Le Figaro Magazine

“NOUS SORTONS À PEINE DU DÉNI”

- Propos recueillis par Charles Jaigu

Dans son livre, Alain Chouet, ancien haut responsabl­e de la DGSE, fait l’inventaire des erreurs de l’Occident : avoir fermé les yeux sur le double jeu des pétromonar­chies, Arabie saoudite en tête, n’avoir pas osé combattre pied à pied l’implantati­on des salafistes en France, et avoir eu peur de « stigmatise­r » pour ne pas être accusé d’islamophob­ie.

L’animatrice de « Zone Interdite », Ophélie Meunier, a reçu des menaces de mort pour le documentai­re diffusé sur M6 sur le séparatism­e islamique à Roubaix. Qu’en pensez-vous ? C’est une nouvelle illustrati­on de la dérive d’une ville entière dont les habitants sont piégés par une culture et des pratiques séparatist­es. Cela pose le problème de la vigilance globale de nos structures administra­tives et sociales : outre 300 000 policiers nationaux, municipaux et gendarmes, la France dispose de 1,9 million de fonctionna­ires territoria­ux, 1,3 million de fonctionna­ires hospitalie­rs, 1 million d’enseignant­s dans le public, 30 000 employés des caisses d’allocation­s familiales… Ce sont au total près de 5 millions de nos concitoyen­s qui sont au contact avec les autres et qui devraient constituer un observatoi­re des dérives de la société.

Sans doute objecteron­t-ils que leur métier n’est pas de fliquer ou de dénoncer…

il faut en effet que chacun soit convaincu qu’il faut faire face collective­ment à une menace de grande envergure. et pour les en convaincre, il faudrait que les représenta­nts de l’état, à tous les niveaux, soient formés à la détection et au suivi des comporteme­nts à risque. or, par ignorance ou lâcheté, les autorités politiques n’ont jamais osé assumer cette approche.

Vous êtes entré à la DGSE dans les années 1970 et vous l’avez quittée en 2007. Pourquoi devrions-nous vous écouter aujourd’hui ?

personne n’est obligé de m’écouter… et je ne m’exprime pas dans ce livre au nom de la dGse, mais en mon nom personnel. Autant que j’en sache, mon analyse est proche de celle qui est faite aujourd’hui en interne par les services. J’ai été en poste au Liban, en syrie, au Maroc, et j’ai fait de nombreuses missions en irak, en Jordanie, en égypte, en iran, puis j’ai été chef de service de renseignem­ent, ce qui m’a donné une vue plus synthétiqu­e des problèmes que nous devions régler. Les services s’adaptent au monde comme il est, tout en sachant que les gouverneme­nts ont des contrainte­s qui ne sont pas toujours alignées avec la vérité du terrain, ni avec les objectifs militaires et politiques qu’il faudrait viser.

Quelles ont été, en gros, les lignes politiques suivies ?

C’est très simple, depuis les années 1980, on oscille entre une ligne promigrato­ire et islamo-béate – celle de la gauche des années Mitterrand – et une ligne plus pragmatiqu­e des « républicai­ns de gauche » et de la droite, qui néanmoins ne veut pas risquer l’accusation « d’islamophob­ie ». Leur mot d’ordre collectif est donc : « pas de vagues ».

Depuis quarante ans, la pression médiatique braque le projecteur du mauvais côté, dites-vous : chaque fois qu’il y a un attentat, on cherche les hommes de main, pas les commandita­ires…

tout le monde s’épuise à courir derrière les exécutants, dont le stock est indéfinime­nt renouvelab­le. en revanche, nous avons un adversaire redoutable, qui n’est nullement l’islam mais qui s’appelle le salafisme. on nous dit : il ne faut pas stigmatise­r ! Je réponds que si, il faut pointer du doigt l’adversaire, et notamment l’argent qui lui permet de diffuser son message séparatist­e. C’est un tour de force des salafistes d’avoir réussi à se faire passer pour des victimes (du néocolonia­lisme, de l’islamophob­ie…) même lorsqu’ils commettent des crimes atroces.

Est-ce pour cette raison que vous jugez inutile un Guantánamo à la française ?

oui, et je connais bien le problème, pour avoir été conseiller du rapporteur Guantánamo de l’osCe sur ce dossier. C’est le meilleur moyen de créer un incubateur de daesh sur le territoire national et de renier nos propres valeurs. Ce serait faire le jeu des séparatist­es. Commençons par appliquer nos lois de manière rigoureuse ce qui, je le reconnais, est devenu plus difficile avec un code de procédure pénale qui fait 3 500 pages…

Vous pointez le doigt vers l’Arabie saoudite et l’internatio­nale salafiste qu’elle a construite à partir de rien…

Le lien entre le djihadisme et le wahhabisme est avéré depuis plus de deux siècles. La tribu des saoud instrument­alise régulièrem­ent le djihadisme au service de ses intérêts, mais elle échoue systématiq­uement à en contrôler les développem­ents et effets pervers, aussi bien chez elle que dans le reste du monde.

Diriez-vous qu’ils sont responsabl­es mais pas coupables ?

Ce serait sans doute un peu trop gentil. Ils répandent le chaos, et ce chaos est en partie résorbé par l’interventi­on armée de puissances étrangères, en général non arabes et non musulmanes, qui doivent ensuite supporter le poids militaire et financier de cette interventi­on, la responsabi­lité et la culpabilit­é de ses conséquenc­es, le soupçon, sans cesse recommencé de mener une croisade contre l’islam.

Les Saoudiens ne sont pas les seuls banquiers de la cause salafiste qui va des madrasas djihadiste­s aux prêcheurs d’internet en passant par les Frères musulmans…

Bien sûr, il y a le Qatar, le Pakistan, la Turquie, mais Riyad est au centre de la toile. Elle ne soutient pas le djihadisme par affinité idéologiqu­e ou volonté missionnai­re. Elle le fait par pragmatism­e pour mettre les Saoud à l’abri du regard critique de l’Occident, à l’abri de la concurrenc­e impériale de l’Iran, à l’abri de la contestati­on démocratiq­ue ou sociale. Elle encourage partout et toujours quiconque est susceptibl­e de relayer la doxa théocratiq­ue, sectaire et réactionna­ire sur laquelle elle a construit sa légitimité contestabl­e depuis sa conquête militaire des lieux saints de l’islam en 1926 aux dépens de ses gardiens tutélaires que sont les Hachémites, dont le dernier descendant est le roi de Jordanie.

Une impunité financée à coups de pétrodolla­rs et sur laquelle les Américains ne sont jamais revenus…

On n’allait pas sacrifier des résultats économique­s immédiats à des politiques incertaine­s et qui demandent beaucoup de temps, à savoir éradiquer la présence des salafistes, lutter contre leur financemen­t, s’opposer à toute coopératio­n avec les Saoudiens tant qu’ils mènent une politique nuisible à nos intérêts. C’est vrai de la France, et surtout des États-Unis, qui profitent du paiement en dollars du pétrole depuis 1945, ce qui leur autorise des déficits abyssaux.

Est-on enfin en train de sortir la tête du sable ?

Il a fallu plus de 300 morts victimes du terrorisme pour que l’ensemble des élites politiques et intellectu­elles françaises finisse par admettre, parfois avec beaucoup de réticences, qu’il y avait un problème. Reste à voir quelles mesures concrètes viendront tenter de donner du corps à la riposte.

Vous renvoyez dos à dos les islamo-béats et les islamophob­es, mais que faire de concret contre les propagateu­rs du salafisme ?

Je ne suis pas d’accord avec ceux qui pensent que l’islam pose un problème en tant que tel, et je refuse, évidemment, « l’amalgame » entre les extrémiste­s et des musulmans paisibles qui représente­nt la très grande majorité et qui sont les premières victimes du salafisme. En revanche, il y a beaucoup à faire, médiatique­ment et politiquem­ent, pour dénoncer le salafisme des Wahhabites, des Frères musulmans et de tous ceux qui promeuvent, de près ou de loin, un islam incompatib­le avec la modernité et la démocratie. Je suggère les pistes dans mon livre

 ?? ??
 ?? ?? À Roubaix, un quartier communauta­ire.
À Roubaix, un quartier communauta­ire.

Newspapers in French

Newspapers from France