“dans son histoire, israël a connu plus de succès que d’échecs”
Israël célèbre ce printemps ses 75 ans sur fond de crise intérieure grave. Professeur de géopolitique, membre du comité des revues « Hérodote » et « Défense nationale », l’auteur de l’« Atlas géopolitique d’Israël » et des
« Voies de la puissance » estime que l’État hébreu surmontera comme les précédentes
cette épreuve, typique des sociétés occidentales.
Israël fêtera son 75e anniversaire le 25 avril (dans le calendrier hébraïque, la date correspond cette année au 14 mai – 1948) sur fond de crise démocratique. L’État hébreu, qui doit depuis toujours faire face à des menaces extérieures, est cette fois confronté à une grave crise interne ; est-ce la plus profonde de son histoire et pourrait-elle peser sur son devenir ? L’État hébreu n’est-il pas tout simplement en train de connaître le destin de la plupart des sociétés occidentales contemporaines, minées par de profondes divisions ? Si, absolument ! Mais, en effet, ce n’est ni nouveau ni très original. Presque toutes les sociétés connaissent un « Kulturkampf », un combat culturel entre au moins deux grandes perceptions de l’État, de la société et/ou du corpus de valeurs que doit incarner un régime institutionnel et, à travers lui, tout un pays. Vos lecteurs connaissent parfaitement le cas paradigmatique français depuis 1789, mais l’on peut tout aussi bien évoquer les États-Unis au milieu du XIXe siècle, la Chine au début du XXe, l’Inde actuellement, les États arabo-musulmans et bien d’autres encore. C’est d’autant plus vrai lorsque l’État est très neuf et soumis à des pressions et des périls extérieurs parfois mortels. Dans le cas d’Israël, on note même une difficulté supplémentaire : le collectif juif n’est pas seulement culturel, spirituel ou religieux, contrairement à ce que pensent de bonne foi beaucoup de gens, mais aussi national. C’est ainsi que le sionisme, l’idéal politique fondateur de l’État juif contemporain, l’a pensé dès la fin du XIXe siècle, soit – entre parenthèses – bien avant la Shoah. Le sionisme consiste d’abord à se représenter les Juifs comme une nation, comme un peuple vaincu et éparpillé après le désastre infligé par Rome en 70 de notre ère mais revenant chez lui, en Eretz Israël (la Terre promise). Et c’est précisément ainsi que la grande majorité des citoyens juifs (un peu moins de 80 % de la population) se représentent Israël, soit comme l’État-nation du peuple juif, à l’image de la loi controversée bien que largement déclaratoire adoptée en 2018. Sauf que les ultra-orthodoxes, dont la natalité est trois fois supérieure à la moyenne, pensent les Juifs à la façon d’un collectif de nature religieuse. Et c’est sans compter avec la perception de la démocratie, essentielle – comme on le voit ces derniers mois – pour une majorité d’Israéliens, mais secondaire sinon négative aux yeux de ces ultra-orthodoxes ainsi que d’une partie du courant sioniste-religieux.
Mais vous savez, même le collectif arabe israélien est fragmenté, les Druzes, les Bédouins, les chrétiens et les autres musulmans, bien que tous arabophones et compatriotes, entretenant entre eux de fortes disparités philosophiques et identitaires, notamment sur le concept de watan, la nation. Israël est une authentique mosaïque. Cela fait certes son charme, mais aussi sa grande complexité.
Israël peut-il se permettre un tel débat compte tenu de son histoire et de sa géographie ?
Oui, dans la mesure où les débats du « Kulturkampf » ne dérivent pas en milhemet « ahim », c’est-à-dire, littéralement, en « guerre des frères », autrement dit en guerre civile. Or, si la violence politique avait été relativement contenue depuis la création de l’État en 1948 (en dépit de deux tués dans des cortèges en 1983 et 2015, et bien sûr de l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995), elle semble s’accroître sur les plans rhétorique et physique ces derniers mois, encouragée – fait gravissime – par au moins deux ministres extrémistes de la coalition, Smotrich et Ben-Gvir. Au fond, la phénoménale levée de boucliers prodémocratique actuelle des citoyens
“La solution à deux États m’a toujours semblé la moins irréaliste, la plus juste, la plus susceptible de permettre l’établissement
d’une paix, fût-elle froide”
israéliens ne répond pas seulement à la volonté de défendre la Cour suprême, mais aussi à celle d’en finir avec la dérive autoritariste, raciste, homophobe et complotiste du courant, très minoritaire mais actif, qu’ils représentent. Néanmoins, rappelons que le ministre de la Défense de l’actuel gouvernement ainsi que d’anciens ténors du Likoud (auquel il est lui-même affilié) et de plusieurs députés de ce parti nationaliste ont euxmêmes contesté la réforme controversée. De plus, les précédents premiers ministres nationalistes tels que sharon, shamir et begin n’avaient jamais cherché à altérer ou affaiblir la nature démocratique de l’État. Le clivage actuel dépasse donc le classique droite-gauche et même celui laïc-religieux.
Soixante-quinze ans après sa naissance, que peut-on tirer de l’aventure de l’État hébreu ?
Cinq francs succès et deux échecs relatifs. Le premier succès, c’est celui de la valorisation du savoir et des arts : ouverture d’universités dès les années 1920, encouragement constant aux performances agricoles et technologiques, foisonnement culturel tous azimuts ; israël fait figure d’exception dans la région et figure parmi les États les plus pointus en termes de recherches médicale, spatiale, agraire, etc. Le second réside dans l’accession rapide à la souveraineté, celle-ci étant de moins en moins contestée politiquement et militairement ; souvenonsnous que cette indépendance fut tout sauf évidente avant la reconnaissance de son droit par l’ONU le 29 novembre 1947 et la douloureuse et inattendue victoire militaire de 1948. troisièmement, israël n’a jamais cessé d’incarner une démocratie ; très imparfaite certes, mais pas davantage que celles prévalant ailleurs et persistante dans un contexte géopolitique excessivement défavorable. Le quatrième succès est démographique, a contrario de l’idée reçue ; en effet, si le sionisme originel avait échoué à entraîner les judenmassen (masses juives, en yiddish) d’Europe orientale vers Eretz israël (la palestine turque ottomane jusqu’en 1918 puis mandataire britannique jusqu’en 1948), un siècle plus tard, la majorité non plus seulement relative mais absolue des Juifs vivent au sein de l’État juif souverain. À l’échelle des « temps longs » chers à Fernand braudel, et notamment de la longuissime histoire du peuple juif, cela signifie un bond de vingt siècles !
Enfin, le sionisme puis israël ont réussi la réappropriation de l’usage de la force ; non seulement le wébérien « monopole de la violence légitime » mais la puissance militaire aux frontières, inimaginable à l’époque des pogroms en russie des terribles années 1881-1921 et après dix-huit siècles d’absence totale de toute pratique militaire ! (En terre de chrétienté et d’islam, les Juifs avaient interdiction de posséder des armes et de devenir officiers).
Et les échecs ? Le premier concerne l’interaction avec l’environnement arabe, son appréhension, sa compréhension. Certes, la paix fut signée avec l’Égypte et la Jordanie (1978 puis 1994), et plus récemment avec quatre États arabes (2020) dont le très considérable Maroc, mais il s’agit d’accords interétatiques. sur le terrain, si les minorités arabophones d’israël coexistent plus ou moins bien avec la majorité juive, la question palestinienne n’a jamais été résolue (ni comprise ?), moins sans doute par hostilité atavique que par absence de stratégie et d’efforts de reconnaissance de cet Autre. Cela étant, je dis « relatif » car pour faire la paix et se comprendre mutuellement, par définition, il faut être deux. À cet égard, on conviendra que les leaders nationalistes palestiniens (ne parlons même pas des islamistes fanatiques du Hamas qui contribuèrent à tuer le processus d’Oslo de 1993 à 2000) ne furent pas à la hauteur des attentes et des espérances, y compris de leurs propres populations. Le second échec dont on parle insuffisamment est social : alors que les prophètes bibliques, comme les premiers militants sionistes (souvent marxisants), mais aussi les fondateurs de l’État – tels David ben Gourion ou Golda Meir –, prônaient la justice sociale, l’ultralibéralisme d’un Netanyahou, peu contesté du reste par la gauche, a grandement creusé les inégalités.
Quelles sont les grandes dates à retenir de ces 75 années ? Je vous dirais 1956-1958, la grande victoire dans le sinaï et surtout l’alliance courte mais décisive avec la France ; 1961 et le procès Eichmann, véritable catharsis ainsi qu’ajout au ciment national pour les Juifs israéliens ; 1967, évidemment, puisqu’on vit encore aujourd’hui presque toutes les conséquences et nombre d’enseignements de cette guerre des six-Jours ; 1978 avec la paix remarquable et encore très solide de Camp David entre Égypte, israël et États-Unis ; 1982 et le désastre libanais ; 1987-1993, période qui voit la première intifada, les accords d’Oslo et l’afflux de plus d’un million de Juifs d’Urss avec ses conséquences économique (coup de fouet au pib), sociétale (renforcement de la droite laïque) et démographique (face au voisin palestinien) tout à fait considérables ; et, oui, 2023 déjà, la formidable mobilisation populaire – de l’extrême gauche à la droite modérée, des plus laïcs aux conservateurs pragmatiques – en défense de la Cour suprême.
Le conflit israélo-palestinien apparaît cependant sans cesse davantage comme une guerre sans fin… Quelle peut être l’issue de ce conflit ? La solution à deux États vous semble-t-elle réaliste ?
Hélas, certains conflits sont même pluriséculaires… On peut parfaitement imaginer dans ce cas de figure une absence d’issue, c’est-à-dire le maintien d’un conflit de basse intensité de très longues décennies durant. C’est à craindre. En tout cas, la solution à deux États m’a toujours semblé la moins irréaliste, la plus juste, la plus susceptible, aussi – bien que sans garantie absolue – , de permettre l’établissement d’une paix, fût-elle froide. Terrains, mémoire de master, thèse, habilitation à diriger des recherches, articles et ouvrages, terrains encore… ; contrairement à trop de militants bavards et/ou dogmatiques, j’ai accompli nombre de travaux universitaires sur la question et fréquenté assidûment les zones et les populations concernées. Et je suis convaincu qu’il existe bien deux consciences nationales authentiques, distinctes et antagonistes pour l’essentiel, et qu’une frontière étatique et nationale négociée serait la moins mauvaise des solutions. Je suis assez favorable de façon générale aux frontières d’États-nations (à cet égard, je rappelle qu’une frontière n’est pas un front et n’a pas nécessairement vocation à être fermée), et plus encore dans le cas israélo-palestinien. Ce sera difficile, il faudra procéder à des évacuations côté israélien (déjà vues en 1982 et 2005, et sous des premiers ministres nationalistes !), consentir à une démilitarisation côté palestinien, accepter de part et d’autre de nettes rectifications des lignes de cessez-le-feu israélo-jordaniennes de 1967, et cela ne résoudra pas les fortes contradictions traversant les deux sociétés ni n’assurera mécaniquement la paix dans la zone. Mais si vous avez une meilleure alternative…
La pérennité d’Israël est-elle, selon vous, garantie ?
Oui, à condition que le « Kulturkampf » interne ne dégénère pas. Car en dépit de la persistance du conflit israélopalestinien, relégué d’ailleurs par les chancelleries (y compris arabes) au rang de simple contentieux local, l’État juif est aujourd’hui une puissance économique, technologique et militaire absolument redoutable. Même sur les plans démographique – via des taux de fécondité qui tendent à se croiser – et diplomatique, par le truchement des accords d’Abraham, mais aussi des excellentes relations commerciales et/ou diplomatiques avec l’Europe orientale, l’Inde, Singapour, le Canada ou encore une partie de l’Afrique subsaharienne et du Caucase, Israël a incontestablement amélioré sa situation géopolitique ces deux dernières décennies. Au fond, l’unique menace stratégique extérieure, ce serait l’accession à la possession effective de l’arme atomique par la République islamique d’Iran. Mais je suis persuadé que les Israéliens ne l’accepteront pas.