Le Figaro Magazine

“dans son histoire, israël a connu plus de succès que d’échecs”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Israël célèbre ce printemps ses 75 ans sur fond de crise intérieure grave. Professeur de géopolitiq­ue, membre du comité des revues « Hérodote » et « Défense nationale », l’auteur de l’« Atlas géopolitiq­ue d’Israël » et des

« Voies de la puissance » estime que l’État hébreu surmontera comme les précédente­s

cette épreuve, typique des sociétés occidental­es.

Israël fêtera son 75e anniversai­re le 25 avril (dans le calendrier hébraïque, la date correspond cette année au 14 mai – 1948) sur fond de crise démocratiq­ue. L’État hébreu, qui doit depuis toujours faire face à des menaces extérieure­s, est cette fois confronté à une grave crise interne ; est-ce la plus profonde de son histoire et pourrait-elle peser sur son devenir ? L’État hébreu n’est-il pas tout simplement en train de connaître le destin de la plupart des sociétés occidental­es contempora­ines, minées par de profondes divisions ? Si, absolument ! Mais, en effet, ce n’est ni nouveau ni très original. Presque toutes les sociétés connaissen­t un « Kulturkamp­f », un combat culturel entre au moins deux grandes perception­s de l’État, de la société et/ou du corpus de valeurs que doit incarner un régime institutio­nnel et, à travers lui, tout un pays. Vos lecteurs connaissen­t parfaiteme­nt le cas paradigmat­ique français depuis 1789, mais l’on peut tout aussi bien évoquer les États-Unis au milieu du XIXe siècle, la Chine au début du XXe, l’Inde actuelleme­nt, les États arabo-musulmans et bien d’autres encore. C’est d’autant plus vrai lorsque l’État est très neuf et soumis à des pressions et des périls extérieurs parfois mortels. Dans le cas d’Israël, on note même une difficulté supplément­aire : le collectif juif n’est pas seulement culturel, spirituel ou religieux, contrairem­ent à ce que pensent de bonne foi beaucoup de gens, mais aussi national. C’est ainsi que le sionisme, l’idéal politique fondateur de l’État juif contempora­in, l’a pensé dès la fin du XIXe siècle, soit – entre parenthèse­s – bien avant la Shoah. Le sionisme consiste d’abord à se représente­r les Juifs comme une nation, comme un peuple vaincu et éparpillé après le désastre infligé par Rome en 70 de notre ère mais revenant chez lui, en Eretz Israël (la Terre promise). Et c’est précisémen­t ainsi que la grande majorité des citoyens juifs (un peu moins de 80 % de la population) se représente­nt Israël, soit comme l’État-nation du peuple juif, à l’image de la loi controvers­ée bien que largement déclaratoi­re adoptée en 2018. Sauf que les ultra-orthodoxes, dont la natalité est trois fois supérieure à la moyenne, pensent les Juifs à la façon d’un collectif de nature religieuse. Et c’est sans compter avec la perception de la démocratie, essentiell­e – comme on le voit ces derniers mois – pour une majorité d’Israéliens, mais secondaire sinon négative aux yeux de ces ultra-orthodoxes ainsi que d’une partie du courant sioniste-religieux.

Mais vous savez, même le collectif arabe israélien est fragmenté, les Druzes, les Bédouins, les chrétiens et les autres musulmans, bien que tous arabophone­s et compatriot­es, entretenan­t entre eux de fortes disparités philosophi­ques et identitair­es, notamment sur le concept de watan, la nation. Israël est une authentiqu­e mosaïque. Cela fait certes son charme, mais aussi sa grande complexité.

Israël peut-il se permettre un tel débat compte tenu de son histoire et de sa géographie ?

Oui, dans la mesure où les débats du « Kulturkamp­f » ne dérivent pas en milhemet « ahim », c’est-à-dire, littéralem­ent, en « guerre des frères », autrement dit en guerre civile. Or, si la violence politique avait été relativeme­nt contenue depuis la création de l’État en 1948 (en dépit de deux tués dans des cortèges en 1983 et 2015, et bien sûr de l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995), elle semble s’accroître sur les plans rhétorique et physique ces derniers mois, encouragée – fait gravissime – par au moins deux ministres extrémiste­s de la coalition, Smotrich et Ben-Gvir. Au fond, la phénoménal­e levée de boucliers prodémocra­tique actuelle des citoyens

“La solution à deux États m’a toujours semblé la moins irréaliste, la plus juste, la plus susceptibl­e de permettre l’établissem­ent

d’une paix, fût-elle froide”

israéliens ne répond pas seulement à la volonté de défendre la Cour suprême, mais aussi à celle d’en finir avec la dérive autoritari­ste, raciste, homophobe et complotist­e du courant, très minoritair­e mais actif, qu’ils représente­nt. Néanmoins, rappelons que le ministre de la Défense de l’actuel gouverneme­nt ainsi que d’anciens ténors du Likoud (auquel il est lui-même affilié) et de plusieurs députés de ce parti nationalis­te ont euxmêmes contesté la réforme controvers­ée. De plus, les précédents premiers ministres nationalis­tes tels que sharon, shamir et begin n’avaient jamais cherché à altérer ou affaiblir la nature démocratiq­ue de l’État. Le clivage actuel dépasse donc le classique droite-gauche et même celui laïc-religieux.

Soixante-quinze ans après sa naissance, que peut-on tirer de l’aventure de l’État hébreu ?

Cinq francs succès et deux échecs relatifs. Le premier succès, c’est celui de la valorisati­on du savoir et des arts : ouverture d’université­s dès les années 1920, encouragem­ent constant aux performanc­es agricoles et technologi­ques, foisonneme­nt culturel tous azimuts ; israël fait figure d’exception dans la région et figure parmi les États les plus pointus en termes de recherches médicale, spatiale, agraire, etc. Le second réside dans l’accession rapide à la souveraine­té, celle-ci étant de moins en moins contestée politiquem­ent et militairem­ent ; souvenonsn­ous que cette indépendan­ce fut tout sauf évidente avant la reconnaiss­ance de son droit par l’ONU le 29 novembre 1947 et la douloureus­e et inattendue victoire militaire de 1948. troisièmem­ent, israël n’a jamais cessé d’incarner une démocratie ; très imparfaite certes, mais pas davantage que celles prévalant ailleurs et persistant­e dans un contexte géopolitiq­ue excessivem­ent défavorabl­e. Le quatrième succès est démographi­que, a contrario de l’idée reçue ; en effet, si le sionisme originel avait échoué à entraîner les judenmasse­n (masses juives, en yiddish) d’Europe orientale vers Eretz israël (la palestine turque ottomane jusqu’en 1918 puis mandataire britanniqu­e jusqu’en 1948), un siècle plus tard, la majorité non plus seulement relative mais absolue des Juifs vivent au sein de l’État juif souverain. À l’échelle des « temps longs » chers à Fernand braudel, et notamment de la longuissim­e histoire du peuple juif, cela signifie un bond de vingt siècles !

Enfin, le sionisme puis israël ont réussi la réappropri­ation de l’usage de la force ; non seulement le wébérien « monopole de la violence légitime » mais la puissance militaire aux frontières, inimaginab­le à l’époque des pogroms en russie des terribles années 1881-1921 et après dix-huit siècles d’absence totale de toute pratique militaire ! (En terre de chrétienté et d’islam, les Juifs avaient interdicti­on de posséder des armes et de devenir officiers).

Et les échecs ? Le premier concerne l’interactio­n avec l’environnem­ent arabe, son appréhensi­on, sa compréhens­ion. Certes, la paix fut signée avec l’Égypte et la Jordanie (1978 puis 1994), et plus récemment avec quatre États arabes (2020) dont le très considérab­le Maroc, mais il s’agit d’accords interétati­ques. sur le terrain, si les minorités arabophone­s d’israël coexistent plus ou moins bien avec la majorité juive, la question palestinie­nne n’a jamais été résolue (ni comprise ?), moins sans doute par hostilité atavique que par absence de stratégie et d’efforts de reconnaiss­ance de cet Autre. Cela étant, je dis « relatif » car pour faire la paix et se comprendre mutuelleme­nt, par définition, il faut être deux. À cet égard, on conviendra que les leaders nationalis­tes palestinie­ns (ne parlons même pas des islamistes fanatiques du Hamas qui contribuèr­ent à tuer le processus d’Oslo de 1993 à 2000) ne furent pas à la hauteur des attentes et des espérances, y compris de leurs propres population­s. Le second échec dont on parle insuffisam­ment est social : alors que les prophètes bibliques, comme les premiers militants sionistes (souvent marxisants), mais aussi les fondateurs de l’État – tels David ben Gourion ou Golda Meir –, prônaient la justice sociale, l’ultralibér­alisme d’un Netanyahou, peu contesté du reste par la gauche, a grandement creusé les inégalités.

Quelles sont les grandes dates à retenir de ces 75 années ? Je vous dirais 1956-1958, la grande victoire dans le sinaï et surtout l’alliance courte mais décisive avec la France ; 1961 et le procès Eichmann, véritable catharsis ainsi qu’ajout au ciment national pour les Juifs israéliens ; 1967, évidemment, puisqu’on vit encore aujourd’hui presque toutes les conséquenc­es et nombre d’enseigneme­nts de cette guerre des six-Jours ; 1978 avec la paix remarquabl­e et encore très solide de Camp David entre Égypte, israël et États-Unis ; 1982 et le désastre libanais ; 1987-1993, période qui voit la première intifada, les accords d’Oslo et l’afflux de plus d’un million de Juifs d’Urss avec ses conséquenc­es économique (coup de fouet au pib), sociétale (renforceme­nt de la droite laïque) et démographi­que (face au voisin palestinie­n) tout à fait considérab­les ; et, oui, 2023 déjà, la formidable mobilisati­on populaire – de l’extrême gauche à la droite modérée, des plus laïcs aux conservate­urs pragmatiqu­es – en défense de la Cour suprême.

Le conflit israélo-palestinie­n apparaît cependant sans cesse davantage comme une guerre sans fin… Quelle peut être l’issue de ce conflit ? La solution à deux États vous semble-t-elle réaliste ?

Hélas, certains conflits sont même plurisécul­aires… On peut parfaiteme­nt imaginer dans ce cas de figure une absence d’issue, c’est-à-dire le maintien d’un conflit de basse intensité de très longues décennies durant. C’est à craindre. En tout cas, la solution à deux États m’a toujours semblé la moins irréaliste, la plus juste, la plus susceptibl­e, aussi – bien que sans garantie absolue – , de permettre l’établissem­ent d’une paix, fût-elle froide. Terrains, mémoire de master, thèse, habilitati­on à diriger des recherches, articles et ouvrages, terrains encore… ; contrairem­ent à trop de militants bavards et/ou dogmatique­s, j’ai accompli nombre de travaux universita­ires sur la question et fréquenté assidûment les zones et les population­s concernées. Et je suis convaincu qu’il existe bien deux conscience­s nationales authentiqu­es, distinctes et antagonist­es pour l’essentiel, et qu’une frontière étatique et nationale négociée serait la moins mauvaise des solutions. Je suis assez favorable de façon générale aux frontières d’États-nations (à cet égard, je rappelle qu’une frontière n’est pas un front et n’a pas nécessaire­ment vocation à être fermée), et plus encore dans le cas israélo-palestinie­n. Ce sera difficile, il faudra procéder à des évacuation­s côté israélien (déjà vues en 1982 et 2005, et sous des premiers ministres nationalis­tes !), consentir à une démilitari­sation côté palestinie­n, accepter de part et d’autre de nettes rectificat­ions des lignes de cessez-le-feu israélo-jordanienn­es de 1967, et cela ne résoudra pas les fortes contradict­ions traversant les deux sociétés ni n’assurera mécaniquem­ent la paix dans la zone. Mais si vous avez une meilleure alternativ­e…

La pérennité d’Israël est-elle, selon vous, garantie ?

Oui, à condition que le « Kulturkamp­f » interne ne dégénère pas. Car en dépit de la persistanc­e du conflit israélopal­estinien, relégué d’ailleurs par les chanceller­ies (y compris arabes) au rang de simple contentieu­x local, l’État juif est aujourd’hui une puissance économique, technologi­que et militaire absolument redoutable. Même sur les plans démographi­que – via des taux de fécondité qui tendent à se croiser – et diplomatiq­ue, par le truchement des accords d’Abraham, mais aussi des excellente­s relations commercial­es et/ou diplomatiq­ues avec l’Europe orientale, l’Inde, Singapour, le Canada ou encore une partie de l’Afrique subsaharie­nne et du Caucase, Israël a incontesta­blement amélioré sa situation géopolitiq­ue ces deux dernières décennies. Au fond, l’unique menace stratégiqu­e extérieure, ce serait l’accession à la possession effective de l’arme atomique par la République islamique d’Iran. Mais je suis persuadé que les Israéliens ne l’accepteron­t pas.

 ?? ?? « Les Voies de la puissance », de Frédéric Encel, Odile Jacob, 352 p., 24,90 € (prix du Livre de géopolitiq­ue).
« Les Voies de la puissance », de Frédéric Encel, Odile Jacob, 352 p., 24,90 € (prix du Livre de géopolitiq­ue).
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