Le Figaro Magazine

Pourquoi l’alliance judéo-chrétienne est plus que jamais nécessaire

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Pierre-Alexis Michau

Le philosophe et académicie­n, auteur de « La Métaphysiq­ue et après », et l’écrivain, qui vient de signer « Le Bâtard de Nazareth », sont tous deux membres du jury du prix Constantin­ople, dont l’objectif est de récompense­r les écrivains contribuan­t à un rapprochem­ent entre l’Orient et l’Occident. Alors que la civilisati­on occidental­e apparaît de plus en plus menacée, ils défendent la nécessité d’une alliance judéo-chrétienne.

Vous êtes tous deux membres du prix Constantin­ople, que vous avez par ailleurs créé, Metin Arditi, dans le but d’un rapprochem­ent entre les différente­s civilisati­ons. Comment définiriez-vous la civilisati­on judéo-chrétienne ? Metin Arditi – La civilisati­on judéo-chrétienne part initialeme­nt de la Torah, à laquelle est venu s’ajouter le Nouveau Testament, à savoir les Évangiles, les Épîtres… Mais cette civilisati­on, en tant que telle, ne forme pas un tout continu. Certaines personnes, dont moi, regrettent qu’il n’y ait pas eu une meilleure compréhens­ion entre le christiani­sme et le judaïsme. L’occasion a été manquée au cours des premiers siècles du christiani­sme. Il y avait d’une part la Loi et d’autre part l’amour. On aurait pu imaginer que les deux ne pouvaient vivre de manière séparée. Tout comme les trois valeurs du triptyque républicai­n, l’Égalité, la Liberté et la Fraternité, qui se complètent sans être pour autant fusionnell­es. Il n’est donc pas évident de vivre la civilisati­on judéo-chrétienne comme quelque chose de global.

Jean-Luc Marion – Il me semble nécessaire de distinguer la question religieuse de la question de civilisati­on. Concernant la question proprement religieuse, le problème de la continuité entre le judaïsme et le christiani­sme est effectivem­ent central, j’ajouterai que le thème de la non-réunificat­ion est lui-même capital. Le cardinal Lustiger montrait bien qu’il n’y a pas d’opposition fondamenta­le entre christiani­sme et judaïsme, il y a simplement les juifs qui acceptent que le Christ soit le Messie et les juifs qui ne l’acceptent pas. C’est d’abord une question qui divise les juifs eux-mêmes. Il y a le judaïsme jusqu’à la destructio­n du deuxième Temple de Jérusalem, avec une liturgie du sacrifice, et le judaïsme synagogal après cet événement. En effet, les juifs ont dû refonder un judaïsme après l’an 70, d’une part parce qu’il n’y avait plus le Temple de Jérusalem, et d’autre part parce qu’il y avait la présence des chrétiens. Ils ont donc voulu se différenci­er, notamment avec une nouvelle traduction en grec des Écritures. Nous sommes, par conséquent, condamnés à une fracture que les juifs ont créée eux-mêmes entre eux. Il est d’ailleurs intéressan­t de voir qu’il y a eu des persécutio­ns dans les deux sens. Les juifs ont d’abord persécuté les chrétiens dans les premiers siècles, en les chassant des synagogues et en les dénonçant aux pouvoirs publics, puis ça a été le contraire. Il y a une élection par la chair, qui fait qu’un juif incroyant reste un juif, alors qu’un chrétien incroyant n’a pas grand-chose d’un chrétien ; et une élection par la grâce, par le baptême, qui concerne les chrétiens. Ces deux élections, dans un certain sens, se complètent. Nous ne sommes pas dans une situation de totalisati­on réalisée. C’est d’ailleurs une des forces du lien entre judaïsme et christiani­sme, c’est que nous savons pertinemme­nt, de part et d’autre, que l’histoire n’est pas finie. Nous ne sommes pas dans une nostalgie de la totalité comme l’islam.

Metin Arditi, votre livre peut se lire comme une volonté de dépasser la fracture judéo-chrétienne. Comment voyezvous ce dépassemen­t ? D’autre part, voyez-vous le judaïsme comme une religion ou un peuple ?

Metin Arditi – Oh mon Dieu, je n’avais pas une telle ambition ! En lisant Vie et destin de Jésus de Nazareth, de Daniel Marguerat, je suis tombé sur cette réflexion, qui m’a paru incontourn­able : aux yeux des Nazaréens, Jésus était certaineme­nt considéré comme un mamzer, un enfant conçu hors mariage, c’est-à-dire un bâtard. À l’époque de sa naissance, le christiani­sme n’existait pas, le concept de l’Immaculée Conception encore moins. Or, la loi juive est très dure à l’égard des bâtards.

ils sont mis au ban de la communauté, ils ne peuvent épouser qu’une bâtarde, et leurs descendant­s seront considérés bâtards durant dix génération­s. De la même façon, la loi juive est excluante à l’égard des filles-mères. Voilà donc un enfant qui, sans l’ombre d’un doute, a souffert d’un double ostracisme, celui à son endroit ajouté à celui qui frappait sa mère. Jésus, me suis-je dit, a oeuvré pour « exclure l’exclusion » de la loi juive, tant pour les mamzers que pour les femmes, les estropiés, les handicapés, etc. L’universali­sme du christiani­sme n’a-t-il pas ses racines dans cette « exclusion originelle », qui ensuite prend toute sa dimension dans la Crucifixio­n ? Jésus, enfant, ne portait-il pas, déjà, une couronne d’épines ?

D’où le titre de votre livre ?

Metin Arditi – Exactement. À mes yeux, la passion du Christ a débuté à sa naissance. C’est un titre de tendresse, qui reconnaît l’inoubliabl­e douleur d’un enfant ostracisé. Les grandes blessures d’enfance ne guérissent jamais. Concernant votre question sur le judaïsme comme religion ou comme peuple : en physique, nous disons quelquefoi­s qu’un problème est mal posé, et qu’il n’a donc pas de solution. Je cherche une solution pour dépasser la fracture entre juifs et chrétiens, mais je me heurte constammen­t au problème de la nature du judaïsme. Est-ce un peuple ? Est-ce une religion ? il y a là une irréductib­le singularit­é.

Jean-Luc Marion – Dans l’Ancien testament, le nombre de non-juifs qui jouent un rôle fondamenta­l est considérab­le. On y retrouve également l’annonce prophétiqu­e que de toute la terre les nations monteront vers Jérusalem. L’universali­sme du peuple juif, me semble-t-il, est constituti­f. C’est plus tardivemen­t, à cause des persécutio­ns, qu’il y a eu un rétrécisse­ment, une sorte de nationalis­ation du judaïsme. Mais c’était, en un sens, contrebala­ncé par le fait qu’il y avait plus de juifs en dehors de palestine, à Alexandrie, à Antioche, ou même dans le sud de la France. L’ouverture aux païens, faite par paul, bien que brutale, n’est donc pas du tout une coupure et a pu s’inscrire dans les textes. Cela explique son succès. L’interpréta­tion charnelle du judaïsme doit cependant être conservée. J’ai beaucoup d’amis philosophe­s juifs dont la position peut être résumée par « je ne crois pas en Dieu, mais je suis de son peuple ».

L’alliance judéo-chrétienne est-elle d’autant plus nécessaire face à la montée de l’islamisme ?

Metin Arditi – L’alliance est plus impérative que jamais, cela m’apparaît comme une évidence. il est aussi extrêmemen­t important de perpétuer, pour ne pas dire de sauvegarde­r, les communauté­s chrétienne­s d’Orient. Elles jouent un rôle d’ancrage capital. pendant des siècles, leur présence n’a posé aucun problème. Encore aujourd’hui, il y a de telles zones, petites, il est vrai, comme la palestine qui est depuis toujours une société plurielle. J’ai souvenir

“L’islamisme est avant tout un signe de crise. L’Occident, de fait, est affaibli par lui-même” Jean-Luc Marion

“Le concept des 35 heures est à mes yeux un signe de fin de civilisati­on” Metin Arditi

d’un déjeuner dans une famille de bethléem où, à table, nous étions dix, de six religions différente­s.

Jean-Luc Marion – sur la question de l’islam, je me demande combien de temps encore l’interpréta­tion du Coran va pouvoir rester figée ainsi ? Le travail a commencé, il est en route, de plus en plus vite. il y a notamment la fameuse querelle pour savoir si le Coran a été créé « verbatim » par Dieu ou non, mais aussi la querelle sur la vie sacrée du prophète. Combien de temps le glacis, mis en place au XiVe siècle, va-t-il tenir ? Une autre question est de savoir si l’islam est vraiment une religion. si une religion est un discours qui dit quelque chose à propos de Dieu, on ne peut pas dire que l’islam en soit vraiment une, car il ne parle pas tant de Dieu que des obligation­s à son égard. si une religion est ce qui demande une évolution spirituell­e à peu près claire, une direction fixée, la réponse est la même, l’islam n’est pas particuliè­rement précis, sauf sur l’aspect juridique. Ainsi, il y a une question fondamenta­le dans l’islam, qui est de savoir en quoi est-il une religion ?

Metin Arditi – L’islam est vécu par des centaines de millions de personnes comme une religion.

Jean-Luc Marion – il est davantage vécu comme une loi à laquelle on se soumet. Qu’est-ce que c’est qu’un saint musulman ? Qu’est-ce que ça veut dire spirituell­ement ? On ne le sait pas vraiment. Certes, il y a des grands textes mystiques, mais la plupart du temps ils sont soufis et ont été condamnés. il faudrait qu’il y ait une théologie islamique et pas seulement un système légal auquel on se soumet, comme si le pentateuqu­e se résumait dans le Lévitique.

Metin Arditi – personnell­ement je n’ai jamais ressenti ça comme un problème, peut-être parce que j’ai grandi à istanbul et que j’ai vécu plusieurs années dans un pays musulman. Ma famille était juive, mais totalement laïque. J’ai été élevé en partie par des gouvernant­es musulmanes, jusqu’à ce qu’une gouvernant­e très catholique m’ait mené au catholicis­me. Ce que vous décrivez sur l’islam ne me pose pas de problème particulie­r, je n’ai pas du tout un regard radical sur cette religion. L’Occident est-il attaqué par l’islamisme, ou est-ce sa fragilité, son vide spirituel, qui permet à l’islamisme de prospérer ?

Jean-Luc Marion – L’islamisme est avant tout un signe de crise. L’Occident, de fait, est affaibli par lui-même. À partir du moment où la majorité des citoyens et des représenta­nts considèren­t que la notion de bien commun est une curiosité du passé, qu’elle ne signifie rien et qu’elle n’est pas une exigence à avoir, les fondements mêmes de la nation sont en cause. Nous avons déjà eu des crises de cette espèce, l’une d’entre elles fut les guerres de religion, à savoir lorsque les nations étaient subverties par des factions auxquelles les gens s’identifiai­ent davantage. Nous sommes aujourd’hui dans une

situation analogue, il n’y a pas de bien commun. Le président de la république ne peut donc s’appuyer sur rien, sachant que lui-même ne semble pas avoir de conviction­s extrêmemen­t fermes. Le déclin culturel, si ce n’est moral, est la grande faiblesse de l’Europe. La grande force des États qui menacent potentiell­ement l’Europe, c’est qu’ils n’ont pas beaucoup d’idées mais y tiennent très fort.

Metin Arditi – L’autre faiblesse est que de nombreux Européens ont un rapport distant au travail. Le concept des 35 heures est à mes yeux un signe de fin de civilisati­on. Je ne peux pas imaginer une façon plus éclatante de déclarer « nous, maintenant, on pose le crayon », un mouvement que l’on a presque tendance à glorifier, alors qu’ailleurs, des empires immenses ne cachent pas leurs ambitions. Combien les gens travaillai­ent, que ce soit aux XViie, XViiie et même au XXe siècle… La production littéraire d’un Maurras est stupéfiant­e, je ne parle pas de celle de balzac. il en va de même pour les compositeu­rs, organistes le jour pour s’assurer un revenu, et qui, en dehors de leur travail, composaien­t des oeuvres immenses. Comment y arrivaient-ils ?

Le débat sur l’euthanasie va être ouvert et peut potentiell­ement réunir dans un même camp l’islam, le judaïsme et le christiani­sme. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Jean-Luc Marion – sous le nom d’euthanasie, il faut entendre deux choses, le suicide assisté et les soins palliatifs. Dans un cas, on provoque la mort, dans l’autre on essaye de soulager les souffrance­s du patient jusqu’à sa mort naturelle. De quel droit peut-on faire mourir quelqu’un ? si la vie était produite par nous, par nos moyens techniques et décisions thérapeuti­ques, il serait légitime que nous y mettions fin. Or, les religions principale­s pensent toutes que la vie n’est pas produite par nous, mais est donnée par Dieu. On retrouve de manière récurrente cette histoire dans la bible, quand un couple est stérile, l’ange de Dieu vient et leur donne la joie d’avoir un enfant. C’est une manière très claire de dire que la vie ne vient pas de nous mais de Dieu, que nous ne la possédons pas. Ainsi, donner des moyens légaux pour mettre fin à la vie est une forme d’imposture, de vol.

Metin Arditi – Je suis entièremen­t d’accord. C’est d’autant plus inquiétant que l’on offre désormais le suicide assisté aux gens en situation de dépression. C’est très grave, cela revient à nier tout l’héritage judéo-chrétien, selon lequel la vie recommence à chaque instant.

Jean-Luc Marion – C’est un manque de reconnaiss­ance à l’égard de la vie, mais également un manque de courage, cela signifie qu’on a peur de la fin, alors que c’est un des moments les plus importants de la vie. Celui qui ne sait pas mourir est quelqu’un qui n’a pas su vivre, qui a passé sa vie à freiner par peur d’accélérer. personnell­ement, je fais partie des gens originaux qui, en un sens, sont impatients de savoir le fin mot de la chose, le fin mot de la vie. ■

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Grasset, 198 p., 19 €.
« Le Bâtard de Nazareth », de Metin Arditi, Grasset, 198 p., 19 €.
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et après », de Jean-Luc Marion,
Grasset, 384 p., 25 €.
« La Métaphysiq­ue et après », de Jean-Luc Marion, Grasset, 384 p., 25 €.
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