LA GUERRE DES GÉNÉRATIONS
Tout le monde a déjà parlé du premier livre de Camille Kouchner sous bien des aspects, sans jamais parler de littérature.
Et si l’on considérait La familia grande non comme un règlement de comptes familial mais pour ce qu’il est : la naissance d’un écrivain ? La force d’un tel livre ne repose pas uniquement sur la révélation d’un viol pédophile au sein d’une famille. Il lui fallait aussi une sobriété implacable, une écriture blanche, une construction adroite. Avec sa formation d’avocate, Camille Kouchner sait présenter le viol de son frère jumeau par son beau-père de la façon la plus violemment calme. Ce livre est une déclaration d’amour qui se termine en déclaration de guerre. La seule bonne nouvelle dans ce cataclysme, c’est qu’en France la libération de la parole passe toujours par un livre. L’an dernier, Vanessa Springora avait logiquement répondu aux livres de Matzneff par le sien. Virginie Linhart, dans L’Effet maternel (2020), portraiturait une mère libérée mais toxique. Sans la puissance des oeuvres qui l’ont préparé, le récit de Camille Kouchner n’aurait pas forcément atteint son objectif : ouvrir les yeux de toute une génération sur les errements de la précédente.
La presse joue les étonnées alors que les chocs de 2020 et 2021 ont été préparés par beaucoup d’autres. Désolé de revenir toujours à mon gourou, mais la critique des libertaires soixante-huitards a très certainement été initiée par Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq en 1998. Souvenons-nous des passages vengeurs de ce roman sur la mère baba cool du narrateur, Janine, son égoïsme, son aveuglement. Après avoir dansé le be-bop avec Jean-Paul Sartre, Janine confiait son fils Michel à sa grand-mère et partait vivre dans une communauté en Californie. Le portrait terrible de la mère est le véritable point de départ de la guerre de génération en cours : il s’agit tout simplement d’exercer un droit d’inventaire sur les dommages collatéraux du féminisme et de la libération sexuelle. La confession extraordinairement courageuse de Christophe Tison en 2004, Il m’aimait, fut le premier récit français d’un viol d’enfant par un adulte, Didier, dans une communauté théâtrale durant les années 1970. Il aurait pu s’intituler « La familia grande », avec son écriture douce, sa description émue d’un abus qui fout une vie en l’air, sa fermeté pour décrire l’abjecte manipulation d’un ami des parents. Une autre étape fut la publication, en 2017, du récit sublime d’Eva Ionesco, Innocence, où elle racontait les séances de pose pour sa mère, nue et maquillée, en porte-jarretelles, à l’âge de 4 ans. La familia grande est la suite, efficace et bouleversante, d’une succession de livres qui ne dénoncèrent pas seulement l’inceste ou la pédophilie, mais le crime de ces intellos de gauche qui firent des enfants sans accepter d’être adultes.
La familia grande, de Camille Kouchner, Seuil, 204 p., 18 €.