L’IDÉAL 2 : LES ILLUSIONS ENCORE PERDUES
Son sixième roman est l’un des plus attendus de ce début d’année.
Patrice Jean incarne-t-il le renouveau du roman balzacien ?
Cyrille Bertrand est un raté attachant, comme Serge Le Chenadec dans L’Homme surnuméraire (2017) et Antoine Jourdan dans Tour d’ivoire (2019). Ses deux derniers antihéros ont contribué à donner à Patrice Jean l’aura d’un grand romancier réactionnaire, dont on murmure depuis trois ans le nom à voix basse comme d’un « nouveau Houellebecq ». Quittant son petit éditeur (Rue Fromentin), il entre dans la collection blanche de Gallimard avec un pavé exceptionnel : La Poursuite de l’idéal. On y retrouve son style acerbe et sa lucidité tranchante, son art de la scène symbolique aux personnages sentis, agrémenté d’une intrigue simple : la conquête de Paris par un poète employé au service contentieux de Salons & Cuisines, qui finit par écrire une série télévisée intitulée French Apocalypse.
La charge est virulente, la construction fluide, l’écriture solide, les dialogues comi- ques, bref, ça brille de partout. Ce n’est pas un roman mais un feu d’artifice. Exemples : « Bientôt, le rythme du couple oscillerait entre l’engueulade et le coït consolateur » ou : « Toutes ces idées de monde idéal puaient la chaussette sale, l’onanisme et le rock underground. » Vous voyez : c’est le genre de livre où le lecteur a l’impression d’être tombé sur une mine d’or. Il n’a qu’à se baisser pour ramasser les aphorismes. Patrice Jean est le spécialiste des morceaux de bravoure. Sa description du Festival d’Avignon est tordante : « Cyrille songea aux hordes de Wisigoths détruisant Rome. » Quand il ridiculise le ministère de la Culture ou les producteurs de télé, c’est un régal. L’amitié entre Cyrille et Ambroise, son copain aristocrate, fait démarrer le livre sur les chapeaux de roues, mais c’est à partir de la troisième partie, « Convulsions de la société marchande », qu’il prend son allure de croisière : celle d’une fable universelle sur l’arrivisme. Il s’agit d’une réponse à Alberto Moravia, qui considérait comme obligatoire, pour exister vraiment, de trahir son milieu d’origine. Les personnages de Patrice Jean ne parviennent jamais à échapper à leur milieu. Ils sont déçus par eux-mêmes, déterminés et enfermés par la société, et ne s’échappent jamais. Tout ceci est impeccable, alors pourquoi la fin m’a-telle laissé sur ma faim ? Le pessimisme est sans nul doute ce qui relie Jean à Houellebecq, de même qu’un don pour le politiquement incorrect. Mais son « bildungsroman » manque de chute. Il faudra à Jean un effort surnuméraire pour inventer le grand roman de ce pénible XXIe siècle ; il en a largement les moyens.
La Poursuite de l’idéal, de Patrice Jean, Gallimard, 485 p., 23 €.