LES RAPPORTS COMPLEXES DES JEUNES AVEC L’ARGENT
Source de fantasmes, de liberté ou d’angoisse, l’argent ne laisse pas les jeunes indifférents.
À quel âge faut-il leur parler d’épargne et de budget ? Comment les familiariser au jargon financier et les protéger face aux arnaques ?
Le plus tôt est le mieux, affirment les experts.
Lorsque l’on donne de l’argent de poche à des enfants, il est amusant d’observer ce que chacun en fait. Le premier part immédiatement tout dépenser, le second le range précieusement dans sa tirelire, le troisième préfère l’utiliser pour faire un cadeau. Cela laisset-il présager de leur comportement financier une fois adulte, entre un panier percé, un économe et un philanthrope ? Une chose est sûre : notre rapport à l’argent est complexe et se façonne dès le plus jeune âge. « C’est généralement vers 7 ou 8 ans que les enfants perçoivent ce qu’est la richesse ou la pauvreté. C’est un premier point de bascule, une prise de conscience du monde extérieur, souligne Béatrice CopperRoyer, psychologue clinicienne, auteur de plusieurs essais (1). Mais c’est plutôt vers 10 ou 11 ans que ces notions deviennent vraiment concrètes. »
L’ARGENT, SOURCE D’ANGOISSES
Si l’argent reste encore tabou chez les adultes – peu d’entre eux évoquent leurs salaires en famille, par exemple – , les enfants n’hésitent pas, eux, à en parler. « Leur rapport à ce sujet a beaucoup évolué depuis une quinzaine d’années. Il existe chez eux une vraie anxiété autour de l’argent, que leur famille soit aisée ou non, constate Nicole Prieur, philosophe et thérapeute psychologue, auteur de nombreux ouvrages (2) dont La Famille, l’Argent, l’Amour (Albin Michel). Tout d’abord parce que les parents incluent désormais leurs enfants dans les décisions financières, comme les projets de vacances ou les achats importants.
Ensuite, parce que les effets des crises financière et sanitaire se ressentent autour d’eux, ils les voient dans la rue, en entendent parler. Or, les enfants sont de grands observateurs. » Pour preuve : ils sont nombreux à connaître le phénomène de l’inflation. Un récent sondage réalisé par la Fédération bancaire française (FBF), à l’occasion de la semaine de l’éducation financière, révèle que 71 % des 8-14 ans pensent que les prix ont augmenté lorsqu’ils achètent quelque chose.
Le sujet de l’argent peut devenir plus anxiogène encore lors d’une séparation ou d’un divorce. « C’est souvent un enjeu, une source de disputes et de règlements de comptes entre les parents, notamment autour de la pension alimentaire », souligne Nicole Prieur. Il est parfois synonyme de manque dans les familles monoparentales qui sont, plus que les autres, confrontées à la précarité financière. « Les enfants sont très poreux sur ces questions et il ne faut pas sous-estimer l’impact psychologique sur les plus petits. C’est la raison pour laquelle les parents doivent en discuter avec eux et les rassurer autant que possible », ajoute Nicole Prieur.
Dès l’entrée au collège, le rapport à l’argent évolue encore. « Les notions de groupe et de normes apparaissent. Les ados se comparent davantage entre eux », remarque Béatrice Copper-Royer. S’y ajoutent les réseaux sociaux et les outils numériques, avec lesquels ils ont grandi, et qui ont radicalement changé la donne en leur laissant une certaine liberté. « Les jeunes sont très débrouillards et ont souvent le sens des affaires. Ils utilisent leurs téléphones et les applications mobiles pour payer moins cher ou trouver ce qu’ils cherchent », observe la psychologue clinicienne. Ainsi, il est fréquent d’entendre de petits « experts » miser sur telle ou telle carte Pokémon, figurine ou paire de baskets qui se valorisera plus tard « à coup sûr ! » et « à condition d’avoir conservé son étui d’origine ». Conscients des enjeux climatiques, ils se tournent aussi vers les sites de seconde main, par exemple la plateforme Vinted, pourtant interdite aux moins de 18 ans. Un constat corroboré par Scott Gordon, l’un des fondateurs de Kard, une appli bancaire pour les ados. « La vente de vêtements ou d’objets représente une part élevée des sommes versées sur leur compte, avec l’argent de poche et celui gagné lors de petits boulots. »
ÉDUCATION FINANCIÈRE
Sur les réseaux sociaux, l’argent est parfois l’objet de tous les fantasmes. « Certains influenceurs renvoient souvent une image illusoire de l’argent gagné rapidement et sans aucun effort », observe Anne-Claire Bennevault, fondatrice de Spak, un média en ligne dédié à la pédagogie financière, et du cabinet de conseil BNVLT. Les vidéos sur les paris en ligne ou même sur le trading y sont légion. De plus en plus de jeunes épargnants, y compris des mineurs, suivent les avis des influenceurs sur des placements comme les cryptomonnaies ou même les NFT, ces jetons uniques associés la plupart du temps à des oeuvres numériques. Problème ? Les rendements de ces produits sont souvent mis en avant sans évoquer les risques de pertes massives, pouvant réduire à néant le petit pécule investi au départ. Ce
phénomène prend une telle ampleur que plusieurs propositions de loi ont été faites ces dernières semaines pour encadrer les pratiques des influenceurs en général et interdire la promotion de placements. Dans ce contexte, l’éducation financière se révèle indispensable. « Les jeunes sont des cibles privilégiées pour les escrocs en tout genre », confirme Pascale Micoleau-Marcel, déléguée générale de l’institut La finance pour tous. Ils n’échappent donc pas – comme les adultes d’ailleurs – aux arnaques en ligne, hameçonnage ou messages frauduleux. « Pour lutter contre ces fléaux, l’une des clés est la pédagogie. Les enfants et les adolescents doivent avoir les bons réflexes et cela le plus tôt possible. » Les bases de la finance personnelle – apprendre à faire un budget, à mettre de côté, comprendre à quoi sert un crédit ou encore comment fonctionnent les moyens de paiement – doivent être enseignées au plus grand nombre. « C’est aussi une façon de lutter contre la spirale du surendettement », ajoute Pascale Micoleau-Marcel.
Pour y parvenir, plusieurs initiatives ont été lancées ces dernières années par les pouvoirs publics, comme le passeport d’éducation financière (Educfi) proposé dans certaines classes du collège ou à des ados volontaires du service national universel. Mais ces efforts déployés restent encore timides, faute de moyens et face au rouleau compresseur des réseaux sociaux. Selon une enquête réalisée en juin 2022 par le média Spak, les jeunes veulent pourtant être mieux renseignés. « Les moins de 35 ans jugent les informations économiques et financières encore trop peu accessibles », souligne Anne-Claire Bennevault.
VALEURS ET MODÈLE DE VIE
Pour l’heure, l’éducation financière passe avant tout par les parents. Dans ce cadre, l’argent de poche, souvent réclamé et négocié par les ados, possède plusieurs vertus. Qu’il soit donné de façon régulière ou lors de certaines occasions et même si son montant reste symbolique. « Il permet de familiariser les enfants avec les termes financiers et de leur donner de l’autonomie, estime Béatrice CopperRoyer. Mais c’est aussi un moyen de les responsabiliser. L’argent de poche leur apprend à hiérarchiser ce dont ils ont vraiment besoin ou envie. Cela leur apprend aussi à attendre. »
S’il n’existe pas de statistiques publiques sur les montants donnés, l’argent de poche est une pratique courante dans les familles. Et apparaît moins anecdotique qu’on pourrait le croire. « Chaque parent a un discours sur l’argent, comment on le gagne, quel usage lui donner et comment le dépenser », explique Marion Clerc, doctorante en sociologie à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) de l’université Paris Dauphine-PSL, qui travaille notamment sur la socialisation économique des enfants âgés de 7 à 10 ans. « L’argent de poche sert aussi à transmettre un modèle de vie et ses valeurs, y compris politiques. » ■
(1) Et la famille recomposée ? (Solar) ;
Vos enfants ne sont pas des grandes personnes (Albin Michel)… (2) Les Trahisons nécessaires (Robert Laffont) ; Petits règlements de comptes en famille (Albin Michel)…
DONNER DE L’ARGENT DE POCHE A DE MULTIPLES VERTUS