“LE GROS PROBLÈME DE TRUMP N’A JAMAIS ÉTÉ L’EXTRÉMISME MAIS L’INCOMPÉTENCE”
Ce mercredi 20 janvier, Donald Trump a quitté la scène politique. Le journaliste et essayiste américain dresse un bilan sans concession de son mandat, mais regrette que ses adversaires n’aient toujours pas tiré les leçons de son élection et redoute que l’intimidation et la censure
de la gauche radicale ne progressent encore dans les années à venir.
Le bilan de Donald Trump serat-il gâché à jamais par les dernières semaines de son mandat, notamment son refus de reconnaître sa défaite et l’invasion du Capitole par certains de ses partisans ? Oui, terni pour toujours – mais cela nécessite une explication plus large. La présidence de Trump a divisé le pays en deux. On ne peut pas vraiment parler de son bilan comme étant « gâché » par quoi que ce soit, car ceux qui se sont le plus opposés à Trump étaient des universitaires, des journalistes et divers « influenceurs » de la haute technologie – ceux-là mêmes qui vont écrire le récit de sa présidence. Depuis pratiquement le moment où Trump est entré en fonction, ils l’ont considéré comme le pire président de l’histoire américaine.
Mais en fait, dans l’état où étaient les choses le jour de l’élection 2020, Trump ne pouvait pas être qualifié de pire président élu de ce siècle. Il y a eu, souvenons-nous, George W. Bush, qui a déclenché deux guerres, les a perdues toutes les deux et a conduit l’économie mondiale au bord de l’effondrement.
Depuis l’élection, Trump a été réévalué pour le pire par de nombreux Américains qui n’ont jamais eu d’antipathie particulière à son égard. C’est parmi eux que sa réputation a été « entachée ».
Cette fin de mandat en farce révèle-t-elle les limites du personnage ?
Cela révèle que la personne est aussi importante que l’idéologie en politique. Depuis que les partisans de Trump ont pris d’assaut le Capitole, de nombreux commentateurs ont déclaré : « Si vous êtes surpris, c’est que vous n’avez pas été vigilants », comme si les événements de ce mois-ci justifiaient les tentatives précédentes de le démettre de ses fonctions. Ce n’est que partiellement vrai. Les premières enquêtes du « Russiagate » – qui tentaient de relier Trump à Julian Assange et aux services de renseignement russes – avaient leurs origines dans la campagne de Hillary Clinton en 2016, comme Trump l’avait suggéré. Le premier procès de destitution en 2019 a probablement fait plus de mal aux démocrates qu’aux républicains.
Il y a néanmoins, dans les événements de ces dernières semaines, une justification pour les détracteurs de Trump. Si ces derniers se sont trompés sur certains détails, les événements leur ont donné raison en substance. Trump ressemble plus à l’homme contre lequel ses détracteurs ont mis en garde en 2016 et 2020 qu’à l’homme que ses partisans espéraient qu’il serait.
La procédure de mise en accusation à son encontre vous paraît-elle cependant justifiée ?
Tout à fait justifiée. Trump a proféré des menaces physiques contre le Sénat afin de l’empêcher de compter les voix des grands électeurs qui montreraient qu’il avait perdu les élections. La malchance et la mauvaise politique peuvent avoir contribué à donner à la foule l’opportunité d’envahir le Capitole. Et leur invasion ne constituait pas une « insurrection », comme le prétendait le chef d’accusation. Mais les émeutiers constituaient une menace pour la sécurité physique des sénateurs, au moment même où ils s’acquittaient de l’une de leurs fonctions constitutionnelles les plus solennelles. En tant que tels, ces émeutiers, envoyés délibérément par Trump, constituaient une menace pour la Constitution.
Trump a commis une violation constitutionnelle tout aussi grave lorsqu’il a téléphoné aux autorités électorales de Géorgie le 2 janvier pour exiger qu’elles « trouvent » suffisamment de voix pour lui donner la victoire, et les a menacées si elles choisissaient de ne pas le faire. Même si la prise d’assaut du Capitole n’avait jamais eu lieu, cette tentative de subvertir une élection mériterait l’interdiction permanente de ses fonctions induite par la destitution que vise la mise en accusation.
Au-delà de son style, que restera-t-il du mandat de Trump ?
Il y a deux façons d’envisager la raison de l’élection de Donald Trump en 2016.
Premièrement, vous pouvez dire qu’il a parlé à une classe ouvrière hantée par le déclin social et oubliée par les élites qui captent l’argent de l’économie mondiale. En réengageant ces parias dans le système politique, il a pu gagner certains États qui avaient vécu un écroulement industriel – Michigan, Wisconsin, Ohio, Pennsylvanie. Cela a bouleversé la politique. La question était de savoir ce qu’il ferait pour ces gens. Trump a mené de véritables changements pour faire évoluer le terrain de jeu économique en leur faveur. Impressionnés par son succès électoral, les décideurs des deux partis sont devenus plus sceptiques quant au libre-échange et plus hostiles à la Chine. Les revenus des travailleurs les moins bien rémunérés ont légèrement augmenté – même si cela peut être aussi imputé aux lois sur le salaire minimum adoptées dans plusieurs États. Quoi qu’il en soit, la Covid a effacé tous ces gains et a rendu les clés de l’économie aux magnats d’internet et aux banquiers d’investissement des côtes Est et Ouest, exacerbant l’inégalité que Trump avait promis de réparer en arrivant au pouvoir.
Mais il y a une deuxième façon de voir l’élection de Trump en 2016. C’est que certains électeurs, qui ne sont pas tous pauvres, ont perçu la démocratie américaine comme corrompue. Cette perception était correcte. Les régulateurs et les juges ont le pouvoir de passer outre les résultats des scrutins électoraux, en recourant souvent aux lois sur les droits civils.
Grâce à un processus que personne n’a pleinement compris, mais qui devient fréquent en France également, des professeurs de second ordre ont pu se prononcer sur ce que les gens pouvaient et ne pouvaient pas dire. De curieuses associations « antiracistes » ont acquis le pouvoir de donner des instructions aux hommes d’affaires sur les personnes à engager. Les conceptions de l’efficacité et de l’équité des dirigeants ont été jugées abstraites et élitistes – avec raison. Hillary Clinton a incarné l’attitude de ces élites et leur pouvoir. Le gros problème de Trump, jusqu’à la fin, n’a jamais été tant l’extrémisme que l’incompétence. Trump manquait d’imagination et de personnel pour défier la bureaucratie installée. Le résultat a été que l’intimidation et la censure des gens ordinaires, les accusations de sexisme et de racisme à leur égard, n’ont pas diminué mais augmenté sous Trump, en particulier après les émeutes #MeToo et Floyd de l’été dernier. Les géants de la tech sont de plus en plus agressifs dans leur censure.
Sa chute signifie-t-elle la fin du populisme ?
Ce n’est pas du tout la fin du populisme, précisément parce que tous les griefs qui ont créé le populisme demeurent. Trump a réussi à rassembler les populistes mais, comme je l’ai dit, il a été totalement incompétent dans la mise en oeuvre de leur programme. Son départ pourrait être une libération.
Les adversaires de Trump étaient si confiants dans leur vertu qu’aucun n’était le moins du monde curieux de savoir pourquoi il avait été élu à la Maison-Blanche. Ils n’ont rien appris depuis. Les démocrates, avec la députée new-yorkaise Alexandria Ocasio-Cortez, décrivent déjà la destitution comme un moyen de chasser de la politique non seulement Trump, mais tous les députés qui ont pu soupçonner des irrégularités lors de l’élection. Il s’agit là d’interdire une opinion, et non de punir un crime. Maintenant, si par populisme, vous entendez non pas les adeptes américains de Trump mais plutôt le mouvement mondial, c’est un revers. Ainsi, par exemple, une bonne relation avec les États-Unis reste un atout, et il sera plus difficile pour Marine Le Pen ou Marion Maréchal de renforcer la confiance des électeurs en 2022. Il en va de même pour Matteo Salvini, Viktor Orbán, et autres.
Trump peut-il conserver son influence sur le Parti républicain ? Ce dernier s’empressera-t-il de revenir au statu quo mondialiste ?
La condamnation au Sénat en vue d’un procès en destitution entraînerait probablement l’interdiction de la politique à vie pour Trump, mais une telle condamnation est peu probable. Il essaiera d’exercer une influence. La plupart des analystes pensent que ce sera facile pour lui. Mais je pense qu’ils se trompent. Il cherchera à éviter les poursuites de la part d’autorités vindicatives et bien organisées à travers le pays et à faire face à l’état désormais chaotique de ses investissements. Au sein du Parti républicain, son influence repose sur la probabilité qu’il soit un jour président et sur les avantages potentiels de son approbation. Les deux ont diminué.
Quel est l’avenir du « mouvement conservateur » dans ce contexte ?
Le conservatisme en tant qu’engagement à protéger les institutions séculaires, a un brillant avenir, aujourd’hui encore. Mais le « mouvement conservateur » américain n’en a plus. On peut en parler comme quelque chose d’une époque révolue, comme on décrit le mouvement chartiste, le mouvement de la tempérance ou le mouvement non aligné.
Le « mouvement conservateur » était une expression spécifique du conservatisme qui a surgi dans les années 1950 sous la direction de William F. Buckley Jr. et d’autres intellectuels, se concentrant sur le défi que le socialisme lançait à la puissance américaine à l’intérieur du pays et à l’étranger. Il a atteint son point culminant dans les années 1980 sous la présidence de Ronald Reagan. Mais nous vivons à une époque où le pays a de plus gros problèmes que le socialisme. Les républicains conservateurs ne l’ont pas compris. C’est ainsi qu’en 2016, ils ont perdu le parti au profit de Trump. ■
“Les adversaires de Trump étaient si confiants dans leur vertu qu’aucun n’était le moins du monde curieux de savoir pourquoi il avait été élu à la Maison-Blanche. Ils n’ont rien appris depuis”
Une révolution sous nos yeux, de Christopher Caldwell, Éditions du Toucan, 540 p., 25 €.