CÉLINE PINA
« Ce qui nous rattache à la civilisation, voilà ce qui est vraiment essentiel »
Dans son nouveau livre, l’essayiste et fondatrice du mouvement citoyen Viv(r)e la République analyse la notion de « biens essentiels ». Elle regrette la confusion entre ces derniers et nos « besoins primaires ». Selon elle, la logique sanitaire
a conduit à privilégier la part animale de l’être humain, au détriment de son attachement à la culture. Au risque de mettre en péril la démocratie.
si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battonsnous ?” Voilà ce qu’aurait répliqué Churchill alors qu’on lui demandait, en pleine Seconde Guerre mondiale, de couper dans le budget consacré aux arts pour soutenir l’effort de guerre. La réplique est si belle qu’elle ne pouvait qu’être apocryphe. Mais quand un mot apocryphe phagocyte tellement le réel qu’il en vient à l’incarner, c’est parce qu’il porte en lui une force de vérité qui emporte tout et qu’il entre en résonance avec une mémoire collective toujours vive.
En effet, si dans nos représentations, la Première Guerre mondiale est vue et décrite comme une boucherie dénuée de sens, la Seconde, elle, est assimilée à un combat eschatologique pour la liberté et l’humanisme contre l’asservissement et la brutalité, un combat pour la culture contre la barbarie. La mystique créée autour de ce conflit est un appel au courage et à la raison où l’essentiel n’est pas de survivre, mais de refuser de voir l’humanité retourner à la bestialité, au nom d’une certaine idée de l’homme et de la civilisation. Elle s’inscrit dans un raisonnement qui dépasse la question de l’anéantissement de l’adversaire, va au-delà du désir de victoire, elle est existentielle car elle touche au propre de l’homme, au fait que la mortalité le limite et que sa propre conservation devrait être sa priorité et son horizon. Pourtant, l’homme peut accepter de se sacrifier au nom de la civilisation, pour tenter d’apporter la pérennité à un monde périssable, pour essayer d’inscrire dans la durée un projet culturel qui lui paraît bon, juste, fécond. Voilà pourquoi la phrase de Churchill a résonné dans nombre de têtes, même si elle n’a peut-être jamais été prononcée. Voilà pourquoi, selon Churchill, la culture est un bien essentiel… »
La vie n’est pas la survie
« La fermeture d’un commerce en particulier a suscité une levée de boucliers. Celle des librairies. Souvenezvous de ce qu’avait déclaré Emmanuel Macron lors du premier confinement, quand nous pensions encore
“
“qu’après” ne serait pas “comme avant” et que des grandes douleurs collectives pouvaient naître les changements civilisationnels les plus remarquables. “Lisez ! Retrouvez
aussi ce sens de l’essentiel !” Mais comme toutes les phrases que l’on verbalise sans y croire, celle-ci resta lettre morte et les librairies n’ont pas échappé à la fermeture. Ce ne fut pas faute de mobilisation. Nombre d’acteurs de la scène culturelle et politique ont rappelé le caractère essentiel des livres alors que nous sommes menacés dans nos corps par la maladie, dans notre culture par l’obscurantisme et dans notre futur par la montée des idéologies totalitaires. Fermer les lieux qui permettent de penser le monde, de comprendre l’altérité, de favoriser l’intelligence collective au moment où l’on n’en a probablement jamais eu autant besoin, était jugé incompréhensible.
Sauf à penser que cette décision était peut-être plus révélatrice qu’il n’y paraissait. Le Président, on l’a vu, aime filer la métaphore guerrière. Au point que, lors du premier confinement, il ne négligeait pas de semer des petits cailloux blancs rattachant la sortie de la crise au renouveau politique et institutionnel français que fut le programme du CNR à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Mais à la différence de la phrase apocryphe de Churchill lequel voyait dans le combat contre le nazisme une bataille culturelle, cette dimension-là n’a pas été pensée dans l’entourage du président de la République. Face à la crise sanitaire, le pouvoir n’a pas de grille de lecture. Il n’agit pas, il réagit et il est à la peine. D’où la confusion entre ce qui est de l’ordre du besoin physique et ce qui permet d’éviter l’effondrement moral et spirituel. Ou plutôt l’attention portée aux seuls besoins, sans tenir compte du fait que, ce qui pour un humain est essentiel, dépasse largement la satisfaction de sa part animale. La menace que fait planer ce virus nous amène à nous interroger sur ce qui compte vraiment à nos yeux. Les grandes tragédies ont aussi ce rôle : nous ramener à l’essentiel. Si vous interrogez vos proches, vos amis, votre voisin, il y a
peu de chance qu’ils vous disent que l’essentiel, c’est leur prochain repas. peut-être vous répondront-ils avec une touche d’ironie, “la santé”, mais il est plus probable qu’ils parlent de leurs enfants, de leurs amours, de leurs passions, de musique, de littérature, d’art. rares sont les réponses matérialistes. Quand l’homme réfléchit à ce qui est essentiel, il opère une distinction entre le besoin et ce qui permet la réalisation de soi, entre ce qui relève de la biologie et ce qui relève de l’esprit.
C’est la phrase de Guy de Larigaudie : “Pour tracer son
sillon droit, il faut accrocher sa charrue à une étoile.” pour faire son travail d’être humain, il faut savoir se pencher sur la terre certes, mais il est encore plus important de savoir se relever pour regarder au loin. pour les citoyens, l’essentiel n’a rien à voir avec la liste publiée des commerces essentiels. ils résistent à la crise sanitaire en croyant fermement que le virus finira par être éradiqué et le danger maîtrisé. ils se projettent dans la vie et non dans la survie… »
L’angle mort de la gestion de la crise
« protéger la vie quel qu’en soit le prix, y compris en mettant l’économie à l’arrêt est en soi un beau message, l’idéal d’une société humaniste. Elle témoigne de la capacité d’une société à considérer que sa première richesse, la première chose qui fait sens et la définit, c’est la protection de ceux qui la composent. Mais le fait d’avoir confondu besoins primaires et biens essentiels a induit un angle mort dans la vision de la crise et dans sa gestion qui risque de coûter cher au moment de la sortie. En effet, la notion de biens essentiels a, de fait, été rattachée au biologique, à l’utilitaire, à l’alimentaire et au matériel, occultant l’aspect culturel et politique de la crise. si le point de vue économique a été pris en charge, il ne fait cependant que reporter l’échéance de l’angoisse. Le chômage partiel ampute substantiellement le revenu et ne fait que reculer le verdict, si la sortie de crise se traduit par l’effondrement du nombre de pME et tpE et de certaines grandes enseignes. Le fait de rester concentré sur le matériel et de ne plus laisser de place aux grandes interrogations sur les leçons de la pandémie n’est pas rassurant. pas plus rassurant que de ne pas évoquer le changement que la prise de conscience de la fragilité de notre monde devrait induire dans nos représentations, nos projections, nos calculs et nos aspirations. Nous sommes face à la chronique d’une destruction annoncée et nos représentants semblent ne pas comprendre que pour reconstruire il faut déjà savoir qui on est, d’où on vient, où l’on va et le projet que l’on porte.
Nous représentons à la fois une culture constituée et un projet civilisationnel toujours sur le métier puisqu’il repose sur la capacité des hommes à s’entendre et à se lier. C’est sur cette base que nous pouvons répondre à la crise par un véritable projet de société et parvenir ainsi à rassembler les Français. Certes, si on est prosaïque et que l’on enferme deux hommes chacun dans une pièce en donnant à l’un nourriture et boisson, et à l’autre, des livres, il y a peu de chance pour que celui enfermé avec des livres ait l’occasion d’utiliser ses nouvelles connaissances. Mais l’homme qui ne se soucie que de ses besoins primaires est renvoyé aux modes d’organisation les plus archaïques, la horde primitive. Une façon de vivre où l’homme est incapable de distinguer le bien et le mal et ne connaît que ce qui est bon ou mauvais pour sa horde… »
L’Hôpital, ce bien essentiel
« Le ségur de la santé ne résout aucun des problèmes de l’hôpital et n’aborde aucun des problèmes récurrents qui s’y posent. il ne se demande pas ce qu’est l’hôpital public : ce bien essentiel qui traduit en acte nos solidarités nationales. La question des fermetures de lits n’est pas abordée et, hormis une revalorisation salariale attendue depuis bien longtemps, il s’inscrit encore dans une pratique purement gestionnaire. Quel est le rôle de l’hôpital dans la stabilité de nos sociétés et dans la promesse de citoyenneté que contient l’État providence ? Ces questions sont d’autant plus cruciales que la réponse est différente selon le point de vue que l’on adopte. soit on pense que la pandémie est réelle et donc que sa nature même met en surchauffe notre système hospitalier. soit on pense que l’on n’affronte pas une véritable pandémie comme dans le passé et que ce qui nous met en danger est moins la maladie que la fragilité de notre système sanitaire et social. Dans le premier cas, les mesures archaïques et liberticides qui ont été prises (enfermement, distanciation sociale, absence de contact, masques) sont le fruit de la nécessité. Dans le second cas, en désarmant sciemment la protection sociale et donc en exposant “la vie nue” aux moindres aléas climatiques et sanitaires, c’est la citoyenneté que l’on rend impossible en faisant de tout rassemblement et de toute action collective une prise de risque. Lorsque l’on voit à quel point notre gestion de l’épidémie est indexée sur les capacités d’accueil de l’hôpital public, on peut raisonnablement se poser quelques questions sur la fermeture de lits devenue l’alpha et l’oméga de la gestion hospitalière. Certes, au nom du virage ambulatoire (pratique consistant à renvoyer les personnes chez elles le plus vite possible après une opération), chaque ministre présentant son plan de financement de la sécurité sociale s’autocongratulait du nombre de lits qu’il avait encore fermés. Jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans une situation où, faute de moyens d’accueil à l’hôpital, l’activité de tous les Français a été mise en berne pour éviter la saturation du système hospitalier. Le coût humain est terrible. On peut donc raisonnablement penser que l’expérience nous ayant instruits, le regard du président
“Nous sommes face à la chronique d’une destruction annoncée et nos représentants semblent ne pas comprendre que pour reconstruire il faut déjà savoir qui on est, d’où on vient, où l’on va et le projet que l’on porte”
et de ses ministres sur l’hôpital a changé et que les dernières décisions prises le prouveraient. Nous ferions preuve dans ce cas d’une naïveté abyssale.Non seulement le gouvernement n’a rien appris de ses propres erreurs et de celles de ses prédécesseurs, mais tandis qu’il restreint les libertés de sa population au nom de l’épidémie, il continue de fermer des lits en pleine pandémie… »
netflix SeRa-t-il l’aveniR de l’Homme ?
« Certes, on peut croire que la question du sens a, dans le fond, peu d’intérêt pour les masses et qu’il suffit de les acheter avec du pain et de les abrutir avec des jeux. Panem et circenses est une des recettes qui permettent aux puissants d’endormir le peuple. Juvénal utilise cette formule pour fustiger les citoyens romains, coupables de laisser la dictature impériale détruire leurs lois sans protester, ni réagir. pourquoi ? parce qu’en échange de plaisir et de confort, ils sont prêts à renoncer à toute dignité et à toute autonomie. pour s’assurer de la docilité d’une masse peu éduquée, panem et circenses peuvent suffire. pourtant près de deux mois de confinement strict ont montré que Netflix n’était pas l’avenir de l’homme, ni celui d’un monde libre. Abrutir la masse est facile, mais c’est plus compliqué quand la population aspire à un peu plus qu’à se faire conduire sans s’interroger sur le but et la direction vers lesquels on l’entraîne. On ne crée des citoyens qu’en les reconnaissant comme acteurs du champ politique, en tenant compte de leur capacité d’action et en favorisant leur discernement. Et pour cela la question de l’accès à l’éducation et à la culture est primordiale. Un bien essentiel est tout ce qui permet non seulement l’autonomie de l’homme mais aussi son action au sein de la sphère politique. De cette façon, il n’est pas seulement l’objet de la politique, mais la source de la légitimité de la loi et le détenteur d’une part de notre souveraineté collective.
La crise sanitaire nous a fait passer de l’état de citoyens autonomes et d’individus libres, à celui d’assujettis à prendre en charge. Acceptons-nous les restrictions de libertés par conscience de l’ampleur de la pandémie ? sommes-nous raisonnables parce que nous savons que si la lutte nécessite d’accepter de lourdes contraintes, la victoire nous rendra toutes nos libertés ? Ou aimons-nous cette infantilisation car elle est censée nous décharger du poids de nos responsabilités dans l’exercice de nos libertés, tout en nous permettant la critique permanente et le dénigrement gratuit ? Les protestations et énervements parlent-ils d’une nation qui accepte aujourd’hui les contraintes, mais compte bien reprendre en main son avenir ? En tout cas, ce que nous vivons marque une évolution en cours de notre rapport au pouvoir et à sa légitimation, mais aussi une perte de l’idée de ce que sont les biens essentiels de la démocratie… » ■