Le Figaro Magazine

LE TOURNANT COMMUNAUTA­RISTE

- Par Nadjet Cherigui

Le premier tour de la présidenti­elle a été marqué par un score sans précédent de Jean-Luc Mélenchon dans les quartiers populaires où il a été plébiscité, notamment grâce au vote musulman. À l’approche des législativ­es, et avec cette nouvelle alliance de gauche, le paysage politique français semble devoir composer avec le vote communauta­ire.

Quand on lui pose la question, elle répond avec enthousias­me et dans un grand éclat de rire. « Quel a été mon vote au premier tour des élections présidenti­elles ? Pas de problème, je vous réponds ! Ma voix est allée à Mélenchon. Je n’ai pas hésité une seule seconde. » Fatiha concède aussi avoir fait quelques accommodem­ents presque déraisonna­bles avec sa sensibilit­é politique première, plutôt libérale. Cadre dans les assurances, la raison, dit-elle, voudrait qu’elle ait porté son vote pour Emmanuel Macron.

un vote sans conviction

Mais, contre toute attente, elle a voté Mélenchon, « parce que c’est le seul à défendre les musulmans ». La jeune femme, d’origine kabyle, a grandi à la cité Karl-Marx de Bobigny. Elle vit aujourd’hui dans un petit pavillon coquet à sevran, mais ne renie rien de ses origines populaires. si elle ne porte pas le voile, cette mère de famille de trois enfants tient à se définir comme musulmane. attachée à la pratique de sa religion, elle veille à manger halal, fait le ramadan et ses cinq prières quotidienn­es dès que cela lui est possible. « Pour être honnête, concède-t-elle, je ne suis pas convaincue de son programme politique. Sur le plan économique ou social, son applicatio­n n’est pas réaliste. La retraite à 60 ans, le smic

à 1 400 euros, ou une allocation de plus de 1 000 euros par mois pour tous les jeunes, c’est intenable pour les finances du pays. Mais je ne pouvais pas faire autrement avec toutes ces attaques contre nous. »

le spectre de l’islamophob­ie

Ce « nous », selon Fatiha, désigne « la communauté ». Elle égrène ainsi autant d’arguments qu’elle juge imparables : les rumeurs selon lesquelles les musulmans seraient responsabl­es de la pénurie d’huile en raison du ramadan, ou encore les multiples agressions dont seraient victimes des femmes voilées en pleine rue, l’islamophob­ie prégnante dans la société française entretenue par les médias dont CNews serait le chantre. Elle reconnaît ne jamais avoir été empêchée ou discriminé­e à titre personnel dans la pratique de sa religion. Pour autant, la jeune femme reste convaincue comme, affirme-t-elle, beaucoup de membres de sa famille ou d’amis autour d’elle de la nécessité de voter Mélenchon pour se défendre contre l’islamophob­ie ambiante dans le pays.

Les chiffres l’attestent. Jean-Luc Mélenchon a, semble-t-il, réussi à mobiliser un vote communauta­ire autour de sa candidatur­e. D’après un sondage Ifop pour La Croix, 69 % des électeurs musulmans ont voté pour l’Insoumis au premier tour. Un score qui se confirme en atteignant des sommets dans les villes de banlieue à forte concentrat­ion de population­s issues de l’immigratio­n et musulmanes : 65 % à Villetaneu­se, 61 % à Saint-Denis, Trappes ou Gennevilli­ers, 60 % à Bobigny, 63 % à La Courneuve. À Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, il distance le président sortant et il est plébiscité dans les quartiers nord de Marseille. Le vote communauta­ire serait-il en train de prendre ses marques en France par le biais de l’extrême gauche ? À cette question, Damien Saverot, doctorant à l’École normale supérieure et spécialist­e de l’islam de France, tient à apporter une réponse nuancée. « Mélenchon a fait campagne en s’adressant d’abord aux quartiers. Il a simplement appliqué la théorie d’Éric Coquerel (député LFI) qui, dès 2017, a martelé que les 600 000 voix manquantes pour accéder au second tour des présidenti­elles se trouvaient dans ces quartiers. Ils sont allés les chercher là. Les militants ont fait un vrai travail, de terrain en faisant du porte-à-porte, mais aussi et surtout sur les réseaux sociaux. Cependant, Mélenchon a atteint ici son plafond de verre. La réalité, c’est qu’il ne connaît pas les quartiers populaires. Par ailleurs, les musulmans sont en réalité plus conservate­urs sur le plan des moeurs et plus libéraux sur le plan économique que mélenchoni­stes. Le vote Mélenchon s’est fait surtout pour exprimer un rasle-bol. Il est l’équivalent du vote Le Pen dans les territoire­s ruraux. Dans son programme, Mélenchon promet l’abrogation de la loi sur le séparatism­e. Beaucoup de musulmans perçoivent les fermetures administra­tives des mosquées comme une punition collective. S’ajoute à cela un espace politique qui s’est zémourisé, donc, en réaction, ils votent Mélenchon. »

La stratégie semble porter ses fruits. Durant cette morne campagne de l’élection présidenti­elle marquée par l’absence du président sortant et l’omniprésen­ce dans l’actualité de la guerre en Ukraine, Mélenchon est l’un des rares candidats à faire le show. Il est aussi l’un des rares à accepter de débattre face à Éric Zemmour, s’imposant ainsi comme le défenseur des quartiers populaires et des musulmans.

« Mélenchon est cynique, confie un ancien cadre de la France insoumise. Il s’est tourné vers les indigénist­es et les islamistes pour s’assurer un socle électoral plus important. Le tournant s’est opéré en 2017. Lors de ses interventi­ons, il refuse systématiq­uement de qualifier le problème islamiste. Après l’assassinat de Samuel Paty, il a allumé un contrefeu avec le sujet des Tchétchène­s. »

L’Insoumis affranchi s’étrangle en évoquant la participat­ion du leader d’extrême gauche et de nombre de ses cadres à la controvers­ée « marche contre l’islamophob­ie », en novembre 2019, aux côtés de militants islamistes. « Après cela, les vannes se sont ouvertes, insiste l’ancien militant. À la rentrée 2020, lors de l’université d’été des Insoumis, Mélenchon fait un discours dans lequel il choisit d’attaquer la loi sur le séparatism­e. Il se présente dès lors comme le défenseur de la cause des musulmans. Pour autant, il n’a jamais eu un mot pour défendre les révolution­s dans les pays arabes. L’émancipati­on des peuples arabes ce n’est pas son truc. Il a une vision néocolonia­liste. Un Arabe doit forcément être dans une posture victimaire. »

“L’émancipati­on des peuples arabes, ce n’est pas son truc. Un Arabe doit forcément être dans une posture victimaire”

convergenc­e des luttes

Une stratégie qui parvient à drainer dans son sillage le soutien de militants décoloniau­x comme Houria Bouteldja. La fondatrice du Mouvement des indigènes de la République a posté, au soir du second tour, une vidéo dans laquelle elle appelle à une mobilisati­on importante en faveur de Mélenchon lors des élections législativ­es.

“Le vote musulman existera et pèsera quand il ira à un candidat pour son programme”

À Saint-Denis, Rachida Hamdan, responsabl­e de l’associatio­n Les Résiliente­s, militante féministe universali­ste, lauréate du prix de la laïcité, s’inquiète sérieuseme­nt du score réalisé par la France insoumise dans cette ville du 93. « Avec 61 % des votes, les Insoumis sont aux anges. Ça libère le discours communauta­riste, s’insurge-t-elle. On est obligé de subir la parole de ces politiques qui nous expliquent qu’en tant que musulmans nous sommes des victimes et que nous devons les rallier car ils sont nos sauveurs. C’est insupporta­ble. Ils imposent l’idée que nous ne sommes plus des citoyens français, mais une communauté. C’est une véritable chape de plomb sur ces population­s. »

le piège communauta­ire

Malika, dionysienn­e depuis toujours, s’inquiète également du score mélenchoni­ste dans les quartiers populaires. Son bulletin dans l’urne est allé, dit-elle, sans aucune hésitation pour Emmanuel Macron. Un choix difficile à assumer en public tant son environnem­ent immédiat est acquis à la cause LFI. « L’extrême gauche a fait un travail de terrain intense ici, ils ont tracté mais aussi beaucoup communiqué sur les réseaux. Et ça a marché. Les membres de ma famille sont musulmans pratiquant­s et ils ont tous voté Mélenchon. Autant vous dire que je me fais discrète. Ce qui me désole, c’est qu’ils n’ont pas d’autres arguments que celui de la défense des musulmans. Ils se focalisent sur ce sujet et oublient l’essentiel. Quid du niveau des élèves dans les quartiers qui ne cessent de dégringole­r, et l’absentéism­e des professeur­s endémique dans ces zones ? On nous réduit à notre confession. Je suis croyante et pratiquant­e et je ne me sens pas oppressée dans ma foi en France. Bien au contraire. » Chéchia portée sur ses cheveux longs et kamis immaculé, Imam Ismaïl, qui officie à la mosquée de la cité des Bleuets dans les quartiers nord de Marseille, vient de guider la prière de ce vendredi. Au même moment, une importante opération antidrogue est menée par les policiers. Les hommes en bleu, venus en nombre, quadrillen­t le quartier, fouillent les immeubles et contrôlent les véhicules qui entrent et sortent de la cité. Impassible au milieu de toute cette agitation, Ismaïl, 41 ans, félicite Marine qui vient de se convertir à l’islam. En larmes, la jeune fille, vêtue d’un jilbeb couleur corail, est submergée par l’émotion. Ismaïl n’a pas donné de consignes de vote lors de ses prêches. Il se refuse, dit-il, à faire de la politique au sein de la mosquée. En revanche, il s’est exprimé, sur Twitter, pour un vote en faveur de Mélenchon. S’il assume son message sur le réseau social, le religieux insiste pour signifier la tiédeur de son enthousias­me. « Face à la montée des extrêmes, insiste-t-il, Mélenchon s’est présenté comme le défenseur des musulmans. » L’imam décrit ces derniers mois comme difficiles pour la communauté musulmane. L’actualité focalisée, selon lui, autour de la loi sur le séparatism­e ou le port du voile tend à stigmatise­r les musulmans. « On en a assez. Le climat est tellement anxiogène qu’on préfère regarder les chaînes de télé-achat plutôt que les infos ! » Sans illusion sur les motivation­s du candidat d’extrême gauche, Ismaïl défend un choix de raison fait sans passion. « Pour Mélenchon, il s’agit d’aller chercher un électorat de substituti­on. Il a besoin du vote musulman qui, pour le moment, se limite à un vote en réaction. C’est du dégagisme. Nous devons nous organiser et sortir du vote “contre”. Le vote musulman existera et pèsera quand il ira à un candidat pour son programme. Le paradoxe c’est que nous sommes souvent plus proches du vote conservate­ur que de cette gauche qui, depuis les années “Touche pas à mon pote”, veut absolument nous contenir dans son cheptel.

On nous parle d’islamo-gauchisme, mais je demande un peu plus de respect que cela ! s’insurge-t-il avec humour. J’ai aussi droit à mon islamodroi­tisme ! »

l’enjeu du vote musulman

Omar Youssef Souleimane est écrivain. Dans son livre Une chambre en exil, il raconte comment il a quitté la Syrie au tout début de la guerre pour se réfugier en France où le religieux et le communauta­risme enserrent son quotidien. Devenu français, il a eu la possibilit­é de voter pour la première fois le 10 avril dernier. Il a choisi Emmanuel Macron mais il se débat au quotidien avec ceux qui, dit-il, veulent le « mélenchoni­ser » à tout prix. « C’est terrible ! Dans ce pays, j’ai découvert la liberté et, paradoxale­ment, l’enfermemen­t dans des cases. Je fais des rencontres amoureuses à travers des applicatio­ns dédiées et, systématiq­uement, les filles qui acceptent mes rendez-vous veulent que je sois un réfugié malheureux, perdu, sans projet, musulman frustré et insultant la France. Je ne suis rien de tout cela et ça leur est insupporta­ble. Car, elles sont, toujours, mélenchonn­istes et veulent que je rejoigne la cause. J’ai arrêté avec ces applis. À chaque fois, j’ai l’impression d’embrasser Mélenchon et ce n’est pas très agréable ! » L’écrivain, qui anime des ateliers d’écriture dans des lycées et collèges de banlieue, constate l’omniprésen­ce du leader de la France insoumise également au sein de cette jeunesse ultraconne­ctée aux réseaux sociaux, tout comme l’extrême gauche. « Lorsque je leur demande pour qui ils votent ou voteraient, la majorité d’entre eux me répond : “Mélenchon, car il défend les musulmans !” »

L’écrivain exilé voudrait leur dire sa colère contre cet homme de gauche qui n’a jamais eu un mot pour la Syrie. Mais il préfère travailler avec cette jeunesse sur l’écriture et l’ouverture de leur esprit. « Pour Mélenchon,

lâche-t-il, la Russie a réglé le problème en Syrie. En réalité, Poutine a sauvé le régime dictatoria­l en massacrant des civils. Voilà comment cet homme de gauche défend les opprimés. » ■

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Mélenchon a été plébiscité.
Dans les quartiers nord de Marseille, Mélenchon a été plébiscité.
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Dans le quartier de la Reynerie, à Toulouse, Mélenchon a récolté jusqu’à 82 % des voix.
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