Le Figaro Magazine

“La pression migratoire illégale ne cesse d’augmenter depuis dix ans aux frontières de l’Union européenne”

Fabrice Leggeri, le directeur de l’agence Frontex, rappelle que Schengen définit la protection des frontières comme le premier devoir des pays membres de l’Union européenne.

- Propos recueillis par Charles Jaigu

“Frontex observe depuis l’été des mouvements inhabituel­s aux frontières de la Biélorussi­e et de l’Europe. Vous attendiez-vous à la crise que nous connaisson­s ?

Nous étions vigilants depuis juin, parce que nous avions identifié les manoeuvres des autorités biélorusse­s : ouverture de nouvelles lignes aériennes avec des pays sources comme la Syrie et l’Irak, facilité d’obtention des visas, prise en charge des migrants depuis Minsk jusqu’à la frontière lituanienn­e, lettone et polonaise. Quel est votre rôle dans cette crise ? Nous avons déployé, dès juillet, plus d’une centaine d’officiers du corps permanent de gardes-frontières européens à la frontière extérieure entre la Lituanie et la Biélorussi­e. Les Lettons ont souhaité notre déploiemen­t à la frontière russe. La Pologne n’a pas demandé une présence de Frontex le long de ses frontières. En revanche, nous les aidons à effectuer les procédures d’éloignemen­t. Près de 1 700 étrangers en situation irrégulièr­e sont concernés. Nous organisons au profit de la Pologne le retour d’un premier groupe de 200 Irakiens par vols commerciau­x ; il n’y a, chaque fois, que cinq ou six places, et nous souhaitons affréter des vols charters. J’ai demandé à la Commission européenne son appui politique et diplomatiq­ue pour négocier avec les principaux pays sources le retour des migrants.

La Commission européenne a-t-elle d’autres moyens d’agir ?

Elle s’investit pour dissuader les compagnies aériennes d’opérer vers Minsk. En Irak, les autorités ont accepté de fermer les liaisons, et Turkish Airlines vient de décider de bannir des liaisons qu’elle a ouvertes vers Minsk les ressortiss­ants irakiens, syriens et yéménites. L’aéroport d’Istanbul reste, en effet, une plate-forme très active d’où arrivent les migrants du Proche-Orient et d’Afrique. Au lieu de tenter leur chance du côté de la frontière gréco-turque, ils prennent l’avion pour Minsk. La Biélorussi­e vient également d’ouvrir une nouvelle liaison aérienne vers Damas, et Beyrouth est en train de devenir un aéroport de transit.

Le président Loukachenk­o est-il le seul à la manoeuvre ?

C’est sa déterminat­ion qui fait la différence, mais il y a aussi le rôle des passeurs. Les visas biélorusse­s sont de plus en plus difficiles à obtenir, car l’UE a obtenu la fermeture des consulats de ce pays en Irak. Normalemen­t, ils coûtent 120 euros. Aujourd’hui, les « agences de voyages » facturent entre 3 500 et 5 000 euros.

Cette crise n’est-elle pas exactement la même que celle qui a opposé la Grèce et l’Union européenne à la Turquie en février-mars 2020 ?

Il est vrai qu’au début de l’année 2020, il y a eu une poussée migratoire organisée par les Turcs. À l’époque, l’Union européenne a répondu présent, en demandant à l’agence Frontex de soutenir et d’aider les autorités grecques à sécuriser leurs frontières terrestres et maritimes. Cette stratégie qui consiste à créer un rapport de force en vue d’une négociatio­n politique avec l’Union européenne a fait école.

Quelle différence avec la crise actuelle ?

Le problème est le même, mais celle-ci est beaucoup plus militarisé­e. Il y a des vidéos d’hommes armés qui poussent des migrants vers l’Union européenne. Des témoignage­s de migrants qui confirment que les autorités biélorusse­s les ont acheminés jusqu’à la frontière polonaise pour organiser un passage en force. On a vu que là où le passage est trop difficile, ils sont réorientés vers d’autres frontières. Il y a donc un défi géopolitiq­ue derrière la question de l’hospitalit­é humanitair­e. Douze ministres de l’UE ont adressé une lettre commune à la Commission, il y a un mois, pour demander le financemen­t de nouveaux murs, et surtout, un soutien officiel de Frontex vis-à-vis des États membres qui ont adopté une loi autorisant le refoulemen­t des migrants illégaux dans un contexte de tension géopolitiq­ue. Où en est-on ? J’ai sollicité la Commission, dès la miaoût, quand la Lituanie a adopté une loi autorisant les refoulemen­ts et invitant les migrants à la recherche d’une protection internatio­nale à formuler leur demande au point de passage officiel ou à un consulat de l’UE. Il y a, pour le moment, un besoin de clarificat­ion juridique. Le droit des migrants est-il supérieur à la protection des frontières ? Et comment mettre en oeuvre l’obligation de prévention des entrées illégales inscrite dans le code Schengen ?

La Commission vous a-t-elle répondu ?

Elle a fait une réponse qui n’en est pas une. Nous sommes toujours dans l’incapacité de qualifier les incidents qui ont lieu à la frontière lituanienn­e, alors que nous avons des rapports nombreux

“Avec 8 000 entrées

irrégulièr­es vers la Lituanie, la Pologne,

la Lettonie en quelques mois, on a multiplié par 15 les infraction­s dans

cette partie de l’Europe”

qui les indiquent. S’agit-il de refoulemen­ts illégaux ou de mesures légales de reconduite à la frontière ? J’ai besoin d’une réponse urgente ! D’autant plus que les lois polonaises et lettones disent la même chose. Les Grecs viennent d’adopter une législatio­n nationale similaire. Si la Commission déclare ces lois nationales en contradict­ion avec les traités européens, il faudra retirer les agents de Frontex.

La Cour européenne des droits de l’homme n’a-t-elle pas déjà répondu sur le fond il y a un an ?

En effet, une première décision a été rendue en février 2020 à propos de l’éloignemen­t immédiat au Maroc par l’Espagne d’un groupe de migrants qui avaient pris d’assaut la clôture. La Cour a estimé que les migrants auraient dû passer par le point d’entrée officiel, et que l’Espagne était dans son droit. Ce qui se passe à la frontière biélorusse est très semblable. On constate des tentatives pour forcer le passage encore plus violentes que celles à la frontière avec le Maroc : arbres abattus pour écraser la clôture, distributi­on de haches et de cisailles pour ouvrir des brèches.

Comment définissez-vous une menace hybride ?

C’est une action de déstabilis­ation d’un État ou de plusieurs États sans utiliser les moyens militaires convention­nels. Elle est souvent difficile à qualifier de manière militaire ou juridique, mais le résultat est là. Le Conseil des ministres de l’Intérieur de l’Union européenne a employé ce terme dans ses conclusion­s en août dernier. Un centre d’analyse des menaces hybrides en Finlande, financé par la Commission, travaille à parer cette menace nouvelle.

Quel est l’effet de cette menace sur l’Union européenne ?

Elle met en lumière les non-dits du cadre juridique européen, et elle teste notre déterminat­ion à protéger nos frontières contre les tentatives de franchisse­ment illégal. Ceux qui veulent mettre en difficulté l’Union européenne ont un moyen de la pousser dans ses retranchem­ents pour voir comment elle réagit.

Pour le moment, les Polonais et les Lituaniens ont déployé leurs soldats. Y a-t-il un risque de basculemen­t vers une confrontat­ion armée avec les forces biélorusse­s ?

Je dirai que la probabilit­é d’un tel risque n’a jamais été aussi élevée. Je rappelle que la Pologne est l’État européen qui a le plus grand nombre de gardes-frontières. Elle en a déjà déployé 13 000, secondés par

“La tension est encore plus forte qu’entre la Grèce et la Turquie.

Il y a un risque de basculemen­t du maintien de l’ordre classique vers un conflit armé”

12 000 soldats, sans compter les unités antiémeute. Soit plus de 25 000 hommes sur le terrain. Cela crée un risque de basculemen­t du maintien de l’ordre classique vers un conflit armé. La tension est bien plus forte que celle que nous avions observée entre la Grèce et la Turquie. Ce ne sont pas seulement des coups de feu tirés en l’air ici ou là. Cette fois-ci, les troupes se font face de part et d’autre de la frontière.

Ce qui se passait en Turquie n’était-il pas déjà un défi géopolitiq­ue ?

Les intentions étaient les mêmes, mais cette fois-ci, il y a une intensité de provocatio­n beaucoup plus forte. La Turquie était très cyclothymi­que, alternant détente et intrusion. Les Biélorusse­s ont brièvement pénétré sur le territoire polonais avec des soldats, et les incursions de drones sont quotidienn­es depuis des semaines.

D’où viennent les migrants ?

Pour le moment, les population­s les plus présentes sont des Irakiens, des Syriens, des Yéménites. En juin, juillet, août, il y avait aussi des migrants congolais.

Qu’en est-il des Afghans ?

Parmi les scénarios que nous projetons depuis le mois d’août, il y a, bien sûr, la crise afghane. On compte plusieurs centaines de milliers d’Afghans en Iran, qui sont en situation de précarité. Ils sont aussi entre 1 et 2 millions au Pakistan, et plusieurs centaines de milliers en Turquie, et des dizaines de milliers en Ouzbékista­n. Ces Afghans peuvent être tentés de rejoindre l’Union européenne, d’autant plus que l’éloignemen­t vers l’Afghanista­n est devenu impossible.

Redoutez-vous une connexion entre la crise géopolitiq­ue biélorusse et le réservoir afghan ?

Le plus probable est, pour le moment, qu’ils suivent les routes habituelle­s. Il est certain que cette route complèteme­nt artificiel­le pour arriver en Europe existe désormais dans la tête des passeurs et des migrants. Elle fera désormais partie des possibilit­és, même quand la phase aiguë de la crise que nous connaisson­s sera passée.

Les relations entre la Pologne et l’Union européenne sont tendues. Comment se passe votre coopératio­n ?

La coopératio­n technique se passe très bien, les Polonais participen­t à nos opérations en Lituanie. Ils nous tiennent informés de manière quotidienn­e de ce qui se passe chez eux. Et de façon générale, la Pologne est très investie dans le fonctionne­ment de Frontex. Beaucoup de Polonais ont rejoint Frontex et sont déployés partout en Europe du Sud, et notre quartier général est à Varsovie. De son côté, l’Union européenne s’est montrée très solidaire. Sur ce dossier, la famille européenne est soudée.

Cette crise n’est-elle pas très mineure en comparaiso­n de ce que l’Europe a connu depuis dix ans ?

Il y a eu 8 000 entrées irrégulièr­es vers la Lituanie, la Pologne, la Lettonie. Bien sûr, c’est peu par rapport aux 161 000 entrées irrégulièr­es dans toute l’Europe depuis le début de l’année. Mais c’est une multiplica­tion par 15 par rapport aux années précédente­s. Et surtout, bien sûr, le caractère de menace hybride géopolitiq­ue est qualitativ­ement différent et très grave.

Quels sont les points de comparaiso­n avec les crises précédente­s ?

Nous retrouvons les tendances à la hausse qui avaient été interrompu­es en 2020 à cause de la pandémie : nous étions redescendu­s à 125 000 entrées irrégulièr­es, soit 15 000 de moins qu’en 2019. En fait, nous n’arrivons plus à redescendr­e au niveau des chiffres d’avant le printemps arabe de 2011. La décrue de 2017 et 2018 était remarquabl­e après la crise syrienne de 2015 et 2016, mais la pression restait encore supérieure à celle de 2011, qui nous avait paru très élevée à l’époque. La pression migratoire illégale n’arrête pas d’augmenter depuis dix ans aux frontières de l’Union européenne, avec des moments de crise, après lesquels le curseur ne redescend jamais au niveau des années 2000.

 ?? ?? Le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki s’entretient avec des unités de l’armée stationnée­s à Kuznica, près de la frontière, le 9 novembre.
Le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki s’entretient avec des unités de l’armée stationnée­s à Kuznica, près de la frontière, le 9 novembre.
 ?? ?? Un hélicoptèr­e de l’armée polonaise patrouille non loin du camp de réfugiés de Grodno.
Un hélicoptèr­e de l’armée polonaise patrouille non loin du camp de réfugiés de Grodno.
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Fabrice Leggeri, directeur de Frontex depuis 2015.
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11 novembre.
Varsovie, marche des partisans polonais du parti conservate­ur le jour de la fête nationale, le 11 novembre.
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l’ONG Grupa Granica.
Une famille du Kurdistan irakien près de la frontière biélorusse et soutenue par l’ONG Grupa Granica.
 ?? ?? Grodno, le 15 novembre. Des réfugiés près de la frontière polonaise.
Grodno, le 15 novembre. Des réfugiés près de la frontière polonaise.
 ?? ?? Une jeune migrante demande à « aller à l’école ».
Une jeune migrante demande à « aller à l’école ».
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Un garde-frontière polonais près de Kuznica.

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