Le Figaro Magazine

CÉLINE PINA

« Ce qui nous rattache à la civilisati­on, voilà ce qui est vraiment essentiel »

- Extraits choisis par Alexandre Devecchio

Dans son nouveau livre, l’essayiste et fondatrice du mouvement citoyen Viv(r)e la République analyse la notion de « biens essentiels ». Elle regrette la confusion entre ces derniers et nos « besoins primaires ». Selon elle, la logique sanitaire

a conduit à privilégie­r la part animale de l’être humain, au détriment de son attachemen­t à la culture. Au risque de mettre en péril la démocratie.

si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battonsnou­s ?” Voilà ce qu’aurait répliqué Churchill alors qu’on lui demandait, en pleine Seconde Guerre mondiale, de couper dans le budget consacré aux arts pour soutenir l’effort de guerre. La réplique est si belle qu’elle ne pouvait qu’être apocryphe. Mais quand un mot apocryphe phagocyte tellement le réel qu’il en vient à l’incarner, c’est parce qu’il porte en lui une force de vérité qui emporte tout et qu’il entre en résonance avec une mémoire collective toujours vive.

En effet, si dans nos représenta­tions, la Première Guerre mondiale est vue et décrite comme une boucherie dénuée de sens, la Seconde, elle, est assimilée à un combat eschatolog­ique pour la liberté et l’humanisme contre l’asservisse­ment et la brutalité, un combat pour la culture contre la barbarie. La mystique créée autour de ce conflit est un appel au courage et à la raison où l’essentiel n’est pas de survivre, mais de refuser de voir l’humanité retourner à la bestialité, au nom d’une certaine idée de l’homme et de la civilisati­on. Elle s’inscrit dans un raisonneme­nt qui dépasse la question de l’anéantisse­ment de l’adversaire, va au-delà du désir de victoire, elle est existentie­lle car elle touche au propre de l’homme, au fait que la mortalité le limite et que sa propre conservati­on devrait être sa priorité et son horizon. Pourtant, l’homme peut accepter de se sacrifier au nom de la civilisati­on, pour tenter d’apporter la pérennité à un monde périssable, pour essayer d’inscrire dans la durée un projet culturel qui lui paraît bon, juste, fécond. Voilà pourquoi la phrase de Churchill a résonné dans nombre de têtes, même si elle n’a peut-être jamais été prononcée. Voilà pourquoi, selon Churchill, la culture est un bien essentiel… »

La vie n’est pas la survie

« La fermeture d’un commerce en particulie­r a suscité une levée de boucliers. Celle des librairies. Souvenezvo­us de ce qu’avait déclaré Emmanuel Macron lors du premier confinemen­t, quand nous pensions encore

“qu’après” ne serait pas “comme avant” et que des grandes douleurs collective­s pouvaient naître les changement­s civilisati­onnels les plus remarquabl­es. “Lisez ! Retrouvez

aussi ce sens de l’essentiel !” Mais comme toutes les phrases que l’on verbalise sans y croire, celle-ci resta lettre morte et les librairies n’ont pas échappé à la fermeture. Ce ne fut pas faute de mobilisati­on. Nombre d’acteurs de la scène culturelle et politique ont rappelé le caractère essentiel des livres alors que nous sommes menacés dans nos corps par la maladie, dans notre culture par l’obscuranti­sme et dans notre futur par la montée des idéologies totalitair­es. Fermer les lieux qui permettent de penser le monde, de comprendre l’altérité, de favoriser l’intelligen­ce collective au moment où l’on n’en a probableme­nt jamais eu autant besoin, était jugé incompréhe­nsible.

Sauf à penser que cette décision était peut-être plus révélatric­e qu’il n’y paraissait. Le Président, on l’a vu, aime filer la métaphore guerrière. Au point que, lors du premier confinemen­t, il ne négligeait pas de semer des petits cailloux blancs rattachant la sortie de la crise au renouveau politique et institutio­nnel français que fut le programme du CNR à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Mais à la différence de la phrase apocryphe de Churchill lequel voyait dans le combat contre le nazisme une bataille culturelle, cette dimension-là n’a pas été pensée dans l’entourage du président de la République. Face à la crise sanitaire, le pouvoir n’a pas de grille de lecture. Il n’agit pas, il réagit et il est à la peine. D’où la confusion entre ce qui est de l’ordre du besoin physique et ce qui permet d’éviter l’effondreme­nt moral et spirituel. Ou plutôt l’attention portée aux seuls besoins, sans tenir compte du fait que, ce qui pour un humain est essentiel, dépasse largement la satisfacti­on de sa part animale. La menace que fait planer ce virus nous amène à nous interroger sur ce qui compte vraiment à nos yeux. Les grandes tragédies ont aussi ce rôle : nous ramener à l’essentiel. Si vous interrogez vos proches, vos amis, votre voisin, il y a

peu de chance qu’ils vous disent que l’essentiel, c’est leur prochain repas. peut-être vous répondront-ils avec une touche d’ironie, “la santé”, mais il est plus probable qu’ils parlent de leurs enfants, de leurs amours, de leurs passions, de musique, de littératur­e, d’art. rares sont les réponses matérialis­tes. Quand l’homme réfléchit à ce qui est essentiel, il opère une distinctio­n entre le besoin et ce qui permet la réalisatio­n de soi, entre ce qui relève de la biologie et ce qui relève de l’esprit.

C’est la phrase de Guy de Larigaudie : “Pour tracer son

sillon droit, il faut accrocher sa charrue à une étoile.” pour faire son travail d’être humain, il faut savoir se pencher sur la terre certes, mais il est encore plus important de savoir se relever pour regarder au loin. pour les citoyens, l’essentiel n’a rien à voir avec la liste publiée des commerces essentiels. ils résistent à la crise sanitaire en croyant fermement que le virus finira par être éradiqué et le danger maîtrisé. ils se projettent dans la vie et non dans la survie… »

L’angle mort de la gestion de la crise

« protéger la vie quel qu’en soit le prix, y compris en mettant l’économie à l’arrêt est en soi un beau message, l’idéal d’une société humaniste. Elle témoigne de la capacité d’une société à considérer que sa première richesse, la première chose qui fait sens et la définit, c’est la protection de ceux qui la composent. Mais le fait d’avoir confondu besoins primaires et biens essentiels a induit un angle mort dans la vision de la crise et dans sa gestion qui risque de coûter cher au moment de la sortie. En effet, la notion de biens essentiels a, de fait, été rattachée au biologique, à l’utilitaire, à l’alimentair­e et au matériel, occultant l’aspect culturel et politique de la crise. si le point de vue économique a été pris en charge, il ne fait cependant que reporter l’échéance de l’angoisse. Le chômage partiel ampute substantie­llement le revenu et ne fait que reculer le verdict, si la sortie de crise se traduit par l’effondreme­nt du nombre de pME et tpE et de certaines grandes enseignes. Le fait de rester concentré sur le matériel et de ne plus laisser de place aux grandes interrogat­ions sur les leçons de la pandémie n’est pas rassurant. pas plus rassurant que de ne pas évoquer le changement que la prise de conscience de la fragilité de notre monde devrait induire dans nos représenta­tions, nos projection­s, nos calculs et nos aspiration­s. Nous sommes face à la chronique d’une destructio­n annoncée et nos représenta­nts semblent ne pas comprendre que pour reconstrui­re il faut déjà savoir qui on est, d’où on vient, où l’on va et le projet que l’on porte.

Nous représento­ns à la fois une culture constituée et un projet civilisati­onnel toujours sur le métier puisqu’il repose sur la capacité des hommes à s’entendre et à se lier. C’est sur cette base que nous pouvons répondre à la crise par un véritable projet de société et parvenir ainsi à rassembler les Français. Certes, si on est prosaïque et que l’on enferme deux hommes chacun dans une pièce en donnant à l’un nourriture et boisson, et à l’autre, des livres, il y a peu de chance pour que celui enfermé avec des livres ait l’occasion d’utiliser ses nouvelles connaissan­ces. Mais l’homme qui ne se soucie que de ses besoins primaires est renvoyé aux modes d’organisati­on les plus archaïques, la horde primitive. Une façon de vivre où l’homme est incapable de distinguer le bien et le mal et ne connaît que ce qui est bon ou mauvais pour sa horde… »

L’Hôpital, ce bien essentiel

« Le ségur de la santé ne résout aucun des problèmes de l’hôpital et n’aborde aucun des problèmes récurrents qui s’y posent. il ne se demande pas ce qu’est l’hôpital public : ce bien essentiel qui traduit en acte nos solidarité­s nationales. La question des fermetures de lits n’est pas abordée et, hormis une revalorisa­tion salariale attendue depuis bien longtemps, il s’inscrit encore dans une pratique purement gestionnai­re. Quel est le rôle de l’hôpital dans la stabilité de nos sociétés et dans la promesse de citoyennet­é que contient l’État providence ? Ces questions sont d’autant plus cruciales que la réponse est différente selon le point de vue que l’on adopte. soit on pense que la pandémie est réelle et donc que sa nature même met en surchauffe notre système hospitalie­r. soit on pense que l’on n’affronte pas une véritable pandémie comme dans le passé et que ce qui nous met en danger est moins la maladie que la fragilité de notre système sanitaire et social. Dans le premier cas, les mesures archaïques et liberticid­es qui ont été prises (enfermemen­t, distanciat­ion sociale, absence de contact, masques) sont le fruit de la nécessité. Dans le second cas, en désarmant sciemment la protection sociale et donc en exposant “la vie nue” aux moindres aléas climatique­s et sanitaires, c’est la citoyennet­é que l’on rend impossible en faisant de tout rassemblem­ent et de toute action collective une prise de risque. Lorsque l’on voit à quel point notre gestion de l’épidémie est indexée sur les capacités d’accueil de l’hôpital public, on peut raisonnabl­ement se poser quelques questions sur la fermeture de lits devenue l’alpha et l’oméga de la gestion hospitaliè­re. Certes, au nom du virage ambulatoir­e (pratique consistant à renvoyer les personnes chez elles le plus vite possible après une opération), chaque ministre présentant son plan de financemen­t de la sécurité sociale s’autocongra­tulait du nombre de lits qu’il avait encore fermés. Jusqu’à ce que nous nous retrouvion­s dans une situation où, faute de moyens d’accueil à l’hôpital, l’activité de tous les Français a été mise en berne pour éviter la saturation du système hospitalie­r. Le coût humain est terrible. On peut donc raisonnabl­ement penser que l’expérience nous ayant instruits, le regard du président

“Nous sommes face à la chronique d’une destructio­n annoncée et nos représenta­nts semblent ne pas comprendre que pour reconstrui­re il faut déjà savoir qui on est, d’où on vient, où l’on va et le projet que l’on porte”

et de ses ministres sur l’hôpital a changé et que les dernières décisions prises le prouveraie­nt. Nous ferions preuve dans ce cas d’une naïveté abyssale.Non seulement le gouverneme­nt n’a rien appris de ses propres erreurs et de celles de ses prédécesse­urs, mais tandis qu’il restreint les libertés de sa population au nom de l’épidémie, il continue de fermer des lits en pleine pandémie… »

netflix SeRa-t-il l’aveniR de l’Homme ?

« Certes, on peut croire que la question du sens a, dans le fond, peu d’intérêt pour les masses et qu’il suffit de les acheter avec du pain et de les abrutir avec des jeux. Panem et circenses est une des recettes qui permettent aux puissants d’endormir le peuple. Juvénal utilise cette formule pour fustiger les citoyens romains, coupables de laisser la dictature impériale détruire leurs lois sans protester, ni réagir. pourquoi ? parce qu’en échange de plaisir et de confort, ils sont prêts à renoncer à toute dignité et à toute autonomie. pour s’assurer de la docilité d’une masse peu éduquée, panem et circenses peuvent suffire. pourtant près de deux mois de confinemen­t strict ont montré que Netflix n’était pas l’avenir de l’homme, ni celui d’un monde libre. Abrutir la masse est facile, mais c’est plus compliqué quand la population aspire à un peu plus qu’à se faire conduire sans s’interroger sur le but et la direction vers lesquels on l’entraîne. On ne crée des citoyens qu’en les reconnaiss­ant comme acteurs du champ politique, en tenant compte de leur capacité d’action et en favorisant leur discerneme­nt. Et pour cela la question de l’accès à l’éducation et à la culture est primordial­e. Un bien essentiel est tout ce qui permet non seulement l’autonomie de l’homme mais aussi son action au sein de la sphère politique. De cette façon, il n’est pas seulement l’objet de la politique, mais la source de la légitimité de la loi et le détenteur d’une part de notre souveraine­té collective.

La crise sanitaire nous a fait passer de l’état de citoyens autonomes et d’individus libres, à celui d’assujettis à prendre en charge. Acceptons-nous les restrictio­ns de libertés par conscience de l’ampleur de la pandémie ? sommes-nous raisonnabl­es parce que nous savons que si la lutte nécessite d’accepter de lourdes contrainte­s, la victoire nous rendra toutes nos libertés ? Ou aimons-nous cette infantilis­ation car elle est censée nous décharger du poids de nos responsabi­lités dans l’exercice de nos libertés, tout en nous permettant la critique permanente et le dénigremen­t gratuit ? Les protestati­ons et énervement­s parlent-ils d’une nation qui accepte aujourd’hui les contrainte­s, mais compte bien reprendre en main son avenir ? En tout cas, ce que nous vivons marque une évolution en cours de notre rapport au pouvoir et à sa légitimati­on, mais aussi une perte de l’idée de ce que sont les biens essentiels de la démocratie… » ■

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« Ces biens essentiels » de Céline Pina, Bouquins, 198 p., 18 €.
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