EN IMMERSION AVEC LES FORCES DE L’ORDRE
Jeudi 13 avril, à 9 h 15 très précises, ils sont en position dans la cour du GBGM, le Groupement blindé de la gendarmerie mobile, à Versailles. Parfaitement alignés et au garde-àvous, les quatre pelotons, respectivement dirigés par deux chefs de groupes, forment un escadron de 67 hommes. Tous attendent les instructions de leur officier, le commandant Rodolphe. Créée il y a déjà près d’un siècle, en 1921, cette unité, forte aujourd’hui de près de 13 500 femmes et hommes, a pour essentielle mission le maintien de l’ordre public. Elle est amenée à se déployer sur de nombreux terrains en métropole, en outre-mer et au-delà des frontières hexagonales.
12e journée de mobilisation
La mission du jour de ces militaires, placée sous l’autorité du préfet de police, sera parisienne. Ils doivent se rendre dans le quartier de l’Opéra, point de départ de la douzième journée de mobilisation organisée par les syndicats contre la réforme des retraites. Sur place, ils devront se positionner en tête de l’un des deux cortèges pour assurer la sécurité et le bon déroulement de la manifestation. Après avoir salué ses hommes, le commandant fait un rappel de la situation et des objectifs. « C’est la douzième JNA (journée nationale d’action). On commence à connaître. Elle vient surtout, insiste-t-il, avant la décision, demain, du Conseil constitutionnel de valider ou non le texte de réforme des retraites. C’est potentiellement une journée sensible. On attend 40 000 à 70 000 manifestants. Je vous demande de rester vigilants sur certains points comme les lieux d’État, les banques, les façades de fast-foods. »
Le briefing se termine. Les militaires rompent les rangs et chargent, dans les fourgons ou ce qu’ils appellent dans leur jargon « les roulettes », le matériel qui sera nécessaire sur le terrain. « Avant de partir en mission, explique le commandant Rodolphe, nous procédons à l’appel pour nous assurer que tous sont présents. Dans la journée, je leur demande régulièrement de faire des PAM. C’est un acronyme pour “personnel, armement, matériel”. Chacun doit s’assurer que personne ne manque et qu’il a bien en sa possession tout son matériel. C’est important, car il peut nous arriver dans l’action de perdre des équipements. Mais surtout, nous veillons à n’oublier personne derrière. Ma hantise, c’est de me retrouver dans une situation où l’un de mes éléments serait isolé. Vous imaginez ? Un gendarme seul au milieu d’une foule hostile. Ce serait un carnage. Ma préoccupation première en mission, c’est de mener à bien ce que l’on nous demande de faire : assurer la sécurité et le bon déroulement de la manifestation. Et ramener mes hommes sains et saufs chez eux. Aujourd’hui, nous pouvons être confrontés à une population sensible ; 1 000 à 1 500 individus potentiellement violents qui se mélangeraient dans le cortège. Il s’agit de personnes affiliées à l’ultragauche, des ultras “gilets jaunes”, des “black blocs”, mais aussi des délinquants d’opportunité qui viendraient spontanément pour piller. »
Filtrer pour prévenir
Arrivé sur le théâtre des opérations, le convoi se positionne et les hommes se déploient pour procéder à des contrôles de filtrage du public allant vers la place de l’Opéra, lieu de rassemblement et de départ de la manifestation. Le contenu des sacs est inspecté. Les porteurs d’effets personnels suspects sont refoulés. Exit les gants coqués qui pourraient se transformer en arme redoutable, idem pour les objets contondants, boissons en canettes métalliques et autres bouteilles en verre. Les lunettes de protection et les masques à gaz sont aussi interdits. En effet, ces équipements permettent aux fauteurs de troubles de se protéger des gaz lacrymogènes lors des confrontations avec les forces de l’ordre.
Depuis plusieurs semaines, et à la veille d’un 1er mai tendu, les services de police sont sur le qui-vive dans des manifestations
toujours plus violentes contre la réforme des retraites.
Ils doivent aussi affronter insultes et provocations des mouvements
les plus radicaux. Nous avons passé une journée sur le terrain avec une équipe de gendarmerie mobile.
“On reçoit des projectiles en tout genre. On est bien équipés, on peut
résister”
Avec près de trente et une années de carrière au sein de la gendarmerie mobile, le major Stéphane est un élément aguerri à toutes les situations, même les plus extrêmes. Un engagement qu’il a choisi et ne regrette pas. « J’ai rejoint la gendarmerie mobile pour la variété des missions, l’inconnu, les relations de camaraderie. On trouve ici une véritable famille. D’ailleurs, mes fils jumeaux de 25 ans sont aussi du métier, appuie-t-il fièrement. Ils sont déployés pas très loin d’ici. » L’officier profite de ce moment de calme avant une possible tempête pour avaler rapidement son sandwich jambon-beurre, préparé maison et soigneusement emballé dans un papier d’aluminium. Il raconte avec flegme l’intensité de ses nombreuses missions, ses blessures lors d’interventions menées à Mayotte, l’épreuve extrême des très nombreux samedis passés face à la violence des « gilets jaunes ». « Lors d’opérations de maintien de l’ordre pendant les manifestations, certains insultent nos familles, nous-mêmes, notre métier. On reçoit des projectiles en tout genre. On est bien équipés, on peut résister. C’est vrai qu’après cela, on rentre éprouvés physiquement et mentalement, mais je n’ai pas le droit à la lassitude. Je commande un peloton et j’ai sous ma responsabilité des hommes et trois femmes depuis un mois. » Depuis 2016, les effectifs de la gendarmerie mobile se sont ouverts au recrutement de personnels féminins. L’ensemble de l’escadron en compte dorénavant cinq. Sarah en fait partie. À tout juste 20 ans, la jeune femme est encore élève gendarme. Derrière son sourire timide, on devine la fierté de porter cet uniforme. Sarah s’est engagée pour « servir son pays », comme son père, lui-même ancien militaire. Elle a rejoint les effectifs du commandant Rodolphe le 20 mars dernier. Elle a littéralement été plongée dans le grand bain le 23 mars, date de sa toute première mission. Il s’agissait, là encore, de maintenir l’ordre durant une de ces journées
nationales d’action contre la réforme des retraites. Ce jour-là, Sarah a été touchée par un très lourd pavé. « Son casque a protégé sa tête, se souvient le commandant Rodolphe. Notre rôle en tant que supérieur, c’est d’observer, d’être attentif à nos personnels pour réagir si nécessaire en cas de difficulté. Elle a été sonnée, mais elle a tenu le choc. » Modestement, Sarah assure n’avoir fait que son travail. « Sur le terrain, on est dans le dur, confie la jeune militaire. On ne pense pas aux risques ou à la peur. On garde nos positions, on fait ce que nos supérieurs nous demandent. »
Maintien de l’ordre
Au départ de la manifestation, à 14 heures, les équipes du commandant Rodolphe sont en place. Positionnés à l’avant, ils doivent avancer en veillant à laisser un périmètre d’une centaine de mètres entre eux et la tête du cortège, une sorte de zone tampon pour permettre une visibilité mais aussi suffisamment de marge de manoeuvre pour pouvoir se redéployer en cas de nécessité. « De cette manière, on a toujours un temps
“On sait comment
commence une journée, mais jamais comment elle va se
terminer”
d’avance pour réagir, explique le commandant Rodolphe. Cet espace de respiration permet aussi aux manifestants d’avancer sans se sentir trop oppressés par la présence de nos uniformes. »
Sur un parcours de près de 4 kilomètres, l’officier est suivi de près par le gendarme Xavier, qui est aujourd’hui le transmetteur au sol. Branché en permanence à la radio, il communique en temps réel les informations qui lui parviennent de la préfecture de police, mais aussi de la radio du camion de commandement à proximité. Il avance et échange également avec un commissaire de police qui, sur le terrain parisien, représente l’autorité civile. En fin d’après-midi, le cortège atteint la place de la Bastille sans encombre. Le commandant donne l’ordre à ses hommes de se positionner vers les rues adjacentes pour libérer l’espace et laisser les manifestants rejoindre la fin du cortège. Au détour d’une intersection, Philippe Martinez, ancien secrétaire de la CGT, apparaît et se retrouve malgré lui au milieu des hommes en uniforme. Contraste saisissant : du rouge au milieu du bleu. Le silence se fait, un ange passe. Une fois l’essentiel du flot des manifestants arrivé au niveau de la place, les gendarmes mobiles se déploient pour sécuriser l’arrivée par le boulevard Beaumarchais. Une présence pas toujours appréciée par quelques-uns qui, pancarte à la main, rejoignent le point d’arrivée du mouvement.
Alignés sur la largeur de cette vaste artère, les gendarmes en position statique sont alors la cible d’invectives :
« Ça ne vous fait rien de tirer sur la foule ! » lance un homme aux tempes grisonnantes. Des insultes fusent. Il est question de « chiens de Macron », d’« assassins », de « police raciste ». Derrière les casques, les visages restent impassibles. Deux femmes venues manifester par solidarité pour
« les plus vulnérables », « les métiers pénibles », et « les générations futures » s’offusquent de cette présence policière qu’elles considèrent comme une violence. « Ils nous empêchent de passer pour rejoindre la manifestation ! Vous trouvez ça normal ? »
En réalité, les deux amies n’ont pas tenté d’avancer plus loin ni demandé si elles y étaient autorisées. À côté, les derniers manifestants parviennent à traverser le cordon sans incident pour rejoindre la place de la Bastille. « Non, je ne leur ai pas demandé !
peste l’une d’elles. Regardez-les ! Je n’ai pas du tout envie de leur parler ! »
Contenir les éléments radiCaux
Concentré à sa tâche, le commandant Rodolphe sait que les fins de manifestation sont toujours un moment délicat. Les éléments radicaux profitent souvent de la foule encore dense pour casser ou en découdre avec les forces de l’ordre. Pour l’heure, l’objectif est de parvenir à disperser le public dans le calme et éviter la stagnation et la formation de petits groupes souvent très mobiles. Cette phase des opérations reste la plus compliquée. Aujourd’hui, malgré quelques heurts, l’escadron
du commandant n’aura pas eu à faire usage de la force, mais de beaucoup de patience. Il aura fallu plusieurs heures, de multiples sommations verbales pour demander à la foule de quitter les lieux et des tirs de fusée rouge pour signifier l’imminence d’utilisation de gaz lacrymogène avant de disperser les plus déterminés à rester sur la place.
Il est presque 23 heures, la brigade rejoint les fourgons stationnés à proximité. Le commandant qui n’a eu aucun moment de répit et n’a rien avalé de la journée se souvient que son casse-croûte l’attend dans son paquetage. « Je fais de l’ultra-trail, je sais repousser mes limites, confie-t-il. Dans ce métier, c’est utile. On sait comment commence une journée, mais jamais comment elle va se terminer. Nous n’avons pas d’horaire. C’est très éprouvant. Ça a une incidence sur la vie personnelle et familiale. Je suis très exigeant avec mes équipes sur ce genre de mission. Mais dans ce métier, il faut être et durer, alors je n’hésite pas à relâcher la pression quand c’est possible. C’est du donnant-donnant. Quand je leur demande de la résilience, ils sont là. » Les équipes retournent à la caserne. Personne n’a été blessé. La mission a été accomplie.