TERRE BÉNIE DES DIEUX
LA BEAUTÉ ET LA RICHESSE DU PÉLION N’AVAIENT PAS ÉCHAPPÉ AUX DIEUX DE L’ANTIQUITÉ QUI EN AVAIENT FAIT LEUR RÉSIDENCE D’ÉTÉ
Escapade grecque dans la région du Pélion, péninsule prisée des amateurs de nature et de légendes.
Secret bien gardé des Hellènes, cette péninsule montagneuse à 350 kilomètres au nord d’Athènes s’étire entre la mer Égée et les eaux calmes du golfe Pagasétique. Au milieu, un massif, luxuriant paradis de la randonnée, où s’accrochent des villages pittoresques qui fleurent bon la Grèce d’antan.
Par les fenêtres ouvertes de la voiture s’infiltre un parfum de figue mêlé de terre mouillée. L’eau ruisselle sur le ruban d’asphalte, inonde la chaussée, comme sous la crue d’un torrent. Laissant les rivages du golfe Pagasétique aux reflets scintillants, la route s’élève au milieu d’une nature exubérante parsemée de grenadiers, pommiers, amandiers sauvages… Sortie des arbres, la voie s’engage sur une corniche, offrant une vue spectaculaire sur le golfe dont on devine la pointe en forme de doigt recourbé et les îles au sud, petites taches sombres posées sur l’eau, tandis que de l’autre côté, la silhouette de l’Eubée émerge, dominée au loin par les sommets du mont Parnasse.
UNE TERRE DE LÉGENDES
La beauté et la richesse du Pélion n’avaient pas échappé aux dieux de l’Antiquité. Ils en avaient fait leur résidence d’été, délaissant pour un temps les cimes enneigées de l’Olympe. Dans la mythologie, l’ombre succède toujours à la lumière. À ce versant ouest calme et protégé s’oppose une côte est, ouverte sur la mer Égée. Plus rude et plus sauvage encore, elle arbore de majestueuses falaises, tombant à pic dans l’eau cobalt, et des forêts de hêtres et de châtaigniers qui grimpent jusqu’au sommet de la montagne à plus de 1 500 mètres, abritant une petite station de ski où les Thessaliens viennent glisser le weekend. C’est dans les sous-bois luxuriants des forêts du Pélion, criblées de grottes et de sources secrètes, qu’auraient vécu les mythiques centaures, avant d’être chassés par les Lapithes. Les moines du mont Athos ont eux aussi choisi cette montagne mystique pour venir s’y établir au Moyen Âge. Leurs monastères ont disparu pour la plupart, mais des hameaux ont prospéré là où ils avaient été bâtis.
En continuant la route de crête à l’ouest de la péninsule, on croise des villages ravissants qui semblent déjà appartenir aux Balkans. Ouvert sur un vallon verdoyant, Vyzitsa possède les plus beaux archontika du Pélion, bâtis sous l’occupation ottomane, aujourd’hui transformés en maisons d’hôtes. Leur étage en encorbellement les fait paraître plus hauts que larges. La Mansion Karagiannopoulou est l’un des plus anciens. Son ossature en pierre et ses fenêtres étroites lui donnent un aspect austère. À l’intérieur, l’atmosphère est tout autre. Dans les alcôves du premier étage, petits salons nimbés d’une douce lumière, on pourrait se croire dans une maison patricienne en Turquie. Le propriétaire était originaire des Zagories, au nord-ouest de la Grèce. Riche fabricant de soie installé à Alexandrie, il avait fait bâtir cette demeure pour passer ses vacances dans la fraîcheur des montagnes. Du Pélion à l’Égypte, il semble n’y avoir qu’un pas que de
SES PAYSAGES GRANDIOSES LUI ASSURENT UNE RENOMMÉE QUI DÉPASSE LES FRONTIÈRES
nombreux habitants ont franchi au moment de l’ouverture du canal de Suez. Cette diaspora prospère n’a jamais oublié ses origines, quitte à faire des fautes de goût. En témoigne la pompeuse fontaine néoclassique en marbre construite par l’un des notables « égyptiens » de Pinakates, sur la ravissante place du village.
Situé en contrebas de la route, ce village voisin de Vyzitsa se déploie autour de sa place centrale dominée par un gigantesque platane vieux de 600 ans. Sous les rameaux de l’arbre bienveillant, des tables ornées de nappes à carreaux rouges et blancs semblent sorties d’une carte postale. Assis à l’une d’entre elles, Dimitris Pantelis sirote un tsipouro. Cette eau-de-vie produite avec du marc de raisin est une institution dans le Pélion. Ses 40° sont adoucis par les mezze que l’on sert en même temps, tradition héritée des immigrés grecs d’Asie Mineure installés dans la région au début du XXe siècle. Après une journée de pêche, ils échangeaient volontiers quelques poissons contre de l’alcool. Les taverniers ont pris l’habitude de les préparer sous forme de tapas et de les servir avec du tsipouro. Mais Dimitris Pantelis n’a pas le temps de déguster tranquillement son verre aujourd’hui. Son téléphone sonne constamment. Ce conseiller municipal francophile, qui dirige une petite maison d’édition, reçoit régulièrement des auteurs dans l’archontiko qu’il a réhabilité au coeur du village. À côté de sa maison, des demeures en ruine dégringolent le long des kalderimi, ces voies pavées de l’époque byzantine. Englouties par la végétation, elles laissent entrevoir leur splendeur passée au détour d’une façade ouvragée. Certaines ont été rachetées, parfois à un prix dérisoire, mais les restaurer relève du défi. « Aucune voiture ne peut emprunter les chemins de pierre. Il faut utiliser des mules pour acheminer le matériel, comme autrefois », se désole Dimitris Pantelis, qui ne désespère pas que Pinakates retrouve un jour son éclat d’antan. « Nos ancêtres venaient de Thrace, au bord de la mer Noire. Nos maisons, nos vêtements et notre dialecte sont similaires à ceux que l’on trouve dans certaines régions de Bulgarie. »
LE MIRACLE DU PÉLION
Sous la domination ottomane, le Pélion fut un véritable melting-pot, attirant des Grecs de tous horizons, car les Turcs s’en désintéressèrent, lui préférant les plaines fertiles autour de Volos, la capitale régionale. De nombreuses familles pauvres trouvèrent refuge dans la montagne. Grâce à des privilèges obtenus auprès de la Sublime Porte, les villages gagnèrent en autonomie et devinrent des républiques miniatures. Les XVIIIe et XIXe siècles furent prospères : on construisait dans le Pélion les meilleurs caïques de Grèce, on y fabriquait aussi de superbes soieries, des cotonnades et des tissus en laine qui se vendaient dans tous les ports de la Méditerranée et de la mer Noire. Le commerce s’accompagnait aussi d’échanges d’idées. Les Lumières ne tardèrent pas à trouver leur place dans la vie culturelle. Les villes de Zagora et de Milies furent les centres de
l’hellénisme militant lors des mouvements d’indépendance au XIXe siècle, subissant en retour une oppression turque d’une rare violence. Après la Seconde Guerre mondiale, abandonnée par ses villageois partis chercher une vie meilleure à Athènes ou à Thessalonique, la péninsule sombre dans la léthargie. Mais ses paysages grandioses et la soif de liberté de ses habitants lui assurent une renommée qui dépasse les frontières, attirant des étrangers en quête d’une vie plus simple.
IMMERSION DANS LA GRÈCE AUTHENTIQUE
« C’est un privilège de vivre dans un endroit merveilleux qui n’a pas beaucoup changé depuis cinquante ans. » Avec un large sourire, France, pimpante septuagénaire d’origine franco-polonaise, passe du grec au français dans la même phrase, tout en s’activant sur la terrasse ombragée du Casablanca, son bar au nom évocateur. Surplombant la plage de Pagania, l’une des criques enchanteresses du village de Chorto, ce café de bric et de broc est une institution au sud du Pélion. Ici, les pentes abruptes et les denses forêts ont laissé la place à de douces collines couvertes d’oliviers qui dévalent jusqu’à la mer d’huile, miroir parfait d’un bleu céruléen. Arrivée dans le village au début des années 1960, un peu par hasard, France n’est jamais repartie. « Il n’y avait ni eau, ni route, ni électricité, mais une véritable authenticité », se souvient-elle, heureuse que la spéculation n’ait pas défiguré la côte. Ce sont sans doute les mêmes raisons qui ont conduit Alfons Hochhauser à quitter sa Styrie natale pour émigrer dans le Pélion au cours des années 1920. Après la Seconde Guerre mondiale, il fonde le premier agritourisme de l’Histoire sur l’île toute verte de Palio Trikeri, à l’extrême sud de la péninsule, devenant une légende locale. On raconte que Marlene Dietrich y avait ses habitudes. Aujourd’hui, l’île de Trikeri abrite une cinquantaine de maisons tout au plus, chapeautées par un monastère abandonné, entouré de cyprès et de lauriers-roses. Impossible de savoir depuis quand Matoula et sa mère sont devenues les gardiennes du lieu où prospère une communauté de chats. Elle vous servira peut-être un verre de petimezi, ce sirop antique fabriqué avec du moût de raisin, ou vous proposera de louer une cellule contre quelques euros, pour méditer au-dessus du golfe Pagasétique.
Le sud du Pélion est l’épicentre du mythe de l’expédition des Argonautes, organisée par Jason, héritier légitime au trône d’Iolcos, l’antique Volos, pour acquérir la Toison d’or. Au détour d’un virage sur la route côtière en direction de Trikeri, apparaît une plage sauvage léchée par une eau cristalline. C’est de cette anse paradisiaque que le navire Argo aurait pris la mer vers la Colchide. De l’autre côté de la route, un épais maquis conduit en haut d’un talus donnant accès à une grotte verdoyante où règne fraîcheur et silence. En fermant les yeux et en tendant l’oreille, on discernerait presque les bruits de sabots de Chiron, le précepteur de Jason. Si le Pélion devait choisir un héros, ce serait sans doute ce centaure bienveillant et instruit, ancêtre d’Hippocrate. La mythologie raconte que les patients affluaient devant la grotte du centaure, réputé pour sa connaissance des plantes et ses dons de guérison. Avec plus de 225 espèces dont une grande partie endémique, le Pélion est un paradis pour les botanistes. Isolés du reste de la Grèce pendant des siècles, les habitants ont entretenu ces connaissances, comme Maria Zafeiriou qui organise des randonnées sur les sentiers de montagne à la recherche des plantes médicinales comme l’églantier, le pistachier sauvage ou le millepertuis. « C’est au café du village, qui faisait aussi coiffeur et dentiste, que l’on soignait les gens avec des décoctions très puissantes »,
raconte cette passionnée, capable de mettre un nom sur chaque buisson. Les plantes ne servaient pas seulement à guérir, elles nourrissaient aussi les montagnards. C’est pour perpétuer ce savoir que Timoleon Diamantis s’est lancé dans la cuisine végétale. « Ma grand-mère a collecté toute sa vie des herbes qu’elle vendait sur le marché de Makrinitsa. Ces dernières années, elle avait fini par s’en désintéresser, jusqu’à ce que je crée un jardin organique »,
s’enthousiasme ce jeune chef, qui a fait ses classes dans des restaurants étoilés, notamment en Scandinavie, où les baies font partie depuis toujours de la gastronomie. Rentré chez lui dans le Pélion, il s’est associé avec la famille Karaiskos, restaurateurs renommés du village de Portaria, pour créer une ferme où sont organisés des cooking classes et de nombreux événements autour des plantes. À le voir humer et palper chaque brun d’origan, de lavande, de sauge, de calendula ou d’achillée, son bonheur ne fait aucun doute. La cueillette est source de joie, clame Filaretos Psimmenos, son bâton à la main, prêt à dénicher des champignons dans les moindres recoins du sous-bois qui se déploie sur les pentes de Tsagarada, le village le plus boisé de l’est du Pélion. À l’orée du bois, la mer apparaît enfin, vaste étendue gris-bleu bordée d’un épais liseré blanc.
LÀ OÙ MERYL STREEP CHANTAIT “DANCING QUEEN”
Une nuée menaçante ternit le turquoise de l’eau que l’on devine étincelant sous le soleil. Le chemin menant au petit port de Damouhari oblique sévèrement. Heureusement, les pierres en saillie, qui retenaient autrefois les sabots des ânes, accrochent le pas. La remontée sera rude mais l’enchantement de la crique où Meryl Streep entonnait le célèbre tube d’Abba, Dancing Queen, dans le premier opus de la comédie musicale Mamma Mia !, ainsi que le bagout d’Apostolos, le propriétaire de la taverne dominant la baie, valent tous les efforts. Dans leur coquette ferme posée sur les hauteurs de Damouhari, Filaretos et son épouse ont préparé un brunch dont ils ont le secret. Le feu crépite dans la cheminée, la table est dressée, garnie d’une multitude de plats préparés avec les légumes du jardin selon d’anciennes recettes locales exhumées par Filaretos. Le tsipouro est sur la table. Rien de manque pour accueillir les hôtes en faisant honneur à la philoxenia, la tradition de l’hospitalité, devoir sacré chez les Grecs depuis l’Antiquité. Sait-on jamais, l’étranger pourrait être un dieu ayant trompé les apparences. ■
“C’EST UN PRIVILÈGE DE VIVRE DANS UN ENDROIT MERVEILLEUX QUI N’A PAS BEAUCOUP CHANGÉ DEPUIS CINQUANTE ANS”