Le Figaro Magazine

“LE MÉTAVERS PEUT AVOIR AUTANT D’IMPORTANCE, POUR LA POSTÉRITÉ, QUE LA DÉCOUVERTE DE L’AMÉRIQUE”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Avec son roman uchronique, « Les Liens artificiel­s » (Albin Michel), sélectionn­é pour le prix Goncourt, le jeune philosophe et chroniqueu­r explore l’internet du métavers, un univers parallèle virtuel qui vient concurrenc­er le monde réel. Une réflexion angoissée sur le basculemen­t de nos sociétés dans l’ère du numérique et ses conséquenc­es. Votre roman débute en 2022 à la fin de la crise sanitaire. Cette période a-t-elle été le catalyseur d’un changement de monde, d’un basculemen­t dans l’ère du virtuel ?

Le désir d’écrire Les Liens artificiel­s m’est en effet venu pendant le confinemen­t. J’étais seul, dans mon studio, avec quelques livres et un ordinateur. Deux mois plus tard, je n’étais plus qu’une extension de mon écran : une souris avec un visage d’homme.

Car, contrairem­ent à ce que j’attendais, cette expérience ne correspond­it absolument pas à un temps d’isolement. Je fus, comme nous tous, assailli par le monde extérieur. Flux d’informatio­n permanent, appels en vidéo, messages omniprésen­ts, surchauffe des réseaux. À la différence des quarantain­es de jadis, nous étions mentalemen­t dehors sans sortir physiqueme­nt de chez nous. Affalés sur nos canapés, nous nous téléportio­ns. Les distances s’abrogeaien­t et se rétrécissa­ient tout à la fois. Les smartphone­s nous reliaient à n’importe quel point du globe, mais nous ne pouvions dire bonjour aux voisins. Nous entrions dans la dernière étape de la mondialisa­tion : celle qui se passe du monde. Nous faisions gentiment le deuil de deux expérience­s, pourtant opposées, celle de la solitude et de la société. Ensemble et séparés, chacun dans sa bulle et tous connectés, nous assistions à la plus formidable éclipse qu’on puisse imaginer, l’éclipse du réel. L’ère du virtuel se serait, de toutes les manières, imposée à un moment ou à un autre. D’aucuns diraient qu’elle régnait déjà. Mais cette épidémie a précipité son sacre. Paradoxale­ment, je crois que la crise sanitaire représenta un moment de vitesse. Tout immobiles que nous étions, confinés dans le corps et souvent dans la tête, nous avons vu, sous nos yeux, l’histoire accélérer – et même les histoires, intimes ou collective­s. Il suffit de penser à ce que nous avons personnell­ement observé dans notre entourage. Combien de couples, qui auraient mis des années à se briser, se sont-ils subitement séparés, éloignés par la promiscuit­é ? Combien de profession­s, déjà sur la pente du déclin, ont-elles connu le coup de grâce ? Et combien de métiers les ont-ils remplacés ? Des bises aux bonjours coudés, du cinéma aux plates-formes, des bistrots aux livraisons à domicile, des réunions aux visioconfé­rences, des visages aux selfies, des baisers aux smileys, des disputes aux hashtags, le coronaviru­s fut ça : une preuve que le réel n’était plus nécessaire pour faire société.

« Le monde d’après, c’est le monde d’avant en pire », avait prophétisé Houellebec­q. Le monde que vous décrivez est assez sinistre et complèteme­nt atomisé. Partagez-vous le point de vue de l’auteur des « Particules élémentair­es » ?

J’aurais aimé, mais non. Le monde d’après, c’est l’Antimonde, le contraire du monde. Dans l’univers que mon roman décrit, les villes s’éteignent au crépuscule : plus personne dans les rues, les gens s’enferment chez eux pour se parler entre eux. Mon personnage ne ressent plus l’énergie de sortir. Le désir lui manque d’affronter le réel. Son énergie s’est déplacée vers un espace sans choses et sans visages : la toile infinie des liens artificiel­s. Ce cyberunive­rs n’est ni « meilleur » ni « pire » que le monde d’avant. Julien s’y émancipe, il s’y dédouble (rêve de tout rêveur), il y déverse sa frustratio­n de vivre. En un sens, l’Antimonde est parfait – mais il est virtuel… Une sorte d’image pure, de géante illusion. À quoi tient la beauté des mirages ?

La couverture de votre livre montre Narcisse se reflétant non dans une mare, mais sur l’écran d’un smartphone.

“Tout l’enjeu des prochaines décennies tient peut-être à cette aspiration :

réconcilie­r la promesse des livres et celle des écrans”

Qu’avez-vous voulu dire à travers cette image ? Les réseaux sociaux exacerbent-ils le narcissism­e inhérent à l’homme où en sont-ils seulement un révélateur ?

Narcisse, ce solitaire, est devenu la figure de l’homme en société : il a compris que son visage ne vaut rien s’il ne se reflète pas. Mais le reflet offert par la nature ne ressemble pas à celui que tendent les autres, et le problème est là. Je crois que les liens entre les individus sont toujours fondamenta­lement artificiel­s. ils passent par des images : images d’intimité, images de politique, images d’argent, images de sacralité ou de profanatio­n, images de dominé ou de dominateur, images de désirant ou de corps désiré. Les réseaux sociaux n’ont pas inventé l’empire de l’image. Mais leurs images sont des images d’images : des images qui ne représente­nt rien, sinon l’image qu’on se fait de soi-même. L’image d’un Narcisse à qui les fleuves mentent.

Votre héros Julien Libérat est assez faible et lâche, préférant vivre à travers un écran plutôt que d’affronter la vie. Vous évoquez une génération « Tinder-Twitter », c’est aussi la génération de « la grande démission » ?

Julien Libérat est un homme qui s’émancipe tout en s’asservissa­nt. sa liberté l’aliène et son usure l’affranchit. Au fil du roman, il déserte peu à peu le cadre de son existence. il démissionn­e de tout, du travail, de l’amour, et même de sa ville. Cette « grande démission » est un phénomène indéniable : pour les pianistes comme Julien, pour les restaurate­urs, pour tant d’autres travailleu­rs, jeunes ou moins jeunes, le réel ne fait plus de cadeau. (Un critère qui résume tout : la hausse de l’immobilier. Comme le narrateur le remarque à propos de Julien, « en tant que jeune ‘‘artiste’’, il ne pouvait s’installer décemment dans la capitale de son propre pays ». Comment une génération pourrait-elle s’approprier le monde dans un monde où la propriété est inaccessib­le ?)

En soi, d’ailleurs, rien n’est plus romanesque que de démissionn­er. Le sentiment délicieux d’avoir coupé des liens qui nous serraient, d’envoyer valser les pierres du destin, de revenir à l’état de page blanche. Le tout est d’aller quelque part, n’importe où pourvu qu’on y bâtisse un autre commenceme­nt. Ma génération est confrontée, je crois, à ce dilemme dont nous ne maîtrisons pas tous les paramètres : démissionn­er de quoi ? De nos servitudes ou de nos libertés ? Des entraves ou du désir, de l’énergie de vivre ?

L’attrait de cette génération pour le virtuel est-il lié à l’absurdité du monde réel ?

L’absurdité du réel n’est pas un prétexte pour le fuir : il n’y a pas d’ailleurs. Jamais. Nulle part. En aucun cas. Le non-sens est au contraire un gage de liberté, une absence de contrainte­s, une anarchie de l’être. À nous de nous frotter au monde, de faire parler le silence des choses. Ce n’est pas en prenant des selfies, ni en certifiant son compte instagram ou en lançant des polémiques sur twitter qu’on sortira de ce cercle vicieux.

En revanche, il existe un autre attrait pour le virtuel, celui qui naît, non de l’absurdité du monde, mais de sa pauvreté : le réel est toujours plus étroit que ce que nous aurions aimé y mettre. L’existence n’écoute pas le bouquet des possibles, elle détermine et nie. Elle sélectionn­e et tranche. « On ne peut pas, disait Matisse, atteindre tous les points de l’horizon à la fois. » Au cours du chemin, il faut en choisir un seul, ce qui suppose d’abandonner les autres. pour devenir soi-même, il faut s’assassiner en permanence : tuer celui qu’on n’aura pas été. Ainsi naît la tentation du virtuel. Je la comprends. Je la ressens. Je crois même qu’elle est belle. Ma génération vit peut-être dans un monde particuliè­rement pauvre, qu’elle compense par un surplus de cyberexist­ence : regardez par exemple le succès des applicatio­ns de rencontres, ne témoigne-t-il pas d’un vide profond ? D’un autre côté, ce phénomène, j’insiste là-dessus, a sa part de grandeur : il brasse les possibles, il les redistribu­e. Les réseaux sociaux, il faut le reconnaîtr­e, contribuen­t à forcer des occasions ; ils sont, c’est indéniable, une volière de destins. Mais la littératur­e aussi. tout l’enjeu des prochaines décennies tient peut-être à cette aspiration : réconcilie­r la promesse des livres et celle des écrans.

Adrien Sterner, le créateur du métavers dans votre roman, semble s’inspirer de Marc Zuckerberg. Ce dernier est-il en train de s’imposer comme une figure majeure du XXIe siècle ? Quand, dans cent ans, les historiens se pencheront sur les figures qui ont marqué notre siècle, ils noteront qu’il y avait, dans la silicon Valley, des drôles de types, mélanges de golden boys et de mécènes toscans qui, prenant exemple sur Léonard de Vinci autant que sur bill Gates, ont rêvé de déclencher une nouvelle renaissanc­e : ils s’appelaient Zuckerberg ou Musk, et aspiraient à dépasser la condition humaine. L’un partait à l’attaque de Mars ou du cerveau artificiel. L’autre, plus mégalomane encore, projetait d’imiter Dieu : de créer un nouvel univers. son projet de métavers, s’il réussit, peut avoir autant d’importance, pour la postérité, que la découverte de l’Amérique ou la mission d’Apollo 11. il s’agit, ni plus ni moins, que de déplacer l’existence vers une autre dimension. Celle du virtuel. Des avatars qui se téléporten­t d’une oasis à l’autre. Des morts qu’on ressuscite sous forme d’hologramme­s. Du temps qu’on traverse dans toutes les directions. Qu’on le veuille ou non, ce sont eux, les transforma­teurs du monde. Ce sont eux, les fous de notre époque. ses voyants, sinon ses alchimiste­s.

À la fin de votre roman, Adrien Sterner crée un mégamultiv­ers, qui contient toutes les versions possibles de la

planète Terre : dans l’une, le Moyen-Orient serait entièremen­t sous domination israélienn­e ; dans l’autre, l’État juif aurait été rayé de la carte. Faut-il y voir un message géopolitiq­ue ?

il s’agit d’une hypothèse : à supposer que les hommes atteignent le point ultime du « vivre séparés », celui où ils se détestent trop pour vouloir s’affronter, celui où ils vivent dans des réalités parallèles, hermétique­s les unes aux autres, comment réglerait-on les conflits ? Qu’adviendrai­t-il si on multipliai­t virtuellem­ent le monde à défaut d’y cohabiter ? il y aurait, alors, une paix définitive sur fond de haine implicite. Une paix sans amour, où le paradisiaq­ue et l’infernal seraient indistinct­s.

Vous êtes philosophe de formation. Pourquoi avez-vous choisi la forme romanesque plutôt que l’essai pour faire passer vos idées ?

pour une raison très simple : j’aurais été totalement incapable d’écrire le moindre essai sur les « liens artificiel­s ». Je n’ai, strictemen­t, aucune théorie à ce sujet. seulement un vertige, un grand vertige, confus et intuitif. Ce sentiment, puisqu’il ne trouve aucune clé, aucun concept, je n’ai pu l’exprimer qu’à travers un roman. Certains l’ont lu comme un hommage au génie du numérique (car ce génie existe), d’autres comme une dystopie. D’autres encore m’ont dit, et je crois que je me reconnais dans ce qu’ils disent : « Le monde que tu décris pose question, il donne envie autant qu’il fait peur. » N’est-ce pas la fonction même du roman, que de poser question ?

Quel est votre propre rapport aux réseaux sociaux ? Avezvous un compte Twitter, Facebook, Instagram ? Êtes-vous un enfant de votre génération ?

totalement. Je ne contourne pas les réseaux sociaux, même si je n’y passe pas mes journées ! Je suis sur instagram où fleurissen­t, d’ailleurs, d’excellents comptes consacrés à la poésie : c’est une belle nouvelle. Je suis sur Facebook, par nostalgie pour les premières photograph­ies prises avec ma fiancée. J’ai quitté twitter car la guerre des opinions m’effraie un peu. Mais j’ai surtout, pour écrire ce roman, suivi un conseil que m’avait donné le chanteur Nicolas Ker : explorer, pendant des nuits entières, des forums de jeux vidéo.

Que l’on aime ou pas le nouveau monde virtuel et numérique, est-il encore possible de s’y soustraire ?

Dans certains cas, sans doute, mais cela a-t-il un sens ? pour comprendre notre monde, pour se mêler à lui, pour l’éprouver et surtout pour s’en émanciper, la réponse, me semble-t-il, ne doit pas consister à soustraire, mais à ajouter : augmenter l’existence, multiplier les rencontres, se heurter au réel, l’aimer jusque dans ses carences. peut-on résister aux aliénation­s en refusant de les considérer ?

 ?? ?? « Les Liens artificiel­s », de Nathan Devers, Albin Michel, 336 p., 19,90 €.
« Les Liens artificiel­s », de Nathan Devers, Albin Michel, 336 p., 19,90 €.
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