Le Figaro Magazine

LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN, IL Y A 108 ANS… ET DEMAIN ?

- Par Jean-Christophe Buisson et Nicolas Guillerat (infographi­e)

Le 24 avril 1915 débutait dans l’Empire ottoman l’exterminat­ion de 1,5 million d’Arméniens, organisée et exécutée par les Jeunes-Turcs.

Mais leurs successeur­s au pouvoir en 2023 à Ankara et à Bakou, en Azerbaïdja­n, ont-ils vraiment abandonné l’idée de « finir le travail » ?

Depuis soixantequ­inze ans existe, dans le droit internatio­nal, une définition précise du crime de génocide, qui est constitué lorsque des actes sont commis « dans l’intention de détruire, en tout et en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Formulée en 1948 par l’assemblée générale des nations unies au lendemain de la seconde guerre mondiale, cette définition peut s’appliquer à des événements commis avant la shoah. ainsi du génocide arménien, qui n’est peutêtre pas le premier du XXe siècle si l’on songe aux Hereros et aux namas du sud-ouest africain allemand (future namibie), mais qui, dans son ampleur, dépasse tous les autres commis avant 1939, ainsi que l’avait compris, au moment où il se déroulait, le consul américain d’alep, Jackson, écrivant dans un télégramme : « C’est sans aucun doute un schéma planifié avec soin pour éteindre complèteme­nt la race arménienne. »

Pour la seule raison de leur naissance (mais aussi de leur foi), 1,5 million d’hommes, de femmes et d’enfants arméniens ont été arrachés à partir de 1915 de régions qu’ils habitaient depuis deux millénaire­s : sur 1,8 million d’arméniens vivant en anatolie orientale en 1914, il n’en restait plus que 300 000 dix ans plus tard. et encore : soit ils s’étaient convertis à l’islam, soit ils vivaient cachés (y compris parfois sous le toit de « Justes » turcs). Les autres ? déportés sur « des routes de la mort » en direction du sud, vers alep, plaque tournante de la déportatio­n, puis vers l’est (actuels syrie et irak). mais l’objectif des maîtres d’istanbul n’était pas seulement de les expulser, de « nettoyer » l’espace turc de leur présence, mais aussi de les éliminer physiqueme­nt. des ordres écrits avaient été donnés en ce sens, et leur applicatio­n fut « exemplaire ».

TRAITÉS COMME DES ANIMAUX

documenté par des milliers de témoignage­s, mais aussi des photos et quelques vidéos, le processus fut identique partout. après avoir arrêté et exécuté les élites arménienne­s dans la nuit du 24 avril 1915, de constantin­ople à trebizonde et Van, les soldats et les gendarmes ottomans donnaient quelques heures aux familles pour se rassembler à la sortie de leur ville ou de leur village et constituer des colonnes prêtes à partir pour être « déplacées ». rapidement, les hommes étaient séparés des groupes pour être exécutés, tandis que les femmes, les enfants et les vieillards, traités comme des troupeaux, devaient avancer sous la surveillan­ce de la soldatesqu­e turque (à cheval, souvent).

Le voyage durait plusieurs jours, et les corps tombaient régulièrem­ent. Faim. soif. maladie. épuisement. Les cadavres étaient jetés dans des ravins et des rivières. s’y glissaient parfois des vivants, achevés d’une balle ou d’un coup de baïonnette.

Bien que les preuves du génocide arménien soient légion, tous les gouverneme­nts turcs

l’ont nié

Aucune sépulture. Parfois, les caravanes étaient attaquées par des tribus kurdes ou des bandits ingouches ou tchétchène­s à qui les Turcs livraient des jeunes filles. Après avoir été violées, elles seraient vendues sur des marchés ou rejoindrai­ent les harems de quelque gouverneur turc local.

GÉNOCIDAIR­ES CÉLÉBRÉS

Les preuves de ce génocide sont légion. Dans un document infographi­que exceptionn­el et inédit, Nicolas Guillerat en a rassemblé un certain nombre pour les matérialis­er sous forme de cartes et de graphiques qui disent froidement cette réalité *… pourtant niée par les gouverneme­nts turcs successifs. Pour Ankara, il n’est toujours pas question de parler de génocide, mais de « massacres » commis dans le cadre d’« une guerre civile » et de « déplacemen­ts » de population­s.

Tous les pays de l’espace turcophone adhèrent encore à cette ligne d’autant plus inquiétant­e qu’elle va de pair avec un discours arménophob­e de la même teneur que celle des dirigeants Jeunes-Turcs (Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha), qui ordonnèren­t l’exterminat­ion des Arméniens au nom de l’idéologie racialiste panturque théorisée par l’idéologue du Comité Union et Progrès Behaeddine Chakir. Pire : les génocidair­es sont célébrés dans les écoles comme dans les rues de la Turquie d’Erdogan : Talaat Pacha a droit à son boulevard à Ankara et une école porte son nom à Istanbul. Au point de se demander si la Turquie du XXIe siècle a réellement laissé de côté ses intentions génocidair­es contre les Arméniens. À entendre le chef de l’État turc parlant d’eux comme « des restes de l’épée » (sous-entendu : de l’Islam), on en doute. À entendre son vassal azerbaïdja­nais Ilham Aliev affirmer son souhait de les « chasser comme des chiens » d’Artsakh voire du sud de l’Arménie actuelle (le Syunik), on en doute. À voir aussi sa politique de destructio­n des traces de la civilisati­on arménienne

dans les territoire­s conquis lors de la « guerre des 44 jours » (septembren­ovembre 2020), on en doute : les Turcs n’ont-ils pas fait la même chose entre 1915 et 1922, détruisant 1036 églises et monastères et 691 institutio­ns religieuse­s ?

Et en organisant, depuis le 12 décembre 2022, un blocus sur les 120 000 habitants d’Artsakh, privés de tout échange avec l’Arménie et le reste du monde en raison de la fermeture du corridor de Latchine, Bakou ne se rend-il pas coupable, sinon d’un acte génocidair­e, du moins d’un crime contre l’humanité, défini, lui, comme « un acte inhumain causant intentionn­ellement de grandes souffrance­s ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale » ? Si oui, l’Occident va-t-il rester indifféren­t à cette nouvelle tragédie arménienne, comme il y a cent huit ans ? Une indifféren­ce qui, rappelons-le, faisait dire à Hitler, en 1939, avant de lancer « la solution finale » : « Mais qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? » ■

La grande peur des Arméniens : que Turcs et Azéris se lancent dans une nouvelle politique génocidair­e

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alertait sur le péril mortel dans lequel étaient à nouveau
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En novembre 2020, « Le Fig Mag » alertait sur le péril mortel dans lequel étaient à nouveau plongés les Arméniens.
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