvernement des affaires n’est pas l’affaire du gouvernement ». Il avait raison. L’initiative de ces élus a néanmoins le mérite de mettre en lumière un phénomène en plein essor dans le domaine de l’assurance, le « runoff », ou « liquidation » en français. L’Afer n’y est pas favorable. Qui aimerait être « liquidé » ? Il n’est jamais agréable d’être destiné à disparaître. Un modèle de « run-off », fût-il aux Bermudes ou pas, est aux antipodes du nôtre.
Existe-t-il d’autres offres pour la reprise d’Aviva France ?
Oui, plusieurs. L’Afer est une pépite qui représente près de 60 milliards d’euros d’actifs sous gestion et de nombreuses fées se penchent sur son berceau. J’ai une grande confiance dans la nouvelle directrice générale d’Aviva Monde Plc, Amanda Blanc. Nos contacts permanents et fructueux me permettent de penser qu’elle choisira un repreneur à la hauteur des attentes des 770 000 adhérents de l’Afer. Nous avons eu avec Aviva une relation riche et constructive pendant plusieurs décennies. Notre aventure n’est peut-être pas totalement terminée et je suis serein quant à notre avenir. Demain sera encore meilleur qu’hier.
Quelles sont vos perspectives avec le futur repreneur ?
Il devra être un acteur qui partage nos convictions : respecter l’ADN associatif de l’Afer, apporter le meilleur service aux adhérents et être un partenaire international afin de leur fournir ce qu’il y a de mieux au monde ‒ tout en respectant les réglementations française et européenne. Il lui faudra aussi privilégier une gouvernance simple et claire pour des décisions rapides. Enfin il devra être un partenaire de dialogue afin de poursuivre notre développement et définir une gamme complète conciliant la sécurité de l’épargne et les opportunités de marché.