Le Figaro Magazine

“L A DÉMOCRATIE CONTEMPORA­INE EST LE VECTEUR D’UN INDIVIDUAL­ISME RADICAL”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Dans un essai puissant, « Le Cabinet des antiques » (Les Belles Lettres), le directeur du « Figaro Histoire » nous replonge aux origines de la démocratie pour mieux interroger l’évolution de celle-ci. Si la démocratie contempora­ine est l’héritière lointaine du système mis au point il y a deux mille cinq cents ans par les Grecs, elle obéit désormais, selon Michel De Jaeghere, à des principes

très différents de ceux de la démocratie antique.

Pourquoi êtes-vous allé chercher dans l’Antiquité grecque des modèles et des leçons politiques ? Ne s’agit-il pas d’un monde trop éloigné de nous pour avoir quelque chose d’opératoire à nous dire ? Les Grecs sont souvent glorifiés pour avoir inventé la démocratie. Cela ne va pas sans malentendu­s, puisque la plupart de leurs intellectu­els étaient réservés ou carrément hostiles (dans le cas de Platon) à ce régime, et que la démocratie contempora­ine obéit à des principes qui sont, comme je m’efforce de le montrer dans ce livre, très différents de ceux de la démocratie antique. Ce qu’ont inventé les Grecs, c’est bien plutôt la politique. Ils en ont fait les premiers l’expérience en faisant de chacune de leurs cités le cadre d’une délibérati­on sur le Bien et le Juste. Ils ont réfléchi et écrit sur cette pratique avec tout l’enthousias­me de la découverte, la fraîcheur de la première fois. Ils ont exploré les avantages et les inconvénie­nts, les vertus et les vices des différents systèmes : la démocratie, l’oligarchie et la monarchie. Servis par la liberté de pensée et la maîtrise de la discussion rationnell­e que leur avait fait acquérir la vie civique, en même temps que par la curiosité d’un peuple de marins que ses navigation­s avaient mis au contact des civilisati­ons du Proche-Orient, par enfin la possession d’une langue claire, propre à la démonstrat­ion, à la précision, à la synthèse, ils ont mis au point la plupart des concepts sur lesquels reste fondée notre vie politique. S’il faut se garder, en histoire, de tout anachronis­me, il me semble que c’est l’honneur et la justificat­ion même de la discipline que de nous permettre de puiser dans le trésor de l’expérience du passé pour nous demander ce qu’il a à nous dire : ce qu’il a d’éternel parce qu’il touche aux permanence­s de la nature humaine.

Vous soulignez que la démocratie athénienne était différente de la nôtre. Est-ce seulement lié à une question d’échelle et au fait qu’il s’agissait une démocratie directe ?

Il est certain qu’il s’agissait d’un système politique où chacun connaissai­t personnell­ement ceux qui étaient désignés pour conduire les affaires, où la vie politique consistait à trancher des questions dont les enjeux étaient extraordin­airement concrets, où aucun gouverneme­nt constitué ne se voyait doté du pouvoir d’imposer sa politique et ses choix, où le dernier mot revenait au peuple assemblé. Ces différence­s avec nos démocratie­s représenta­tives sautent aux yeux. Mais je me suis attaché à une autre, rarement soulignée, et qui me paraît bien plus significat­ive. Elle tient à ce que cette démocratie ne se considérai­t pas comme nantie du pouvoir de se mettre elle-même au-dessus des lois : les lois non écrites, inébranlab­les, des dieux, dont se réclame Antigone ; les lois immémorial­es reçues des ancêtres qui exprimaien­t la sagesse des nations. L’essentiel de l’activité de l’Assemblée d’Athènes concernait la diplomatie, la guerre et la paix, l’adoption de décrets. Elle ressemblai­t à ce qui relève, chez nous, du pouvoir gouverneme­ntal. L’Assemblée ne se mêlait pas de transforme­r la vie sociale pour faire droit aux changement­s d’humeur des citoyens. Celle-ci était réglée par des lois non écrites, considérée­s comme d’origine divine, ou par des lois écrites qu’on tenait pour vénérables, et

Au Ve siècle avant notre ère, le siècle de Périclès et le grand siècle de la démocratie athénienne, on n’a gardé la trace de l’adoption

par l’Assemblée que de sept nouvelles lois !

qu’on se gardait de changer. rédigées au début du Vie siècle (594 avant J.-C.) par un législateu­r qui avait pris en compte les coutumes des ancêtres en même temps que les nécessités du bien commun, les lois de solon restèrent en vigueur, pour l’essentiel, pendant trois siècles. Or elles n’avaient pas été adoptées démocratiq­uement. Elles ne reflétaien­t pas la volonté populaire (certaines d’entre elles avaient, dit plutarque, « mécontenté tout le monde »). Celle-ci s’y soumettait, cependant. Au Ve siècle avant notre ère, le siècle de périclès et le grand siècle de la démocratie athénienne, on n’a gardé la trace de l’adoption par l’Assemblée que de sept nouvelles lois ! Dans le même temps, elle s’était livrée à d’innombrabl­es débats de politique étrangère, et avait voté pas moins de 488 décrets.

Le péché originel de la démocratie moderne serait, selon vous, de faire de la volonté générale un absolu. L’accusation n’est-elle pas paradoxale, alors que nos démocratie­s limitent la souveraine­té populaire par l’action de nombreux contre-pouvoirs : juges, experts, institutio­ns indépendan­tes qui ne tirent pas leur légitimité de l’élection ? On parle de droits fondamenta­ux au lieu de parler de loi naturelle, mais cela ne revient-il pas au même ?

Non, ce n’est pas du tout la même chose. C’est même le plus souvent le contraire. Ce qu’on a considéré comme la loi naturelle, s’imposant aux pouvoirs publics, de sophocle à saint thomas d’Aquin en passant par Aristote et Cicéron, c’est une loi déduite non de la nature sauvage, mais de la nature humaine. La sagesse des Grecs les avait amenés à comprendre que la spécificit­é de l’homme tenait à un certain nombre de caractères : sa raison, sa sociabilit­é (celle qui fait de lui non seulement un animal politique, mais un être de communauté, dont l’humanité ne s’accomplit que dans et par l’appartenan­ce à un groupe social), sa volonté, qui lui permet de choisir entre le bien et le Mal, son sens de la Justice, qui lui donne d’instinct de les distinguer, son attirance pour le Vrai, le beau et le bien, sa capacité, enfin, à penser la transcenda­nce, à chercher Dieu. Étaient réputés naturels les devoirs et les institutio­ns qui permettaie­nt à l’homme d’accomplir cette nature. théoricien de la souveraine­té au XVie siècle, Jean bodin reconnaiss­ait qu’il n’appartenai­t pas au souverain d’aller contre la loi naturelle, que le monarque devait lui être soumis comme s’il en était lui-même le sujet.

La Déclaratio­n des droits de l’homme n’est-elle pas la traduction politique de ce qu’on appelait la loi naturelle ou loi divine ?

La Déclaratio­n des droits de l’homme de 1789, qui est le texte fondateur de la démocratie moderne, s’est appuyée sur une autre vision de la nature humaine. Elle ne s’est pas contentée de reconnaîtr­e, comme le faisaient légitimeme­nt les

Grecs, que la loi devait, par principe de justice, être la même pour tous. Elle a proclamé que les hommes naissaient « libres et égaux en droits » et qu’ils étaient, réunis, souverains, sans qu’on puisse opposer à leur volonté aucune loi divine ou naturelle, aucun principe transcenda­nt. Cette liberté et cette égalité ont été ainsi présentées, d’emblée, comme illimitées. Elles étaient, dès lors, dans leur principe même, destructri­ces des légitimes hiérarchie­s (que reste-t-il, si l’on prend l’affirmatio­n au sérieux, de l’autorité des parents sur leurs enfants, ou de la distinctio­n entre le citoyen et l’étranger ?) en même temps que fondatrice­s d’un individual­isme pour lequel, selon le mot de pierre Manent, la seule loi est celle qui garantit à l’individu de mener une vie sans autre loi que celle qu’il s’est donnée à lui-même. Les contre-pouvoirs d’une société régie par la loi naturelle, ce sont les sociétés inégalitai­res et contraigna­ntes – la famille, la nation (entendue comme un peuple uni par une culture commune, une langue, une histoire partagée et aimée), l’école, l’université, autrefois la paroisse – au sein desquelles est éduquée la liberté de l’homme pour le détourner de son animalité, de ses désirs désordonné­s, de ses passions, et le faire tendre vers sa fin en lui apprenant à respecter un certain nombre de devoirs. La loi naturelle le protège de l’intrusion de l’État dans l’exercice de cette mission. Les contre-pouvoirs que tolère la démocratie contempora­ine ont au contraire le même objet qu’elle : défendre le caractère illimité des droits individuel­s. Or ce pouvoir s’exerce moins contre l’État qu’au détriment des sociétés hiérarchiq­ues héritées de l’ordre ancien. C’est au nom de ces droits que la loi naturelle a été démantelée, et avec elle les institutio­ns qui en étaient les dépositair­es, laissant l’individu roi dans un tête-à-tête mortifère avec un État réputé émancipate­ur et bienveilla­nt, mais toujours plus intrusif dans la vie quotidienn­e des citoyens.

L’une des clés de la crise de la démocratie ne tient-elle pas pourtant au mépris de nos représenta­nts pour la volonté

générale ?

L’exaltation de la volonté générale n’aura été, dans notre histoire, qu’une étape, nécessaire à la liquidatio­n de la loi naturelle et à l’avènement de l’individual­isme radical. La souveraine­té de tous a ouvert la voie, par conséquent nécessaire, à la souveraine­té de chacun, et la démocratie contempora­ine est dès lors devenue le vecteur d’une idéologie tendue vers la destructio­n des institutio­ns susceptibl­es d’y faire opposition, telles que la famille, l’Église ou la nation. On peut le vérifier dans la convergenc­e impression­nante entre les lois sociétales qui ont mis en pièces le modèle de la famille traditionn­elle, l’exaltation d’une laïcité qui prend appui sur la menace (certes réelle) de l’islamisme pour mettre

en place un athéisme d’État, la constructi­on européenne et la politique migratoire, qui ont dépossédé le pays de sa souveraine­té et changé la compositio­n de sa population. Mais ce régime ne s’est imposé qu’en utilisant le prestige, le vocabulair­e et quelques-uns des principes de la démocratie antique, singulière­ment celui qui veut que la décision politique appartienn­e à la majorité. il arrive souvent que ces deux logiques soient en harmonie : lorsque, cédant aux attentes des parties basses de l’âme, la cupidité, la recherche du confort, des satisfacti­ons immédiates, la majorité se prononce pour un renforceme­nt toujours plus outrancier des droits individuel­s. il peut arriver pourtant (et ce fut le cas en 2005) qu’elles entrent en contradict­ion. Qu’une majorité se déclare en faveur des institutio­ns dont la démocratie contempora­ine a programmé la destructio­n, mais dont les peuples ont conservé la nostalgie, singulière­ment quand il s’agit de la famille ou de la nation. On dira alors que la majorité a été égarée par un réflexe « populiste ». Justement, ce que l’on appelle le « populisme », n’est-ce pas tout simplement la démocratie ?

Ce qui est « populiste », c’est ce qui est populaire, parfois majoritair­e, sans devenir pour autant démocratiq­ue, parce que cela relève de l’attachemen­t à des institutio­ns dont la démocratie contempora­ine a mis en oeuvre le dépassemen­t. On s’en remettra dans ce cas à une petite élite de sachants, d’oligarques plus démocrates que le peuple, car plus conscients de ce que la démocratie contempora­ine n’est pas essentiell­ement une technique de gouverneme­nt, mais un objectif : celui de la disparitio­n de toute entrave à l’émancipati­on de l’individu vis-àvis de ses liens traditionn­els. La constructi­on européenne et la politique migratoire qui ont été poursuivie­s depuis soixante ans échappent, de ce point de vue, légitimeme­nt à la volonté populaire, car elles tendent l’une et l’autre à détruire des nations perçues comme des structures porteuses d’inégalités et de discrimina­tions en empêchant le grand brassage indifféren­cié des personnes, des cultures et des civilisati­ons. Les institutio­ns européenne­s peuvent ainsi apparaître comme la quintessen­ce de la démocratie contempora­ine dans ce qu’elle a de plus étranger à la démocratie antique : des procédures opaques y permettent à une oligarchie déracinée et irresponsa­ble de légiférer sans nul souci des traditions, des lois humaines ou divines, non plus que de la volonté populaire. Elles tirent pourtant leur label démocratiq­ue du caractère libertaire des décisions qu’elles prennent et qu’on pourra imposer autoritair­ement. La politique migratoire relève quant à elle du « coup d’État démographi­que », puisque par la combinaiso­n de l’ouverture des frontières et d’un accès indifféren­cié des nouveaux venus à la nationalit­é française on a, sachant pertinemme­nt son opposition, changé contre son gré la compositio­n d’un peuple français que l’on a pourtant continué, pour rire, à proclamer souverain.

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« Le Cabinet des Antiques », de Michel De Jaeghere, Les Belles Lettres, 576 p., 21 €.
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