LA CHRONIQUE
Qu’elle nous semble loin, la bohème ! Et avec elle son cortège d’histrions, artistes facétieux désespérément rétifs à tout esprit de sérieux, qui clamaient avec insolence leur amour de « l’art pour l’art » et ne se souciaient de rien d’autre que de la valeur esthétique de l’oeuvre. « Il n’y a rien de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid », écrivait Théophile Gautier en 1834.
Sans doute la chercheuse Carole Talon-Hugon a-t-elle la nostalgie de cette parenthèse marginale, et méconnue sans doute, de l’histoire des arts et des lettres, elle qui déjà fit il y a quelques années une critique remarquable des « morales de l’art » et fustigea plus récemment « l’art sous contrôle ». En publiant aux PUF un nouvel essai,
L’Artiste en habits de chercheur, elle n’étudie plus cette fois la prétention de l’art à nous faire la morale,
mais à nous faire la leçon. « Un courant notable de l’art contemporain, précise la philosophe de l’art, se présente comme poursuivant une entreprise cognitive. Il s’agit du courant qui réunit des oeuvres empruntant aux sciences sociales leurs matériaux, leurs modes opératoires et leur finalité. »
Cet art contemporain n’entend pas interpréter le monde, le traduire à travers la subjectivité de l’artiste, ni encore moins le célébrer (c’est-à-dire pour reprendre la jolie formule de Carole Talon-Hugon, « montrer le sensible dans sa gloire »). Seulement le retranscrire, l’archiver. La prétention est documentaliste. Mais souvent aussi militante : on ne s’en émeut guère plus, de toute façon, à mesure que s’affirme la politisation du champ des sciences sociales. Que les films d’Avi Mograbi, cinéaste antisioniste qui ne cache pas son appartenance à l’extrême gauche, se présentent comme des documentaires scientifiques et en même temps comme des oeuvres engagées, ne semble plus contradictoire aux yeux de personne.
Analyse minutieuse, érudite même, du phénomène de « désartification » de l’art, ce livre de Carole Talon-Hugon souligne très justement tout ce que l’art peut perdre à se confondre avec la science. Réciproquement, la science elle aussi en sort affaiblie : en croyant poursuivre les deux à la fois, l’artiste-chercheur risque de manquer aussi bien l’idéal de la beauté que celui de la vérité.