“NOUS SORTONS À PEINE DU DÉNI”
Dans son livre, Alain Chouet, ancien haut responsable de la DGSE, fait l’inventaire des erreurs de l’Occident : avoir fermé les yeux sur le double jeu des pétromonarchies, Arabie saoudite en tête, n’avoir pas osé combattre pied à pied l’implantation des salafistes en France, et avoir eu peur de « stigmatiser » pour ne pas être accusé d’islamophobie.
L’animatrice de « Zone Interdite », Ophélie Meunier, a reçu des menaces de mort pour le documentaire diffusé sur M6 sur le séparatisme islamique à Roubaix. Qu’en pensez-vous ? C’est une nouvelle illustration de la dérive d’une ville entière dont les habitants sont piégés par une culture et des pratiques séparatistes. Cela pose le problème de la vigilance globale de nos structures administratives et sociales : outre 300 000 policiers nationaux, municipaux et gendarmes, la France dispose de 1,9 million de fonctionnaires territoriaux, 1,3 million de fonctionnaires hospitaliers, 1 million d’enseignants dans le public, 30 000 employés des caisses d’allocations familiales… Ce sont au total près de 5 millions de nos concitoyens qui sont au contact avec les autres et qui devraient constituer un observatoire des dérives de la société.
Sans doute objecteront-ils que leur métier n’est pas de fliquer ou de dénoncer…
il faut en effet que chacun soit convaincu qu’il faut faire face collectivement à une menace de grande envergure. et pour les en convaincre, il faudrait que les représentants de l’état, à tous les niveaux, soient formés à la détection et au suivi des comportements à risque. or, par ignorance ou lâcheté, les autorités politiques n’ont jamais osé assumer cette approche.
Vous êtes entré à la DGSE dans les années 1970 et vous l’avez quittée en 2007. Pourquoi devrions-nous vous écouter aujourd’hui ?
personne n’est obligé de m’écouter… et je ne m’exprime pas dans ce livre au nom de la dGse, mais en mon nom personnel. Autant que j’en sache, mon analyse est proche de celle qui est faite aujourd’hui en interne par les services. J’ai été en poste au Liban, en syrie, au Maroc, et j’ai fait de nombreuses missions en irak, en Jordanie, en égypte, en iran, puis j’ai été chef de service de renseignement, ce qui m’a donné une vue plus synthétique des problèmes que nous devions régler. Les services s’adaptent au monde comme il est, tout en sachant que les gouvernements ont des contraintes qui ne sont pas toujours alignées avec la vérité du terrain, ni avec les objectifs militaires et politiques qu’il faudrait viser.
Quelles ont été, en gros, les lignes politiques suivies ?
C’est très simple, depuis les années 1980, on oscille entre une ligne promigratoire et islamo-béate – celle de la gauche des années Mitterrand – et une ligne plus pragmatique des « républicains de gauche » et de la droite, qui néanmoins ne veut pas risquer l’accusation « d’islamophobie ». Leur mot d’ordre collectif est donc : « pas de vagues ».
Depuis quarante ans, la pression médiatique braque le projecteur du mauvais côté, dites-vous : chaque fois qu’il y a un attentat, on cherche les hommes de main, pas les commanditaires…
tout le monde s’épuise à courir derrière les exécutants, dont le stock est indéfiniment renouvelable. en revanche, nous avons un adversaire redoutable, qui n’est nullement l’islam mais qui s’appelle le salafisme. on nous dit : il ne faut pas stigmatiser ! Je réponds que si, il faut pointer du doigt l’adversaire, et notamment l’argent qui lui permet de diffuser son message séparatiste. C’est un tour de force des salafistes d’avoir réussi à se faire passer pour des victimes (du néocolonialisme, de l’islamophobie…) même lorsqu’ils commettent des crimes atroces.
Est-ce pour cette raison que vous jugez inutile un Guantánamo à la française ?
oui, et je connais bien le problème, pour avoir été conseiller du rapporteur Guantánamo de l’osCe sur ce dossier. C’est le meilleur moyen de créer un incubateur de daesh sur le territoire national et de renier nos propres valeurs. Ce serait faire le jeu des séparatistes. Commençons par appliquer nos lois de manière rigoureuse ce qui, je le reconnais, est devenu plus difficile avec un code de procédure pénale qui fait 3 500 pages…
Vous pointez le doigt vers l’Arabie saoudite et l’internationale salafiste qu’elle a construite à partir de rien…
Le lien entre le djihadisme et le wahhabisme est avéré depuis plus de deux siècles. La tribu des saoud instrumentalise régulièrement le djihadisme au service de ses intérêts, mais elle échoue systématiquement à en contrôler les développements et effets pervers, aussi bien chez elle que dans le reste du monde.
Diriez-vous qu’ils sont responsables mais pas coupables ?
Ce serait sans doute un peu trop gentil. Ils répandent le chaos, et ce chaos est en partie résorbé par l’intervention armée de puissances étrangères, en général non arabes et non musulmanes, qui doivent ensuite supporter le poids militaire et financier de cette intervention, la responsabilité et la culpabilité de ses conséquences, le soupçon, sans cesse recommencé de mener une croisade contre l’islam.
Les Saoudiens ne sont pas les seuls banquiers de la cause salafiste qui va des madrasas djihadistes aux prêcheurs d’internet en passant par les Frères musulmans…
Bien sûr, il y a le Qatar, le Pakistan, la Turquie, mais Riyad est au centre de la toile. Elle ne soutient pas le djihadisme par affinité idéologique ou volonté missionnaire. Elle le fait par pragmatisme pour mettre les Saoud à l’abri du regard critique de l’Occident, à l’abri de la concurrence impériale de l’Iran, à l’abri de la contestation démocratique ou sociale. Elle encourage partout et toujours quiconque est susceptible de relayer la doxa théocratique, sectaire et réactionnaire sur laquelle elle a construit sa légitimité contestable depuis sa conquête militaire des lieux saints de l’islam en 1926 aux dépens de ses gardiens tutélaires que sont les Hachémites, dont le dernier descendant est le roi de Jordanie.
Une impunité financée à coups de pétrodollars et sur laquelle les Américains ne sont jamais revenus…
On n’allait pas sacrifier des résultats économiques immédiats à des politiques incertaines et qui demandent beaucoup de temps, à savoir éradiquer la présence des salafistes, lutter contre leur financement, s’opposer à toute coopération avec les Saoudiens tant qu’ils mènent une politique nuisible à nos intérêts. C’est vrai de la France, et surtout des États-Unis, qui profitent du paiement en dollars du pétrole depuis 1945, ce qui leur autorise des déficits abyssaux.
Est-on enfin en train de sortir la tête du sable ?
Il a fallu plus de 300 morts victimes du terrorisme pour que l’ensemble des élites politiques et intellectuelles françaises finisse par admettre, parfois avec beaucoup de réticences, qu’il y avait un problème. Reste à voir quelles mesures concrètes viendront tenter de donner du corps à la riposte.
Vous renvoyez dos à dos les islamo-béats et les islamophobes, mais que faire de concret contre les propagateurs du salafisme ?
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui pensent que l’islam pose un problème en tant que tel, et je refuse, évidemment, « l’amalgame » entre les extrémistes et des musulmans paisibles qui représentent la très grande majorité et qui sont les premières victimes du salafisme. En revanche, il y a beaucoup à faire, médiatiquement et politiquement, pour dénoncer le salafisme des Wahhabites, des Frères musulmans et de tous ceux qui promeuvent, de près ou de loin, un islam incompatible avec la modernité et la démocratie. Je suggère les pistes dans mon livre