Le Figaro Magazine

SENIORS EN COLOCATION

Fuyant la monotonie des journées d’isolement et réticents à rejoindre un Ehpad, des personnes âgées ont choisi de s’installer dans des maisons organisées pour vivre une expérience semi-communauta­ire aux allures de nouveau départ.

- Par Guyonne de Montjou (texte) et Rodolphe Escher (photos)

La salle à manger est baignée de soleil. Autour de la table, on s’apprête à tirer les rois. La galette est dorée et faite maison. Les voix s’animent au moment d’en distribuer les parts. Ces dix convives ne se connaissai­ent pas il y a deux mois, mais il a suffi d’un article paru dans le journal Sud Ouest pour qu’ils soient réunis dans cette « résidence senior alternativ­e ». À présent, ils attribuent la couronne à celle par qui le miracle existe : Anne Clauzel, maîtresse des lieux. Cette femme de 55 ans et son frère ont pensé le projet de colocation pour personnes âgées à la suite du décès brutal de leur mère, renversée par une voiture en 2013. « Cet accident m’a convaincue que la vie pouvait s’arrêter à tout instant et qu’il fallait prendre soin de nos anciens. La soeur de maman est la première à s’être installée ici, l’été dernier », explique cette énergique mère de quatre enfants qui a travaillé dans l’industrie vétérinair­e à Libourne. Jacques Cardon, son frère, l’épaule au quotidien : « Après avoir été vingtcinq ans ingénieur à Mulhouse, je me suis reconverti comme père au foyer avec sept grands enfants ! » clame-t-il, déclenchan­t l’hilarité autour de la table.

Pour tous, poser ses valises dans cette résidence de la région de Bordeaux a constitué un saut dans l’inconnu. « J’étais inquiète de quitter la maison dans laquelle je vivais depuis

vingt ans, près de celle de ma fille, explique Geneviève. Mais un jour, ça a été comme un grand boum. Je me suis dit “j’y vais” et j’ai dit “allô, j’arrive.” » Éclatant de rire comme on referme la main sur un trésor : « Maintenant j’y suis, j’y reste. » Les sept résidents actuels de la Villa Monrepos ont tous en commun d’être âgés de plus de 70 ans et d’avoir choisi un quotidien partagé plutôt qu’une vie isolée ou dans un Ehpad (établissem­ent d’hébergemen­t pour personnes âgées dépendante­s).

INTERGÉNÉR­ATIONNEL

Côté budget, chacun paie 900 € de prestation de service pour la préparatio­n des repas, la blanchisse­rie et le ménage, 690 € de loyer pour une chambre individuel­le de 25 m2, dotée d’une salle de bains, et 19 € de forfait pour la nourriture quotidienn­e : le séjour à Monrepos coûte moins de 1 800 € par mois. « 50 % des prestation­s de service sont déductible­s sous forme de crédit d’impôt », note Jacques. Le binôme fraternel se partage deux smics à trois, avec Valérie « employée familiale » de la société de services à la personne qu’ils ont créée. Dans la joie ambiante, on perçoit un soulagemen­t : « Nous ne sommes plus une charge pour nos enfants qui nous savent heureux ici », analyse Suzanne, la fameuse tante qui fut le « moteur » de ce projet. « Je n’ai pas supporté mon confinemen­t seule dans un petit appartemen­t à Angers. Je suis la quatrième de 12 enfants, s’excuse cette ancienne infirmière de 86 ans. Je n’aime pas la solitude. » « Ma petite-fille a trouvé, à Noël, que je m’étais redressée, renchérit Geneviève. C’est vrai que dans ma maison, je marchais avec l’aide d’un déambulate­ur. À présent, je vais jusqu’au fond du parc contempler la Dordogne. »

Ce sont toujours les enfants qui convainque­nt leurs parents de s’installer dans un tel lieu. « Nous misons sur la relation durable intergénér­ationnelle », explique encore Anne Clauzel, qui envoie des photos aux uns et aux autres et ne semble jamais à court d’idées : une fois la crise sanitaire passée, des étudiants louant des chambres dans la demeure voisine, s’engageront à rendre des services réguliers aux résidents âgés.

COMME CHEZ SOI

« Si la maison marche si bien, analyse Suzanne, c’est que Valérie, Jacques et Anne sont attentifs à nous. On se sent en sécurité. » « On fait la cuisine avec ceux qui le souhaitent, explique Valérie Lainé, professeur de yoga, dont les pâtisserie­s font fureur. Parfois, quand l’une de nous n’a pas le moral, on s’entraide par un petit geste. » Et d’ajouter : « Ça paraît irréel, mais on est ici dans un cocon. Cela me fait un bien fou, ce travail, ces personnes âgées ont tant à m’apprendre. » Une fois par semaine, une séance de yoga sur chaise est proposée. « Les résidents ne sont pas servis à table, on est comme à la maison, partageant les plats ensemble. » La règle a son importance, elle vise à garder les bonnes habitudes « du dehors » et à entretenir le sens du

Pour le service, le gîte et le couvert, les résidents paient, une fois les aides déduites, 1 800 € par mois

service. Tout cela est inscrit dans la charte que les résidents signent en arrivant. « Nous avons copié la Maison Marguerite, au Puy-en-Velay. » La seule contrainte est l’heure des repas, qu’un fumet, souvent, annonce : 12 h 30 et 19 h 15. L’horaire du petit dejeuner peut s’étirer jusqu’à 10 h 30. Chacun apparaît alors dans sa robe de chambre aux couleurs chatoyante­s, illuminant la table sur laquelle le pain frais est apporté à 8 heures. Derrière ces murs tout neufs, une saisissant­e aventure humaine a cours.

LONG SÉJOUR

« Pour que le climat reste sain, il nous faut respecter l’intimité des autres », murmure Suzanne. Chacun accepte de réduire son train, de mettre en sourdine ses manies, de renoncer à son quant-à-soi. « Tout a été pensé pour pouvoir circuler avec des chaises roulantes et accueillir des infirmière­s à domicile. Notre objectif est d’accompagne­r nos résidents le plus longtemps possible, explique Anne. Nous savons que nous vivons nos meilleurs moments : ce ne sera pas toujours aussi facile qu’aujourd’hui. Le plus lourd sera lorsque certains résidents perdront la tête. »

« On se retrouve à 16 h 30 pour le Scrabble ? » hasarde Aline, avant de rejoindre sa chambre une fois la serviette repliée dans sa pochette brodée à son prénom. Le papier peint du salon aux coloris foisonnant­s, décoré d’une palette de plantes verdoyante­s, donne à la pièce commune un aspect « douillette­ment capitonné » (Proust). La télévision n’est presque jamais allumée, sauf avant le dîner, pour regarder parfois l’émission « C dans l’air », qui permet de nourrir les débats à table. Sur un guéridon, les journaux s’empilent, tout comme les bons livres sur les étagères de la bibliothèq­ue commune, en partie offerts par la fille de Suzanne, libraire dans le 11e arrondisse­ment de Paris. Un puzzle inachevé attend dans un coin. Marie-France est la seule qu’on vouvoie parmi les hôtes. « C’est son éducation, nous la respectons. »

MAÎTRESSE DE MAISON

Veuve d’un officier de la Coloniale, elle présente l’album de mariage de sa petite fille « au Moulin », leur maison achetée en 1959 entre Bordeaux et Bergerac, parsemé de photos de ses descendant­s saint-cyriens. Comme les autres, elle n’a apporté que le minimum pour meubler sa chambre et faire écho à sa vie d’hier : deux fauteuils, une table, une commode et quatre chaises.

La taille critique d’une telle colocation est de 8-10 personnes. « Si on accueille davantage, on risque d’en laisser un ou deux de côté », explique Jacques. C’est aussi le format choisi par deux jeunes entreprene­urs qui inaugurent leur concept « d’habitat partagé », baptisé « Domani », à quelques kilomètres de là, en attendant de le décliner dans diverses régions de France. Jean de Miramon et Oscar Lustin proposent ainsi sept chambres au coeur d’un immeuble flambant neuf, à une dizaine de minutes du centre-ville

Derrière ces murs tout neufs, se déroule une saisissant­e aventure humaine

de Pessac. Ils ont organisé l’espace autour d’une cuisine-salle à manger et d’un petit salon de télévision attenant, avec un ascenseur interne. Les journées portes ouvertes au mois de janvier ont attiré de nombreuses familles. « C’est la foire d’empoigne pour trouver un lieu qui ne soit pas un Ehpad dans la région. Il existe très peu d’offres », regrette l’une. « Le chassé-croisé des infirmière­s à domicile est en train de faire tourner en bourrique ma mère de 88 ans,

explique Florence, une autre. Elle a besoin de faire des choses pour les autres, comme cuisiner ou rendre service, sinon elle dépérit. Avec l’année qu’elle vient de passer, il est urgent qu’elle rejoigne une colocation comme celle-ci », tonne-t-elle. La cuisine est ouverte sur une table de salle à manger qui peut accueillir 8 à 10 convives. « La maîtresse de maison de 45 ans que nous avons recrutée, polyvalent­e et expériment­ée, pourra ainsi participer à la conversati­on et encourager les résidents à mettre la main à la pâte »,

explique Oscar Lustin, qui estime le coût par résident dans une fourlieux chette comprise entre 1 600 € et 1 800 €, aides déduites. Parmi d’autres critères, le dossier médical permettra à l’équipe de Domani d’élire ses premiers colocatair­es : « Nous, on est une maison. Pas une résidence médicalisé­e », précise Jean de Miramon, qui a mis en place une permanence pour les nuits, assurée, en cas de problème, par le locataire d’un appartemen­t dans le même immeuble.

RÉSURRECTI­ON DU BÉGUINAGE

« Notre habitat est à taille humaine et 25 % moins cher qu’un Ehpad du coin. » Ces propositio­ns de résidence senior copient le modèle du béguinage, organisati­on de vie collective qui remonte au Moyen Âge et remise au goût du jour dans le nord de la France et en Belgique. Autrefois, ces accueillai­ent des moniales vivant dans la cité, des veuves et des personnes seules dans des logements indépendan­ts, raccordés entre eux par des coursives. Pour les seniors dont les forces déclinent et qui voient soudain le périmètre de leur vie se rétrécir, cette alternativ­e à la maison de retraite semble pertinente. On en voit fleurir aujourd’hui bien sûr dans le Nord et le Pas-de-Calais, mais aussi sur l’île d’Arz, en Bretagne, dans la région de Vannes, avec les Béguinages solidaires de Tristan Robet, ou auprès des paroisses, parfois dans d’anciens bâtiments conventuel­s, comme les Maisons d’Alliance pensées par Thierry Predignac dans tout l’Hexagone, qui proposent aussi des temps de partage spirituel. Selon un rapport remis au gouverneme­nt il y a quinze mois, plus de 100 000 places devront être créées pour accueillir les séniors dans les dix ans qui viennent. En conjuguant autonomie et solidarité, indépendan­ce et relations, ces colocation­s inédites, à taille humaine, ouvrent une possibilit­é de vieillir heureux et longtemps. ■

Une solution pour les seniors qui voient soudain le périmètre de leur vie

se rétrécir

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 ??  ?? Dans leur maison de Libourne (33), à la fin des repas, tous aident à débarrasse­r la table.
Dans leur maison de Libourne (33), à la fin des repas, tous aident à débarrasse­r la table.
 ??  ?? Jacques, Anne et Valérie, assis en bout de table, contribuen­t au bon esprit qui règne dans la maison.
Jacques, Anne et Valérie, assis en bout de table, contribuen­t au bon esprit qui règne dans la maison.
 ??  ?? Suzanne, 86 ans, dans sa chambre meublée de 25 m2.
Suzanne, 86 ans, dans sa chambre meublée de 25 m2.
 ??  ?? Des étudiants à l’esprit solidaire, louent les chambres de la maison voisine.
Des étudiants à l’esprit solidaire, louent les chambres de la maison voisine.
 ??  ?? Aline, Suzanne et Anne disputent une partie de Scrabble.
Aline, Suzanne et Anne disputent une partie de Scrabble.
 ??  ?? Promenade vers la Dordogne dans le parc privé de 2,5 ha.
Promenade vers la Dordogne dans le parc privé de 2,5 ha.
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enchante les résidents.
Le chien de passage enchante les résidents.
 ??  ?? Oscar Lustin et Jean de Miramon, dans la future salle à manger.
Oscar Lustin et Jean de Miramon, dans la future salle à manger.
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Domani est sur le point de voir le jour.
À Pessac, près de Bordeaux, le projet Domani est sur le point de voir le jour.

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