brésil côté ombres
Occupation, de Julián Fuks, Grasset, 197 p., 19 €. Traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval.
Le Cambridge, un hôtel désaffecté, au coeur de São Paulo. Des hommes et des femmes s’y sont installés depuis des mois. Ils ont tout perdu, sauf leur dignité. C’est pour la conserver qu’ils occupent cette forteresse d’ombre aux fenêtres sans vitres convoitée par les spéculateurs. L’un d’eux s’appelle Najati. Il vient de Homs, en Syrie. « C’est au pied d’un oranger qu’il a dit au revoir à ses enfants partis empiler des pierres au Qatar […] La main de sa femme, son signe d’adieu […] dans la poussière […] telle est la dernière image qu’il lui reste. » Dès sa rencontre avec cet homme prématurément vieilli par les espoirs brisés du printemps arabe, le narrateur a l’intuition que s’ouvrir à ces êtres déracinés, entendre leur souffrance amplifiée par le souvenir du fracas des bombes, ne sera pas un reportage de plus, mais une confrontation avec luimême. À 40 ans, ce « pilleur d’histoires » est à la croisée de sa vie. Entre le déclin inexorable d’un père psychanalyste auréolé d’une légende de militant en Argentine, les atermoiements de son couple où rode un besoin d’enfant, il n’a qu’un point fixe, écrire. Mais les heures au Cambridge, à recueillir les témoignages de ceux qui n’ont de paroles que des mots de honte ou de révolte, ébranlent sa légitimité d’écrivain. « J’écris un livre sur la paternité sans pouvoir devenir père […] J’écris un livre sur la mort […] dans une spéculation de sentiments qui me semblera risible le jour où je connaîtrai la souffrance. J’écris un livre sur la douleur du monde […] protégé par des murs solides. » En explorant l’intime sans jamais perdre de vue le collectif, dans une langue dépouillée de pathos, Julián Fuks insuffle à l’autofiction, dont il est le meilleur représentant au Brésil, une empathie qu’elle n’a jamais. Un récit qui déroute, accroche et bouleverse.