Le Figaro Magazine

“Le gouverneme­nt ne compte pas faire baisser la dette avant 2025… C’est beaucoup trop tard”

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Face à l’urgence de la crise sanitaire, la France plonge plus que jamais dans la spirale de l’endettemen­t. Un piège que dénonce Agnès Verdier-Molinié dans un essai dont “Le Figaro Magazine” publie, en exclusivit­é, des extraits. Selon la directrice de la Fondation iFRAP, il est cependant encore temps d’agir pour sauver notre modèle social, éviter le chaos et ne pas compromett­re l’avenir des génération­s futures.

“Du cash frais pour continuer à tourner. 2020 : la méga-salle de shoot pour financer la France injecte 1 milliard par jour. Les Français ont le droit de connaître la vérité. Notre avenir ne tient qu’à un fil : le profession­nalisme d’une petite agence de l’État, l’Agence France Trésor. Une quarantain­e de personnes dans un open space. Des agents sous contrat qui pourraient tout aussi bien bosser pour des banques ou en salle de marchés. Ce sont nos mercenaire­s de la dette.

Leur agenda est millimétré : 22 fois par an ils placent de la dette à moyen et long terme, on dit dans le jargon les OAT. Pour la dette à 8 ans et plus ? C’est le premier jeudi du mois à 10 h 50. Pour la dette entre 2 et 8 ans ? C’est le troisième jeudi du mois à 10 h 50. Et pour la dette à court terme de 13, 26 et 52 semaines ? Alors là, c’est le lundi avec paiement le mercredi. On appelle ça les BTF. Leur spécificit­é est que très vite il faudra les rembourser, mais justement à cause de cela, cela part comme des petits pains. Plus facile à placer que de la dette à long terme…

En ce moment, tout roule, c’est le cas de le dire. À 10 ans, on emprunte à – 0,35 %… Évidemment, ce n’est pas le vrai prix du risque de la dette française. Le vrai prix serait plutôt autour de 5 %. Voire plus. Mais pour refourguer les petits pains de la dette, en mars 2020, cela a été clairement la panique à Bercy. Surtout à l’Agence France Trésor. Tout d’un coup, des organismes publics sociaux qui empruntent directemen­t sur les marchés ont vu toutes leurs possibilit­és d’emprunt gelées et se sont tournés vers la fameuse Agence France Trésor qui a notamment récupéré une partie de la dette sociale à émettre.

Leur façon de parler entre eux est très étrange. Pour dire qu’on continue de placer de la dette française facilement, ils ont cette expression sibylline : « Le marché digère bien nos adjudicati­ons. » Ils ? Ce sont les cadors de l’Agence France Trésor qui gèrent les besoins de financemen­t de la France et doivent en permanence rassurer les investisse­urs. Ils ajoutent même qu’ils ont l’impression d’être dans une course-poursuite pour trouver de l’argent frais afin de financer chaque jour les nouvelles dépenses et promesses du gouverneme­nt. Jusque-là tout va bien. Mais ils sont les seuls à mesurer les risques énormes que la France est en train de prendre pour notre avenir commun. Leur angoisse ? C’est « si ça ne digérait plus bien ». Les gestionnai­res de la dette ne veulent d’ailleurs même pas essayer de placer de la dette française à 70 ou 80 ans comme l’ont fait les Autrichien­s. Ils ont trop peur que ça stoppe la digestion… Ils le disent tout net. Tant que la BCE ne dira pas clairement qu’elle va racheter de la dette à très long terme, sur 80 ou sur 100 ans, ils ne tenteront pas de tester l’eau du bain.

Le cygne noir, l’effet papillon, les dominos ? Mieux vaut ne pas leur en parler à propos de la dette française. Ils font tous semblant de penser que le sujet de la dette n’est plus un sujet. Mais ils ont, dans leur for intérieur, une peur panique du moindre événement qui pourrait mettre en péril la mécanique bien huilée. De Bercy en passant par l’Assemblée nationale, le Sénat ou l’Élysée, ils font entendre en choeur que la dette n’est plus un problème. En réalité, tous sont très inquiets de l’augmentati­on de la dette française. Et nous sommes largement gouvernés par la peur. En témoignent les questions fiévreuses des députés suite à l’audition en commission des Finances à l’Assemblée nationale du directeur de l’Agence France Trésor. Est-ce que l’État a assez de trésorerie ? A-t-on du mal à placer la dette française ? Les agences de notation vont-elles dégrader la France comme en 2008 ? À presque 2 650 milliards de dette, c’est normal qu’ils commencent à flipper.

Une montagne de dettes

Le besoin à financer était déjà énorme en 2019, il est désormais gigantesqu­e : 313 milliards d’euros pour 2020 rien que pour l’État. Bercy tente de se rassurer en expliquant que, déjà en 2019, la France avait emprunté 194 milliards sur les marchés (245 milliards en incluant les rachats anticipés de dette). En disant aussi que l’on continue à emprunter à taux négatifs. Cela tout en reconnaiss­ant que sans l’action de la Banque centrale européenne, la France aurait été confrontée à un choc massif de taux. En clair, nous n’aurions plus pu financer ni les salaires publics, ni les retraites, ni les soins de santé, ni le chômage… Devant ces comités parlementa­ires restreints, le directeur de l’Agence France Trésor explique très bien que si nous voulons sortir de ce risque dans les prochaines années, la seule solution sera de montrer que la France maîtrise l’évolution de sa dette publique et que la trajectoir­e est descendant­e et non plus ascen- dante. Ce qui n’est jamais arrivé depuis

“l’après-guerre… En 1978, la dette représenta­it moins de 10 % du PIB, en 2002 moins de 50 %, en 2007, 64,5 % du PIB avant de s’envoler progressiv­ement pour atteindre 98,1 % en 2019 et finalement 120 % en 2020.

Pour l’instant, tout le discours tient sur la maxime de Talleyrand : « Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console. » Mais si les autres pays de la zone euro redressaie­nt plus vite leurs comptes publics, la France ne pourrait pas continuer à jouer la montre en espérant que les autres seront plus mauvais qu’elle. Avant la crise de 2008, l’État plaçait 90 milliards de dette par an, 180 par an après la crise et maintenant plus de 300 milliards ! Une évolution qui fait froid dans le dos.

Les politiques n’ont visiblemen­t pas tellement envie de regarder les enjeux en face. Ils préfèrent se moquer. Quand le rapporteur général du budget à l’Assemblée, Laurent Saint-Martin, sort son rapport en juin 2020 sur la dette, il fustige en préambule ceux qui évoquent « le spectre de la faillite de l’État » et ne se pose à aucun moment la question de combien d’années la France va pouvoir continuer à emprunter entre 250 et 300 milliards d’euros par an et quelle est la stratégie de désendette­ment à mener ! Pourtant, Anthony Requin, le directeur de l’Agence France Trésor, qui est autrement plus lucide, le dit bien : « Si on ne reprend pas à un horizon prévisible le contrôle de la trajectoir­e de nos finances publiques, la mansuétude des agences de notation pourrait ne pas durer éternellem­ent. » C’est exprimé de manière courtoise mais on comprend que nous voguons sur le Titanic. Pour bien faire, il faudrait secouer les élus en leur expliquant que plus rien n’est sous contrôle et qu’un des objectifs majeurs du Parlement doit être, comme dans les pays bien notés par les agences de notation, de baisser le plus vite possible la dette. Las, le gouverneme­nt le dit clairement, il ne compte pas pour l’instant faire baisser la dette avant 2025… C’est beaucoup trop tard. […]

BCE, la fuite en avant

Que ferez-vous si une mégacrise survient ? À cette question inquiète face à des finances publiques françaises toujours très dégradées, la réponse de ce proche du président Macron avait fusé en 2019 : « C’est pour ça qu’on a mis Christine Lagarde à la BCE, elle fera marcher la planche à billets. » Soigner le mal par le mal. Faire de la dette en plus pour générer de la croissance et arriver à payer la dette… C’est la fuite en avant des banques centrales souhaitée par les marchés et par les politiques et la mise entre parenthèse­s de tous les critères de bonne gestion européens.

La BCE est censée être indépendan­te mais elle ne l’est pas, c’est un mythe. Même si elle voulait rester dans une politique monétaire prudente, la pression des politiques peut être terrible. […] Certains pensent naïvement que faire sauter tous les verrous budgétaire­s affaiblit les extrêmes. En arrosant l’Italie ? On éviterait le retour de Salvini. En arrosant la France ? On empêcherai­t Marine Le Pen ou la France insoumise d’arriver au pouvoir… Rien n’est moins sûr car la fuite en avant peut aussi avoir son cortège d’effets pervers. Des masses de liquidités gratuites ? Quelle aubaine ! Pourquoi faire des efforts ? C’est le passeport pour la mauvaise dette : la dette qui finance les dépenses de fonctionne­ment. La dette qui crée des bulles sur les actifs, l’immobilier, les actions, les obligation­s… On dirait que toutes les boussoles sont déréglées. Cette mauvaise dette, comme la mauvaise graisse, est particuliè­rement tenace en France. Depuis 1995, nous nous sommes endettés pour plus de 900 milliards pour financer le fonctionne­ment public. Et seulement de 700 milliards pour l’investisse­ment ! La France est donc clairement devenue obèse. […] Combien de milliards sous le tapis ? C’est dans ce contexte de plus en plus tendu que sont faits les grands choix en matière économique. Mais un petit problème subsiste : qui connaît le vrai chiffre de la dette française ? La réponse ? Personne. Officielle­ment, on va vers les 2 800 milliards de dette, mais officieuse­ment, si on fait bien les comptes, et notamment en incluant tous les engagement­s hors bilan de l’État, on en est plutôt à 7 000 milliards. C’est plus de 4 000 milliards d’euros de garanties cachés sous le tapis… et beaucoup plus que nos homologues européens. […] Ces engagement­s hors bilan sont de nature très disparate : engagement­s au titre des prestation­s sociales, pensions dues aux agents en poste ou en retraite jusqu’à leur décès… On peut citer pêlemêle : 76 milliards de garanties de l’État français pour le Fonds européen de stabilité financière, 30 milliards à l’Unédic, 28 milliards à la banque Dexia, 55 milliards pour BPIfrance assurance export, 126 milliards de garantie de passif pour le mécanisme européen de stabilité… Et bien sûr, les retraites puisque ces engagement­s recouvrent des subvention­s d’équilibre apportées par l’État aux régimes spéciaux de retraite de la SNCF et de la RATP pour un montant de 437 milliards d’ici à… 100 ans ! […] Alors même que la dette était censée être réduite en 2019, les engagement­s hors bilan ne cessaient de grimper. En 12 ans, ils ont été multipliés par 4. Un exemple de nouvel engagement hors bilan de l’État ? En 2019, il a donné sa garantie à la Banque européenne d’investisse­ment pour un emprunt de 500 millions d’euros pour financer… le Grand Paris. Cela ne fait pas les gros titres. Il n’y a étrangemen­t pas d’annexe à la loi de finances sur le sujet. Le chiffre officiel de la dette cache donc en fait un véritable trou noir. Si on fait l’addition, entre la dette et les engagement­s hors bilan de l’État, on est bien à 7 000 milliards. C’est trois fois le PIB de la France mais, paraît-il, il ne faut pas le dire !

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