Le Figaro Magazine

AU “MONDE”, LA CARICATURE SOUS SURVEILLAN­CE

- La Dictature des vertueux, de Soazig Quéméner et François Aubel, Buchet Chastel, 345 p., 19 €.

Dans leur livre percutant et très documenté, « La Dictature des vertueux », Soazig Quéméner et François Aubel décrivent subtilemen­t pourquoi et comment le moralement correct est devenu la nouvelle religion du XXIe siècle. Dans l’extrait ci-dessous, ils racontent un événement éclairant survenu au quotidien Le Monde.

Lpense“a caricature, comme le pensait le dessinateu­r Tignous, tragiqueme­nt décédé sous les balles des frères Kouachi dans les locaux de Charlie Hebdo, est « un témoin de la démocratie ». Mais un témoin de plus en plus sous surveillan­ce, comme le montre le départ fracassant du dessinateu­r Xavier Gorce du Monde où il officiait depuis dix-huit ans. Le 19 janvier 2021, au petit matin, son dessin paraît dans la newsletter « Le Brief du monde » que l’antenne du journal basée à Los Angeles concocte du lundi au vendredi au moment où la France dort. L’auteur des Indégivrab­les y représente, comme à son habitude, des pingouins dans un dessin intitulé « Repères familiaux ». Un jeune alcidé demande à l’un de ses aînés : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? » Catastroph­e. Ce dessin rebondit sur un débat déclenché quelques jours auparavant, portant sur l’inceste à travers l’affaire Olivier duhamel et le choc provoqué par les révélation­s de Camille Kouchner dans son livre La Familia grande. […].

Ce matin-là, suite à la publicatio­n, il faudra assez peu de temps pour que les réseaux sociaux s’enflamment. « Un dessin transphobe » ; « Rire de ceux qui souffrent n’est pas de la satire, mais du harcèlemen­t » ; « On peut rire de tout certes. Mais était-ce le bon moment de rire, de cette façon, de la libération de la parole des victimes de l’inceste ? », etc. Pour le codirecteu­r de l’Observatoi­re LGBT+, denis Quinqueton, « ridiculise­r les personnes LGBT au détour de l’évocation de l’effroyable crime d’inceste, c’est une vieille ficelle nauséabond­e que le curé Tony Anatrella utilisait déjà dans les années 1990 pour s’opposer

au Pacs ». Chacun y va de son commentair­e. De sa propre interpréta­tion du dessin de Gorce. Le Monde, sous la plume de sa directrice de la rédaction, Caroline Monnot, décide de son côté de publier un mea culpa : « Le Monde a fait paraître mardi 19 janvier, dans la newsletter “Le Brief du monde”, un dessin signé Xavier Gorce qui n’aurait pas dû être publié. Ce dessin peut en effet être lu comme une relativisa­tion de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenre­s. Le Monde tient à s’excuser de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués. Nous tenons également à rappeler notre engagement, illustré par de nombreux articles ces derniers mois, pour une meilleure prise en compte, par la société et par la justice, des actes d’inceste, ainsi qu’en faveur d’une stricte égalité du traitement entre toutes les personnes. » […]

Au Monde, l’affaire n’en est pas restée là. Un comité de rédaction spécial a été organisé. Près de 200 journalist­es (sur 450) ont participé à cette discussion de deux heures, transformé­e en débat de fond sur la liberté d’expression. Sylvie Kauffmann, ancienne directrice de la rédaction et correspond­ante aux États-Unis, estime que ses patrons sont allés trop loin à propos d’un dessin qui ne méritait pas un tel opprobre. Les responsabl­es du journal ont-ils eu peur des réseaux sociaux ? se demandent certains. Jérôme Fenoglio (le directeur du Monde, NDLR) réfute fermement. Pour d’autres reporters, appartenan­t pour la plupart à la catégorie des « boomers », cette amende honorable ressemble à une concession accordée à une « génération offensée », pour reprendre l’expression de Caroline Fourest, que représente­raient les jeunes journalist­es de la rédaction. Au point qu’ils s’interrogen­t : Le Monde est-il encore « Charlie » ?

Cette décision a marqué une véritable rupture au sein du personnel du quotidien français. Et soulevé l’incompréhe­nsion d’une bonne partie de son lectorat, comme l’a admis Gilles van Kote dans un article daté du 23 janvier. « Les excuses du Monde […] ont déclenché une deuxième salve de réactions, plus nombreuses et tout aussi indignées. Au milieu des accusation­s – infondées – de censure, ces lecteurs accusaient pêle-mêle leur journal de piétiner la liberté d’expression […], de céder à la cancel culture et au politiquem­ent correct ou de suivre les traces du New York Times, qui avait décidé, en 2019, à la suite de la parution d’un dessin controvers­é, de ne plus publier de dessins de presse dans son édition internatio­nale », écrit le directeur délégué aux relations avec les lecteurs.

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 ?? ?? « Le Monde » s’est excusé d’avoir publié ce dessin de Xavier Gorce dans une newsletter. Ulcéré, le dessinateu­r a mis fin à dix-huit ans de collaborat­ion avec le quotidien.
« Le Monde » s’est excusé d’avoir publié ce dessin de Xavier Gorce dans une newsletter. Ulcéré, le dessinateu­r a mis fin à dix-huit ans de collaborat­ion avec le quotidien.

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