AU “MONDE”, LA CARICATURE SOUS SURVEILLANCE
Dans leur livre percutant et très documenté, « La Dictature des vertueux », Soazig Quéméner et François Aubel décrivent subtilement pourquoi et comment le moralement correct est devenu la nouvelle religion du XXIe siècle. Dans l’extrait ci-dessous, ils racontent un événement éclairant survenu au quotidien Le Monde.
Lpense“a caricature, comme le pensait le dessinateur Tignous, tragiquement décédé sous les balles des frères Kouachi dans les locaux de Charlie Hebdo, est « un témoin de la démocratie ». Mais un témoin de plus en plus sous surveillance, comme le montre le départ fracassant du dessinateur Xavier Gorce du Monde où il officiait depuis dix-huit ans. Le 19 janvier 2021, au petit matin, son dessin paraît dans la newsletter « Le Brief du monde » que l’antenne du journal basée à Los Angeles concocte du lundi au vendredi au moment où la France dort. L’auteur des Indégivrables y représente, comme à son habitude, des pingouins dans un dessin intitulé « Repères familiaux ». Un jeune alcidé demande à l’un de ses aînés : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? » Catastrophe. Ce dessin rebondit sur un débat déclenché quelques jours auparavant, portant sur l’inceste à travers l’affaire Olivier duhamel et le choc provoqué par les révélations de Camille Kouchner dans son livre La Familia grande. […].
Ce matin-là, suite à la publication, il faudra assez peu de temps pour que les réseaux sociaux s’enflamment. « Un dessin transphobe » ; « Rire de ceux qui souffrent n’est pas de la satire, mais du harcèlement » ; « On peut rire de tout certes. Mais était-ce le bon moment de rire, de cette façon, de la libération de la parole des victimes de l’inceste ? », etc. Pour le codirecteur de l’Observatoire LGBT+, denis Quinqueton, « ridiculiser les personnes LGBT au détour de l’évocation de l’effroyable crime d’inceste, c’est une vieille ficelle nauséabonde que le curé Tony Anatrella utilisait déjà dans les années 1990 pour s’opposer
au Pacs ». Chacun y va de son commentaire. De sa propre interprétation du dessin de Gorce. Le Monde, sous la plume de sa directrice de la rédaction, Caroline Monnot, décide de son côté de publier un mea culpa : « Le Monde a fait paraître mardi 19 janvier, dans la newsletter “Le Brief du monde”, un dessin signé Xavier Gorce qui n’aurait pas dû être publié. Ce dessin peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres. Le Monde tient à s’excuser de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués. Nous tenons également à rappeler notre engagement, illustré par de nombreux articles ces derniers mois, pour une meilleure prise en compte, par la société et par la justice, des actes d’inceste, ainsi qu’en faveur d’une stricte égalité du traitement entre toutes les personnes. » […]
Au Monde, l’affaire n’en est pas restée là. Un comité de rédaction spécial a été organisé. Près de 200 journalistes (sur 450) ont participé à cette discussion de deux heures, transformée en débat de fond sur la liberté d’expression. Sylvie Kauffmann, ancienne directrice de la rédaction et correspondante aux États-Unis, estime que ses patrons sont allés trop loin à propos d’un dessin qui ne méritait pas un tel opprobre. Les responsables du journal ont-ils eu peur des réseaux sociaux ? se demandent certains. Jérôme Fenoglio (le directeur du Monde, NDLR) réfute fermement. Pour d’autres reporters, appartenant pour la plupart à la catégorie des « boomers », cette amende honorable ressemble à une concession accordée à une « génération offensée », pour reprendre l’expression de Caroline Fourest, que représenteraient les jeunes journalistes de la rédaction. Au point qu’ils s’interrogent : Le Monde est-il encore « Charlie » ?
Cette décision a marqué une véritable rupture au sein du personnel du quotidien français. Et soulevé l’incompréhension d’une bonne partie de son lectorat, comme l’a admis Gilles van Kote dans un article daté du 23 janvier. « Les excuses du Monde […] ont déclenché une deuxième salve de réactions, plus nombreuses et tout aussi indignées. Au milieu des accusations – infondées – de censure, ces lecteurs accusaient pêle-mêle leur journal de piétiner la liberté d’expression […], de céder à la cancel culture et au politiquement correct ou de suivre les traces du New York Times, qui avait décidé, en 2019, à la suite de la parution d’un dessin controversé, de ne plus publier de dessins de presse dans son édition internationale », écrit le directeur délégué aux relations avec les lecteurs.