Le Figaro Magazine

HOLLYWOOD, LE MONDE D’APRÈS

Accélérée par la pandémie mondiale, la réorganisa­tion du coeur de l’industrie cinématogr­aphique mondiale autour des plates-formes de streaming aura des répercussi­ons capitales sur le septième art. Au point de menacer l’avenir du cinéma en salles.

- Par Arnaud Bordas

Juin 2013, université de Californie du Sud, Los Angeles. Steven Spielberg et George Lucas font face à un parterre d’étudiants qui les écoutent religieuse­ment. À eux deux, avec Les Dents de la mer, Star Wars, E.T., l’extra-terrestre ou Indiana Jones, ils ont changé le visage de l’industrie cinématogr­aphique. Un visage qui, selon les deux septuagéna­ires, est en train de perdre forme humaine. En cause : la financiari­sation éperdue d’une industrie incapable de produire autre chose que des mégablockb­usters franchisés et surbudgété­s, sous l’impulsion de groupes financiers qui prétendent faire les films à la place des profession­nels (réalisateu­rs, producteur­s, scénariste­s, etc.). Si les affairiste­s se contentaie­nt avant de payer l’avion, ils aspirent désormais à s’introduire dans le cockpit et à conduire l’appareil, quitte à risquer un crash qui s’annonce imminent selon les deux cinéastes. Qui prédisent l’explosion du système des studios actuels. Visionnair­e, Lucas précise : « Ce que l’on avait l’habitude d’appeler le cinéma deviendra de la télévision sur internet. »

Moins de sept ans plus tard, nous y sommes. Les deux hommes n’avaient certes pas prédit la crise sanitaire mondiale actuelle, se contentant de dire que le changement de paradigme serait provoqué par les échecs successifs de plusieurs mégablockb­usters. Mais à l’heure où les studios reportent continuell­ement la sortie de leurs films, le résultat est le même : à force d’avoir misé uniquement sur des chevaux surdimensi­onnés et dopés aux anabolisan­ts, le système est au bord de l’implosion.

COLÈRE CONTRE DISNEY

Depuis septembre 2020, les sorties des titres les plus attendus n’ont cessé d’être ajournées : Wonder Woman

1984 (la suite des aventures de la superamazo­ne incarnée par l’actrice Gal Gadot), Mourir peut attendre (le dernier James Bond avec Daniel Craig) ou Dune, nouvelle adaptation des romans de science-fiction de Frank Herbert. Mais la fin de l’épidémie ne cessant de reculer à mesure qu’on avançait, certains studios ont pris l’initiative et créé un précédent : après plusieurs reports de sortie, Disney+, la plate-forme de streaming du studio de Mickey, a accueilli cet automne Mulan, la nouvelle

Derrière la confusion et l’attentisme apparents, les cadres des grands studios de cinéma et ceux des plates-formes de streaming s’activent en coulisses

adaptation en prise de vues réelles d’un de ses dessins animés phares. Curieuseme­nt, pour voir le film, il faut débourser 25 euros, en plus de l’abonnement – sauf en France, où le service de streaming de Disney semble avoir du mal à s’imposer. Bref, un ticket plus cher qu’une place de cinéma pour voir un film sur petit écran. Cherchez l’erreur… À travers le monde, les exploitant­s de salles, qui avaient préparé pendant des semaines la sortie de Mulan, ont manifesté leur colère contre Disney. Qui récidivait pourtant quelques semaines plus tard avec Soul, le nouveau dessin animé Pixar, qui atterrissa­it à son tour sur Disney+ (mais sans majoration cette fois).

UNE LONGUE LISTE D’ATTENTE

Pendant ce temps, nombre d’autres blockbuste­rs attendent (et espèrent) toujours le feu vert pour sortir dans les salles : le film Marvel Black Widow (avec Scarlett Johansson), le film d’action Fast and Furious 9, West Side Story (remake du classique de la comédie musicale par Steven Spielberg), The King’s Man (troisième épisode de la saga Kingsman), etc. Certains ont une date de sortie à laquelle personne ne croit, d’autres se sont vu proposer une date la plus éloignée possible. Mais derrière la confusion et l’attentisme, les cadres des studios hollywoodi­ens et ceux des grandes plates-formes de streaming s’activent en coulisses et préparent déjà le monde d’après. Les réunions s’enchaînent, au cours desquelles les premiers proposent aux seconds les films qu’ils ne peuvent sortir en salles. Le nouveau James Bond, qui devait sortir en avril puis en novembre 2020, a été finalement reporté en avril 2021. Mais si le studio MGM – dans le rouge depuis au moins vingt ans et désormais à vendre pour 5,5 milliards de dollars – jure que le nouveau 007 sortira en salles, des tractation­s ont eu lieu avec Netflix, Amazon ou Apple. Sans aboutir puisque les géants du streaming ont fini par reculer devant le montant du chèque réclamé par MGM : 600 millions de dollars. Une offre pourtant réaliste, quand on sait que les deux derniers films de la franchise ont rapporté chacun des recettes mondiales autour du milliard de dollars. Aux dernières nouvelles, la sortie en salles de Mourir peut attendre a encore été décalée à l’automne, entraînant de nouvelles pertes pour MGM…

COUP DE TONNERRE CHEZ WARNER

Début décembre, une première lame de fond, préfiguran­t le tsunami à venir, a touché les côtes californie­nnes. Après un test avec Won der Woman 1984, annoncé dans les salles américaine­s le 25 décembre et disponible en même temps sur la plateforme du studio, HBO Max, Warner annonce que tous ses films de 2021 – avec des titres aussi attendus que Matrix 4, Dune ou Godzilla vs King Kong – sortiront eux aussi le même jour en salles et sur HBO Max pour une durée d’un mois. La nouvelle fait

l’effet d’un coup de tonnerre, tant elle semble ouvrir la porte à ce dont les actionnair­es des studios et des platesform­es rêvaient depuis longtemps sans pouvoir passer à l’acte : briser définitive­ment la chronologi­e des médias, supprimer le marché de la vidéo physique et, à terme, se débarrasse­r des réseaux d’exploitant­s qui absorbent une bonne partie des recettes rapportées par les salles. Les observateu­rs signalent que le piratage sur internet risque au passage de connaître un véritable « âge de platine », avec des copies haute définition à dispositio­n dès le premier jour de la sortie en salles. Agents, syndicats d’exploitant­s, réalisateu­rs et producteur­s, outrés de ne pas avoir été prévenus, accusent les studios et les plates- formes de leur avoir planté un couteau dans le dos. Une pilule d’autant plus difficile à avaler que le studio initiant cette révolution est réputé pour être le refuge des cinéastes. L’Anglais Christophe­r Nolan, réalisateu­r de succès Warner comme The Dark Knight, Inception ou le récent Tenet (courageuse­ment sorti en salles à la fin de l’été 2020 sans faire le plein de ses entrées), monte au créneau sans langue de bois : « Certains des plus grands cinéastes et des plus importante­s stars de notre industrie sont allés se coucher en pensant qu’ils travaillai­ent pour le plus grand studio de cinéma et se sont réveillés en découvrant qu’ils travaillai­ent pour le pire service de streaming. »

LA RÉVOLTE DE DENIS VILLENEUVE

Dans le sillage de Nolan, d’autres cinéastes prestigieu­x comme Judd Apatow ou Pedro Almodóvar dénoncent un coup de force. Le réalisateu­r espagnol refuse même que son prochain film soit diffusé en streaming. Mais le plus offensif reste Denis Villeneuve. Le Québécois, appuyé par ses producteur­s qui menacent de traîner Warner en justice pour rupture de contrat, est à la tête de Dune, l’un des blockbuste­rs les plus attendus de l’année, doté d’un casting et d’un budget pharaoniqu­es. Écoeuré de voir un aussi grand spectacle, conçu pour l’expérience de la salle, se retrouver vendu à une plate-forme de streaming, le réalisateu­r met le doigt là où ça fait mal et vise nommément le véritable responsabl­e de cette décision : le géant de la téléphonie américaine AT & T, qui possède le studio Warner. « En prenant cette décision, AT & Ta détourné l’un des plus respectabl­es et l’un des plus importants studios de l’histoire du cinéma, dénonce-t-il. Il n’y a là aucun amour du cinéma ni même du public. Il s’agit juste de la survie d’un mammouth des télécommun­ications, qui supporte actuelleme­nt une dette astronomiq­ue de plus de 150 milliards de dollars. »

Les compagnies de télécoms, les gigantesqu­es fonds d’investisse­ment ou multinatio­nales spécialisé­es dans la gestion d’actifs comme The Vanguard Group ou BlackRock (qui siègent au bureau des actionnair­es de Disney, Netflix et Amazon) veulent à tout prix réorganise­r le marché autour des plates-formes, qui représente­nt une véritable mine de valeurs cachées (comme la valeur de la propriété intellectu­elle des oeuvres mais aussi l’énorme trésor que représente la collecte massive de données sur les usagers par les algorithme­s). Ayant constaté que leurs nouveautés et leurs créations originales perdaient rapidement de l’intérêt dans les semaines suivant leur mise en ligne, les plates-formes ont donc décidé de faire main basse sur la programmat­ion des salles paralysée par la crise sanitaire. Il n’était donc guère étonnant de voir Netflix dévoiler la semaine dernière une bande-annonce offensive : en 2021, le cinéma sera sur Netflix, avec chaque semaine de nouveaux films prestigieu­x, portés par des stars poids lourds comme Dwayne Johnson, Leonardo DiCaprio, Gal Gadot, Jennifer Lawrence ou Ryan Reynolds.

Parmi ces films, un certain nombre ont été rachetés à des studios de cinéma ne pouvant pas ou plus les sortir. Mais cette dynamique de vampirisat­ion de la production cinéma date d’avant la crise sanitaire. Les plates-formes ont commencé par attirer des réalisateu­rs renommés comme Martin Scorsese, Alfonso Cuarón ou David Fincher en leur permettant de concrétise­r des projets qu’ils ne parvenaien­t pas à monter pour la salle.

UNE GUERRE DES CONTENUS

Désormais, elles visent les blockbuste­rs, ces piliers massifs sur lesquels repose l’économie mondiale du cinéma. Et cela se terminera par l’achat de réseaux de salles comme sont en train de le faire Netflix et Amazon, afin de servir de vitrine luxueuse à leur catalogue. En 2020, les salles de cinéma ont généré seulement 12,4 milliards de dollars de recettes mondiales, à comparer avec les 42,2 milliards de 2019, mais surtout avec les 71 milliards que devraient dégager les plates-formes de streaming en 2021, selon les projection­s. Derrière ces chiffres de recettes mirobolant­s qui consacrent l’effacement progressif de la salle de cinéma, les plates-formes apparaisse­nt de plus en plus comme des titans aux pieds d’argile. Chacun fourbit ses armes et met en avant ses marques les plus fameuses. Disney+ annonce des dizaines de séries liées à ses franchises phares comme Star Wars, Marvel ou Pixar, tandis qu’Amazon prépare une série Le Seigneur des anneaux pour 2023 et que HBO Max s’apprête à relancer Game of Thrones. Bref, c’est la guerre des contenus, les plates-formes réinvestis­sant directemen­t les profits de leurs abonnement­s dans le développem­ent de nouveaux titres. La question est : quand les platesform­es de streaming atteindron­telles leur plafond, voire leur point de rupture ? Netflix, par exemple, annonce fièrement injecter 19 milliards de dollars pour la création en 2021, mais avec une dette continuell­ement en expansion qui atteint les 16 milliards, on voit mal ce système se perpétuer ad vitam aeternam. D’ici là, les multinatio­nales à la manoeuvre auront trouvé leur compte et fait de la salle de cinéma un marché de niche. Exactement comme l’avaient prédit Spielberg et Lucas. ■

Malgré leur bonne santé actuelle, favorisée par la crise épidémique, les plates-formes demeurent, financière­ment, des colosses aux pieds d’argile

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 ??  ?? Le siège mondial de Netflix, à Los Gatos, en Californie. Derrière
ces murs se joue l’avenir du cinéma.
Le siège mondial de Netflix, à Los Gatos, en Californie. Derrière ces murs se joue l’avenir du cinéma.
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Nouvelle adaptation spectacula­ire du bestseller de science-fiction du même nom avec Timothée Chalamet, Rebecca Ferguson, Oscar Isaac, Josh Brolin, Javier Bardem et Charlotte Rampling. Face à la décision de sortir son film en salles et en streaming, le réalisateu­r Denis Villeneuve a déclaré, avec une virulence inédite : « Le lancement de HBO Max ayant échoué jusqu’à présent, AT & T a décidé de sacrifier Warner Bros et toute l’ardoise de 2021 dans une tentative désespérée d’attirer l’attention du public. »
« DUNE » Nouvelle adaptation spectacula­ire du bestseller de science-fiction du même nom avec Timothée Chalamet, Rebecca Ferguson, Oscar Isaac, Josh Brolin, Javier Bardem et Charlotte Rampling. Face à la décision de sortir son film en salles et en streaming, le réalisateu­r Denis Villeneuve a déclaré, avec une virulence inédite : « Le lancement de HBO Max ayant échoué jusqu’à présent, AT & T a décidé de sacrifier Warner Bros et toute l’ardoise de 2021 dans une tentative désespérée d’attirer l’attention du public. »
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Deuxième aventure de la super-héroïne campée par
la sculptural­e Gal Gadot. Aux États-Unis, le film est
sorti le 25 décembre dernier, dans les salles et
sur la plate-forme HBO Max. En France, HBO Max n’étant pas encore disponible et les salles étant fermées, on attend toujours sa sortie,
un jour… quelque part.
« WONDER WOMAN 1984 » Deuxième aventure de la super-héroïne campée par la sculptural­e Gal Gadot. Aux États-Unis, le film est sorti le 25 décembre dernier, dans les salles et sur la plate-forme HBO Max. En France, HBO Max n’étant pas encore disponible et les salles étant fermées, on attend toujours sa sortie, un jour… quelque part.
 ??  ?? « TENET » Christophe­r Nolan, ici sur le tournage de son dernier blockbuste­r, sorti en salles à l’automne, est le premier à avoir pris la parole pour dénoncer les relations incestueus­es entre le cinéma et le streaming.
« TENET » Christophe­r Nolan, ici sur le tournage de son dernier blockbuste­r, sorti en salles à l’automne, est le premier à avoir pris la parole pour dénoncer les relations incestueus­es entre le cinéma et le streaming.
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« MANK » Signé David Fincher, avec Gary Oldman dans le rôle du scénariste de « Citizen Kane », Herman J. Mankiewicz, ce film en noir et blanc, exigeant, se veut la vitrine « cinéphiliq­ue » de Netflix.
 ??  ?? « WEST SIDE STORY » Les distribute­urs de la nouvelle adaptation, par Steven Spielberg, de la célèbre comédie musicale ont pris les devants rapidement face à la crise sanitaire : prévu pour une sortie en salles le 18 décembre 2020, le film a été directemen­t décalé d’un an, au 10 décembre 2021. Outre Ansel Elgort et Rachel Zegler, figure au générique Rita Moreno, l’interprète inoubliabl­e de « America » dans la version de 1961…
« WEST SIDE STORY » Les distribute­urs de la nouvelle adaptation, par Steven Spielberg, de la célèbre comédie musicale ont pris les devants rapidement face à la crise sanitaire : prévu pour une sortie en salles le 18 décembre 2020, le film a été directemen­t décalé d’un an, au 10 décembre 2021. Outre Ansel Elgort et Rachel Zegler, figure au générique Rita Moreno, l’interprète inoubliabl­e de « America » dans la version de 1961…
 ??  ?? « MULAN » « Mulan », adaptation en prise de vues réelles du dessin animé de 1998, fut le premier dont la sortie en salles a été remplacée par une sortie en streaming. « WandaVisio­n », disponible sur Disney +, est la première série télé Marvel. Après les aventures de la Sorcière rouge et de Vision, suivront 9 autres séries Marvel, dont « Miss Hulk », « Loki » et « Hawkeye ».
« MULAN » « Mulan », adaptation en prise de vues réelles du dessin animé de 1998, fut le premier dont la sortie en salles a été remplacée par une sortie en streaming. « WandaVisio­n », disponible sur Disney +, est la première série télé Marvel. Après les aventures de la Sorcière rouge et de Vision, suivront 9 autres séries Marvel, dont « Miss Hulk », « Loki » et « Hawkeye ».
 ??  ?? « THE MANDALORIA­N » « The Mandaloria­n », série télé à succès située dans l’univers Star Wars, verra sa troisième saison sortir sur Disney + en décembre prochain. C’est LE produit d’appel number one de la plate-forme de streaming. « Soul », de Pete Docter, est, lui, le premier long-métrage d’animation du studio Pixar à être sorti directemen­t en streaming (en décembre dernier).
« THE MANDALORIA­N » « The Mandaloria­n », série télé à succès située dans l’univers Star Wars, verra sa troisième saison sortir sur Disney + en décembre prochain. C’est LE produit d’appel number one de la plate-forme de streaming. « Soul », de Pete Docter, est, lui, le premier long-métrage d’animation du studio Pixar à être sorti directemen­t en streaming (en décembre dernier).
 ??  ?? JAMES BOND « Mourir peut attendre », le dernier James Bond de l’acteur Daniel Craig, pourrait être rebaptisé « Sortir peut attendre ». Initialeme­nt programmé pour une sortie en salles en avril 2020, repoussé en novembre, puis en avril 2021, le nouveau 007 serait maintenant annoncé pour l’automne 2021. Et rien ne garantit à 100 % que le film sortira bien en salles…
JAMES BOND « Mourir peut attendre », le dernier James Bond de l’acteur Daniel Craig, pourrait être rebaptisé « Sortir peut attendre ». Initialeme­nt programmé pour une sortie en salles en avril 2020, repoussé en novembre, puis en avril 2021, le nouveau 007 serait maintenant annoncé pour l’automne 2021. Et rien ne garantit à 100 % que le film sortira bien en salles…
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« SOUL »
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« WANDAVISIO­N »

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