LA FACE CACHÉE DE LA CRISE
Jusqu’à quand pourrons-nous dépenser des milliards sans compter ? Le soutien de la BCE sera-t-il éternel ? À combien s’élève la dette réelle de la France ?
Dans un livre choc (1), Agnès Verdier-Molinié, directrice générale de la Fondation iFRAP (2), tire la sonnette d’alarme : on ne dit pas toute la vérité aux Français sur l’état de nos finances publiques et les efforts qu’il faudra faire pour les redresser.
Alors que des moyens financiers hors normes sont mobilisés pour lutter contre les conséquences économiques de la crise sanitaire, vous estimez que la France, que vous comparez au Titanic, ne pourra plus tenir longtemps sous perfusion. Le pire n’est pas derrière nous, mais devant ?
Tout est fait pour entretenir les Français dans l’illusion que les milliards peuvent tomber du ciel sans fin, jour après jour. Or, le « quoi qu’il en coûte » cher au président de la République a un revers : l’explosion de la dette française, détenue par le système financier, les épargnants et désormais de plus en plus par la Banque centrale européenne. C’est une véritable bombe à retardement !
Le résultat ? En 2020, la France a emprunté des sommes gigantesques : pas moins de 1 milliard par jour ! Pour prendre une autre comparaison, cela fait 700 000 euros par minute. Qui en est conscient ? Personne n’explique aux Français que nous ne pourrons pas tenir longtemps à ce rythme, soit 380 milliards d’euros pour la seule année 2020. Je raconte dans ce livre, pour la première fois, le rôle d’une très discrète agence de Bercy, France Trésor, qui permet à la France de vivre largement à crédit toute l’année. Tout le problème, c’est que l’argent qui coule à flots est aussi en partie largement gaspillé dans les tuyauteries ministérielles.
On a, par exemple, dit à un ministre en vue : « On te file 2 milliards dans le plan de relance, mais tu as deux heures pour nous dire ce que tu comptes en faire. »
Pour la première fois depuis que je travaille sur ces sujets, de hauts responsables de l’administration se manifestent pour faire part de leur inquiétude. Beaucoup exhortent de sonner l’alerte car si nous ne nous réveillons pas, nous ne maîtriserons plus notre destin. Eux ne peuvent pas parler. Chut… les Français doivent continuer à penser que l’argent est magique, gratuit ; et que l’État a tout pouvoir pour voler à leur secours avec ses milliards fantômes. La vérité, c’est que nos finances publiques entrent dans une zone rouge, dans un contexte terrible où la société est à cran avec ces confinements, ces fermetures administratives et, bien sûr, le chômage qui remonte.
Peut-on vraiment parler d’argent fantôme ?
Ces milliards donnent l’illusion d’une richesse qui n’existe pas. Ils sont empruntés, et contrairement à ce que certains voudraient laisser croire, la dette détenue par la Banque centrale européenne (BCE) ne pourra pas être effacée d’un trait de plume. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a été clair sur ce sujet délicat : « Ceux qui disent qu’une dette ne se rembourse pas sont des irresponsables, vis-à-vis des marchés mais aussi de la signature française qui pourrait être mise en péril »,
a-t-il martelé lors de la présentation du budget 2021. La peur est là. Il a intérêt à le dire et le redire car la valeur de la signature de la France repose dorénavant essentiellement sur la confiance et cette confiance est volatile.
On est en train de massacrer notre avenir ! D’autant que la « dette Covid » (environ 270 milliards d’euros à ce jour) est venue s’ajouter à la montagne de dettes que la France, au lieu d’entreprendre les réformes qui s’imposaient, a accumulée depuis vingt ans. Au début des années 2000, notre endettement ne représentait encore que 60 % du PIB français. En vingt ans, son poids dans la richesse nationale a doublé. En valeur, la dette française a même quasiment triplé, passant de 1 050 milliards d’euros en 2003 à environ 2 800 milliards aujourd’hui et, selon toute vraisemblance, 3 000 milliards en 2022 ! Et encore, c’est sans parler de notre dette invisible. Car, quand on parle de 120 % de dette, on la calcule au sens de Maastricht, qui ne prend pas tout en compte. Il faut ajouter 4 000 milliards de dettes hors bilan supplémentaires, du moins une partie car ce sont des engagements. Même si seulement un tiers des engagements étaient mobilisés, cela fait tout de même 1 300 milliards d’euros. Mais la BCE sera toujours là pour nous préserver de la catastrophe, non ? Je raconte dans le livre que nous dépendons maintenant financièrement presque totalement de la BCE, de ses engagements, de ses déclarations et des votes du Conseil des gouverneurs. Cela ne doit pas nous endormir car cela ne durera pas indéfiniment. Il faut bien
comprendre que si la BCE injecte autant de liquidités dans l’économie, c’est moins pour aider nos entreprises à passer le cap de la pandémie que pour voler au secours des États les plus fragiles de l’Union européenne et éviter la catastrophe d’une crise des dettes souveraines qui pourrait faire exploser l’euro. Nous n’en sommes pas passés loin à la mi-mars 2020, alors que les taux d’emprunt divergeaient rapidement entre l’Allemagne et notamment l’Italie et… la France. Sans l’intervention de la BCE, nous aurions subi une gigantesque crise des dettes souveraines ! Mais ce soutien ne sera pas éternel. J’ai la conviction qu’à partir de 2022 les vannes vont se refermer progressivement. Les Allemands militent déjà en faveur du rétablissement, pour tous les pays de la zone euro, des règles de bonne gestion jusqu’ici imposées : le maintien des déficits au-dessous de
3 % du PIB et un endettement inférieur à 60 %. Eux-mêmes visent l’équilibre budgétaire d’ici à 2022. Tôt ou tard, les pays européens les plus vertueux – l’Allemagne mais aussi les Pays-Bas, l’Autriche… – vont dire stop à la politique de taux négatifs et de rachat des dettes publiques de la BCE. Pourquoi feraient-ils des efforts pour maîtriser leurs finances publiques et pas nous ? Combien de temps les pays vertueux vont-ils laisser la France, désormais un des maillons faibles de l’Union, profiter du parapluie européen et de la bonne gestion des pays du Nord ?
Quelle solution préconisez-vous ? Conforter la confiance dans la signature de la France est fondamental alors que l’État va devoir emprunter plus de 260 milliards d’euros en 2021. Les années suivantes, nos besoins en cash seront du même ordre. Le seul moyen de les financer est de prouver à tous (investisseurs, marchés, partenaires européens…) notre volonté de réduire notre endettement et de mener une politique de croissance et de compétitivité. Sinon, on peut craindre que les non-résidents, qui détiennent la moitié de la dette française, ne se détournent de la France. C’est pourquoi il faut mettre en oeuvre rapidement un plan pour ramener la dette à 100 % du PIB à l’horizon 2027-2030. Un sondage récent montre que 78 % des Français pensent que la France est en déclin, ils méritent la vérité : il va falloir travailler plus, réformer notre modèle social, réduire le train de vie de l’État, repousser l’âge de la retraite, diminuer enfin les effectifs du secteur public alors que ces derniers se sont encore accrus de 129 000 agents supplémentaires depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, qui avait pourtant promis une réduction de 120 000 fonctionnaires… Nous n’avons plus les moyens de tergiverser. D’où le titre de mon livre La France peut-elle tenir encore longtemps ?
Lancer un plan de rigueur en ce moment, n’est-ce pas prendre le risque de compromettre le redémarrage de l’économie ?
Non, c’est plutôt le contraire, c’est la rigueur dans la gestion publique qui permettra de reconstruire la France, de retrouver la croissance et de faire redémarrer notre économie. Dans leur comportement, notamment d’épargne, les Français ont d’ailleurs déjà intégré la nécessité de sortir de l’assistance étatique face à la crise et de revenir à une situation moins anxiogène, car ils savent que se retrouver un jour en banqueroute constitue un risque autrement plus important ! Si cette situation se produisait, on ne pourrait tout simplement plus payer les pensions de retraite, les salaires des fonctionnaires… Contrairement à ce que disent beaucoup d’esprits forts, ce risque n’est pas hypothétique. Du jour au lendemain, nous pouvons être confrontés à une remontée des taux, à une guerre des changes, à une crise géopolitique… Si, face à un choc brutal, nous ne pouvons ni nous appuyer sur des décisions prises ni présenter un plan enfin cohérent, la confiance disparaîtra pour longtemps ! Si un jour les responsables de l’agence qui place notre dette à l’étranger n’ont plus d’arguments pour convaincre les investisseurs, ceux-ci partiront pour longtemps. Je raconte ainsi à quel point nous dépendons maintenant aussi de nos créanciers, de la Banque centrale chinoise aux fonds de pension américains en passant par les grands assureurs !
Le gouvernement doit donc nous dire maintenant comment il ira chercher la croissance de 2021 et comment il redressera durablement la situation.
La France pourra-t-elle s’en sortir sans augmenter les impôts ?
C’est ce que promet le gouvernement. Mais immanquablement, à l’approche de l’élection présidentielle de 2022, on verra fleurir toutes sortes de propositions pour taxer davantage les Français, en particulier les plus fortunés. En période de crise, la tentation de frapper les plus riches au portefeuille est un atavisme très français. Imposer davantage les transmissions de patrimoine comme l’a suggéré récemment l’économiste Thomas Piketty ? Pénaliser la pierre dont le prix a flambé ? Rétablir l’ISF ? Inventer de nouvelles taxes ? Nombre de parlementaires poussent à la roue. Et les tiroirs de Bercy sont pleins d’idées de taxes prêtes à être dégainées. L’une de ces idées consiste à taxer l’épargne dite « dormante ». N’oublions pas que la France est déjà championne du monde en matière de prélèvements obligatoires et se distingue souvent par son plus faible taux de croissance, ce qui n’est peut-être pas un hasard. L’exemple de l’industrie française du médicament, dont nous découvrons aujourd’hui la dépendance stratégique vis-à-vis de l’étranger, est particulièrement éclairant. Depuis 2012, les taxes
L’argent magique et gratuit n’existe
pas. On finit toujours par payer
la note
pesant en France sur le secteur pharmaceutique ont quasi doublé, représentant 8,4 % de leur chiffre d’affaires : à chaque fois qu’il fallait trouver de l’argent pour renflouer l’assurancemaladie, on en inventait une nouvelle. Une véritable vache à lait !
Vous évoquez dans votre livre un potentiel « raid » sur l’épargne des Français. Ce risque est-il sérieux ?
On peut le redouter. Depuis un an, les Français ont accumulé des réserves comme jamais : leur bas de laine s’est gonflé de 100 milliards d’euros. Leur taux d’épargne a grimpé à 28 %, soit le plus haut niveau observé en France depuis 1950 ! Moins l’on sait où l’on va et plus les Français mettent de côté. Piocher dans l’épargne est bien entendu risqué, car très impopulaire, mais c’est un risque que nous courons. Des précédents existent. Alors que la dette italienne frôlait les 120 % de PIB, le gouvernement de Giuliano Amato n’a-t-il pas décidé, en 1992, de mettre en place un prélèvement de 0,6 % sur l’ensemble des dépôts bancaires pour désendetter le pays ? La mesure avait permis de récolter environ 15 milliards d’euros ! Autre piste : bloquer les fonds détenus par les Français sur les contrats d’assurancevie (environ 1 800 milliards d’euros). C’est ce que permet depuis 2016 la loi Sapin 2, qui autorise l’État, au-delà d’une limite de 70 000 euros, à suspendre ou restreindre temporairement les retraits ; ou à limiter les rachats ainsi que la distribution des intérêts prévus.
Nos services publics ne sont plus à notre service, écrivez-vous. Où sontils passés ?
La mise à l’arrêt des administrations pendant le confinement a porté encore un coup de canif à la valeur travail dans nos administrations, déjà minées par les 35 heures et un taux d’absentéisme record. Est-il normal que la France se soit réveillée fin mars avec seulement 1 600 bureaux de poste ouverts sur 17 000 ? Pendant ce temps, en Allemagne, les guichets de poste étaient en activité ! Les postiers français ne sont pas les seuls à avoir déserté leurs obligations d’intérêt général. Si 30 % des agents publics étaient en télétravail durant le premier confinement, environ 40 % des effectifs de la fonction publique d’État étaient payés à 100 % tout en restant chez eux sans travailler. C’est ce qu’on nomme pudiquement « l’autorisation spéciale d’absence » (ASA), un système dont peuvent encore bénéficier aujourd’hui les agents des administrations, dès lors que, par exemple, les classes ou écoles de leurs enfants sont fermées.
Comment jugez-vous la manière dont les administrations sanitaires ont géré la pandémie ?
Les pesanteurs et la mauvaise gestion des administrations, leur manque d’agilité, nous ont sauté aux yeux avec cette crise. Ce qui est frappant, c’est le contraste entre les sommes dépensées, parmi les plus hautes en Europe, et les résultats calamiteux. Par exemple, on a découvert pendant cette crise que personne ne se parlait vraiment entre les préfets, les maires, les ministres, les présidents de région, les départements, les ARS (agences régionales de santé, NDLR)… D’où les cafouillages bien connus sur les masques au début de la pandémie, l’engorgement des hôpitaux, la lenteur de la mise en place des tests de dépistage et, aujourd’hui, de la stratégie de vaccination. On voit bien que, face à une situation d’urgence, notre organisation publique pléthorique ne fonctionne pas correctement. Le statut des agents publics hospitaliers ajouté à la suradministration de l’hôpital
Nos administrations ont montré leur manque d’agilité dans la gestion de
la crise sanitaire
ont eu pour conséquence l’arrêt beaucoup plus important de notre économie par rapport à nos voisins Allemands en 2020…
Comment expliquez-vous les retards pris par la France en matière de politique de vaccination ?
Nous butons sur notre tradition jacobine ultracentralisée : l’Allemagne a déployé des centres mobiles pour faire le tour de ses maisons de retraite. Par ailleurs, une vaccination massive, sur la base du volontariat, a été mise en place en Israël avec des centres ouverts 24 heures sur 24 afin d’atteindre le plus vite possible un niveau d’immunité collective efficient. Nous en sommes très loin.
La nécessité de recourir aux services du cabinet américain McKinsey pour mettre en oeuvre notre stratégie de vaccination est-elle, à vos yeux, une nouvelle preuve de l’incompétence des services de l’État ?
Quand on comprend que les cabinets de conseil ont été sollicités seulement midécembre 2020 pour une campagne de vaccination censée commencer fin décembre, on comprend aussi que là où le bât blesse, c’est plutôt du côté de nos administrations publiques ! Nous avons un nombre d’agents au ministère de la Santé (plus de 11 000) supérieur à tous les pays comparables et nous n’arrivons pas à gérer la logistique en interne ? Peut-être faudrait-il un peu dégraisser le mammouth plutôt que de taper sur ceux qui sont appelés en pompiers… Ou faire appel à l’armée dont la logistique est le métier ?
Je montre dans le livre que notre suradministration nous coûte 84 milliards d’euros par an. On le voit bien, le privé sauve souvent la mise du public. C’est, par exemple, Doctolib qui permet efficacement à nos concitoyens de prendre des rendez-vous pour se faire vacciner… ■
(1) La France peut-elle tenir encore
longtemps ? d’Agnès Verdier-Molinié, Albin Michel, 252 p., 19,90 €.
** La Fondation iFRAP est un think tank qui milite, depuis sa création en 1985, pour une meilleure gestion des politiques publiques.