À MALTE OÙ L’ORDRE RÈGNE Carnets de voyage
CLIMAT MÉDITERRANÉEN ET HISTOIRE MILLÉNAIRE
C’est l’un des rares pays de l’Union européenne où l’on trouve encore des restaurants, des terrasses et des cafés pour accueillir les clients. Outre le climat méditerranéen et la Grande Bleue, on y savoure la richesse d’une histoire et d’une culture intimement associées à l’ordre de Malte, qui a façonné l’archipel.
Trois cents jours de soleil par an », annoncent les agences de tourisme. Cette fois, la promesse est tenue. Situé au carrefour de l’Europe, de l’Afrique et du Levant (à 93 kilomètres au sud de la Sicile et à 288 kilomètres à l’est de la Tunisie), l’archipel maltais jouit effectivement d’un climat propre à revigorer nos organismes confinés et à reconstituer nos provisions de vitamine D. Toutefois, même si l’on peut joindre l’utile à l’agréable, ce n’est pas l’attrait majeur de la destination. Son charme, qui séduit autant les âmes que les corps, vient de plus loin, du substrat de nos mémoires, du tréfonds de notre histoire…
Il y a d’abord ces énigmatiques hypogées (nécropoles souterraines) et ces temples païens, érigés par une civilisation qui s’épanouit entre 5 000 et 3 500 ans avant Jésus-Christ, dont on sait peu de chose sauf qu’elle vénérait une divinité féminine et callipyge (les statues exhumées ne laissent aucun doute sur ce point d’anatomie). C’est peut-être la raison pour laquelle Callimaque de Cyrène, directeur de la bibliothèque d’Alexandrie et grand savant antique, situait l’île de Calypso (appelée Ogygie dans L’Odyssée) à Gozo. Ce que les autochtones prennent un certain plaisir à rappeler aux visiteurs : ce serait donc chez eux, honneur insigne, que la magicienne amoureuse aurait retenu Ulysse pendant sept ans avant de le libérer sur injonction de Zeus. Prisonnier contre son gré, notre héros ? Pas si sûr, nous suggère avec malice Jean Giono dans sa désopilante Naissance de l’Odyssée, uchronie présentant le roi d’Ithaque comme un pilier de taverne et un fornicateur invétéré, peu pressé de rentrer voir Pénélope et faisant volontiers le coucou chez ses maîtresses. Vingt années d’ivresses et de délices, de bouges et de couches, métamorphosées par un aède imaginatif en deux décennies d’obstacles et de courage. Quand la mystification rejoint la mythologie…
CONVERTIS PAR SAINT PAUL
Profondément catholiques (1), les Maltais prétendent aussi qu’ils auraient été évangélisés en 60 après JésusChrist par Paul de Tarse, lors du naufrage de son bateau qui le conduisait à Rome afin d’y être jugé. Pendant son séjour, le futur saint Paul aurait accompli une série de miracles (survivant notamment à une morsure de vipère, à l’étonnement général), cette thaumaturgie achevant de convertir les insulaires au christianisme. En accostant sur ces rivages en 1530 (2), l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, plus connu sous le nom d’ordre de Malte, ne pouvait donc pas mieux tomber. C’est sans doute la raison pour laquelle les chevaliers y ont laissé un héritage multiforme et omniprésent, subtil mélange d’architecture militaire, massive
LA SENTINELLE MARITIME DE L’OCCIDENT CHRÉTIEN GRÂCE AUX CHEVALIERS DE L’ORDRE DE MALTE
et solide pour se prémunir des Infidèles, et de délicatesse baroque, tout en élégance et symbolique pour propager la vraie foi. C’est à La Valette, la flamboyante capitale, qu’on mesure le mieux leur influence. Un choc esthétique. Inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, cette péninsule fortifiée (25 kilomètres de murailles), géométriquement dessinée, fut bâtie sur plan et par ordre du grand maître – français – Jean Parisot de La Valette après le siège de 1565. Un combat épique, qui fit grand bruit en Occident et qu’on appellera sans plus de détails LE Grand Siège !
Imaginez plutôt la scène. Gêné par les galères de Malte et sa position stratégique en Méditerranée (un verrou dans le détroit avec la Sicile), Soliman le Magnifique avait juré devant Mahomet et sur Alcoran : « J’écraserai
ce nid de scorpions ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Le 18 mai 1565, une armada ottomane de 200 bâtiments et de 30 000 janissaires se profile devant Malte. À l’époque, l’ordre occupe les « Trois Cités » qui font face à La Valette d’aujourd’hui, de l’autre côté du Grand Harbour. Son siège est installé à Borgo, dans le fort Saint-Ange. Les chevaliers sont moins d’un millier. Un premier bastion, le fort Saint-Elme et ses 200 chevaliers, tombe au bout de plusieurs semaines de furieux assauts. Excédés par cette résistance aussi acharnée qu’imprévue, les Turcs démembrent et découpent les cadavres, fixent les restes sur des radeaux en forme de croix et les poussent vers le fort Saint-Ange. Jean Parisot de La Valette riposte en faisant décapiter les prisonniers ottomans et se sert de leurs têtes comme boulets projetés par ses bombardes dans les lignes adverses. Le 8 septembre 1565, les assaillants décrochent et l’ordre de Malte (surnommé justement « la Religion ») reçoit les hommages de toute la chrétienté, dont il restera la sentinelle et l’avant-poste jusqu’en 1798, à l’arrivée d’un certain Napoléon Bonaparte. Nous y reviendrons plus loin…
UN STUDIO DE CINÉMA À CIEL OUVERT
On retrouve les principaux épisodes de cette geste sous forme de fresque (en vérité, une BD avant l’heure, mais de luxe !), réalisée par Matteo Perez d’Aleccio, dans le palais du Grand Maître, qui accueille de nos jours les bureaux du président de la République (3), mais dont certaines parties sont ouvertes au public. Après cette sérieuse alerte, l’ordre décide de construire une nouvelle cité, entièrement fortifiée, qui portera le nom de La Valette. « Une ville bâtie par des gentilshommes pour des gentilshommes », estime l’écrivain Jean de la Varende, l’un de ses thuriféraires les plus enthousiastes.
Dans son Histoire de l’ordre de Malte, Bertrand
Galimard Flavigny la décrit ainsi : « Bâtie sur une épine dorsale rocheuse haute de soixante mètres, elle est ceinturée par d’épais remparts. Ses rues sont tracées au cordeau ; les maisons, palais, églises et auberges sont enchâssés les uns dans les autres dans un quadrillage de ruelles qui montent ou descendent. Car on ne pouvait remodeler le roc bosselé. La ville est partagée en deux parties d’égale grandeur par une rue centrale qui la traverse
jusqu’au fort Saint-Elme qui plonge dans la mer. » Une mer qu’on aperçoit de n’importe quel point de vue, fidèle compagne et apaisant horizon. Ajoutons à cette description une lumière unique, due à la globigérine, pierre calcaire qui réfléchit les UV en produisant une teinte couleur miel. Le résultat est un enchantement. Les fabricants de rêve que sont les cinéastes ne s’y sont point trompés. Attirés par les décors de ce musée-studio à ciel ouvert, ils y ont tourné plusieurs films : Midnight
Express, Gladiator, Troie, sans oublier la saison 1 de la série culte Game of Thrones. Les aficionados de Daenerys & Cie y reconnaîtront les ruelles de King’s Landing à La Valette ou le campement des Dothrakis vers les falaises de Mtahleb. Nous ne fatiguerons pas le lecteur en égrenant les 320 monuments classés de ce joyau urbain. Le marquis de Piro, neuvième baron de Budach et lui-même chevalier de l’ordre, qui a la chance de toujours habiter dans son palazzio Renaissance au coeur de La Valette en attribue la paternité à sa congrégation : « L’ordre a métamorphosé Malte. Pensez seulement à la Sacra Infermeria, hôpital ultramoderne ouvert en 1574 (500 lits individuels, vaisselle en argent pour éviter les contagions, etc.) et à la création de l’école d’anatomie, de chirurgie et de pharmacie en 1676. Une première en Europe. Quant aux beaux-arts, qu’il stimula et finança via le mécénat ou les commandes de prestige, n’en parlons pas : il suffit pour s’en convaincre de visiter la co-cathédrale Saint-Jean. »
LE CHEF-D’OEUVRE DU CARAVAGE
Surprenant édifice que cette église de 1573, dont l’extérieur austère contraste singulièrement avec l’intérieur, somptueux jusqu’au délire. En pénétrant dans ce sanctuaire, on ne sait plus où donner de la tête – au sens propre ! Faut-il se tourner vers la voûte en berceau, peinte en trompe-l’oeil par Mattia Preti, figure du maniérisme ? Ou admirer le pavement de marbre polychrome et les 400 dalles richement décorées (avec armoiries et devises) sous lesquelles reposent les dignitaires de l’ordre ? Ou encore s’attarder dans la nef, vers les chapelles latérales, huit en tout, comme les huit langues parlées au sein de l’ordre, comme les huit béatitudes et comme les huit pointes de la croix de Malte ? Mais le clou du spectacle est ailleurs : dans l’oratoire, où sont exposés deux tableaux de Michelangelo Merisi da Caravaggio, alias le Caravage – Saint Jérôme écrivant et la Décollation de saint Jean-Baptiste, chefs-d’oeuvre du maître. Car, ironie des destinées, le Caravage, débauché, buveur, bretteur condamné à mort pour homicide à Rome, fut – brièvement – admis dans l’ordre comme « chevalier d’obédience de grâce magistrale » ! En échange de cette distinction certes purement honorifique mais qui le protégeait des tribunaux italiens, il dut s’acquitter de plusieurs toiles. Mêlé comme d’habitude à une sordide querelle, le génie du clair-obscur finit par s’enfuir de Malte en 1608 et fut radié tanquam membrum putridum
et fetidum (« en tant qu’élément pourri et fétide »).
UN FOSSOYEUR NOMMÉ BONAPARTE
C’est un général français, mandaté par le Directoire, qui signera l’épilogue et l’épitaphe de l’ordre à Malte. Pressé d’aller guerroyer en Égypte, Napoléon Bonaparte ne resta qu’une semaine sur place, du 12 au 17 juin 1798. Suffisamment pour expulser les chevaliers et confisquer leurs trésors, comme le poignard de cérémonie offert par le roi Philippe II (ou le pape Pie IV) à Jean Parisot de La Valette en témoignage de gratitude après le Grand Siège. Bonaparte l’a rapporté en France, où il est actuellement conservé au Louvre. Le Corse ne l’emporta pas au paradis : dès 1800, les Anglais évincèrent les Français et occupèrent l’archipel jusqu’en… 1964, date de son indépendance. Qui dit Empire britannique, dit empreinte britannique. Façades à bow-windows, cabines téléphoniques rouges, jardins d’agrément, statues de Churchill, conduite à gauche et langue de Shakespeare : Albion laisse toujours sa griffe sur ses prises. Au plus grand bonheur des touristes, lesquels observent depuis Upper Barrakka Gardens le rituel de Saluting the Battery : deux fois par jour à midi et à 16 heures, des teenagers maltais en uniforme British et pourvus du casque colonial tirent un coup de canon vers le large. God save the Queen !
Et tout cela n’est qu’une mise en bouche. Malte, c’est aussi Mdina, capitale avant l’arrivée de l’ordre et lieu de résidence de la noblesse, la citadelle de Victoria, qui domine Gozo et fourmille de musées, ou encore les piscines naturelles de Comino pour les nageurs et les plongeurs. Bref, Malte, ce n’est pas la possibilité d’une île, comme titrait naguère Michel Houellebecq, mais la possibilité de plusieurs îles. L’union fait la force, dit-on. ■ (1) Peuplé de 425 000 habitants à 95 % catholiques, cet archipel de 316 km2 répartis sur trois îles (Malte, Gozo et Comino) compte
365 églises, soit autant que l’année compte de jours.
(2) Fondé après la première croisade, l’ordre – hospitalier à sa création mais devenu militaire par la force des choses – fut expulsé de Terre sainte en 1291, se réfugia à Chypre puis à Rhodes, d’où il fut chassé à deux reprises par la Sublime Porte jusqu’à ce que Charles Quint lui offre Malte comme fief souverain en 1530.
(3) Un beau livre en anglais (The Siege of Malta), édité par Heritage Malta et illustré par les scènes de Matteo Perez d’Aleccio, est vendu 50 € au Musée national de la guerre (fort Saint-Elme). À rapporter dans ses bagages.
UNE PIERRE CALCAIRE QUI RÉFLÉCHIT LE SOLEIL EN PRODUISANT
UNE COULEUR MIEL