Le Figaro Magazine

RÉUSSIR SANS LES MATHS

Nul besoin d’avoir été premier de classe en maths pour intégrer une grande école ou devenir PDG. Les profils littéraire­s sont de plus en plus recherchés par les entreprise­s, même aux plus hauts niveaux de responsabi­lité.

- Par Ghislain de Montalembe­rt « J’étais bon élève à Henri IV, j’aimais

QUEles nuls en maths se rassurent : le monde de l’entreprise est peuplé de cancres qui, comme eux, n’ont jamais rien compris aux mystères de la géométrie dans l’espace et aux subtilités des équations à deux ou trois inconnues. Il n’y a pas que Guy Degrenne à se vanter d’avoir été le dernier de la classe (ce qui n’était sans doute pas tout à fait vrai – il était diplômé de l’Essec), mais le premier dans le business des couverts en inox ! Le milliardai­re François Pinault n’a-t-il pas quitté le collège Saint-Martin, à Rennes, à l’âge de16 ans, sans le bac, et fondé quelques années plus tard une entreprise florissant­e devenue le géant du luxe ? Jean-Claude Decaux, leader mondial de l’affichage urbain, n’était-il pas autodidact­e ? Vincent Bolloré n’a-t-il pas préféré très jeune le droit (il est titulaire d’un DESS de droit des affaires de l’université Paris-Nanterre) aux mathématiq­ues et à la physique ? Le parcours académique d’Alexandre Bompard, passé par Sciences Po et l’ENA, deux écoles prestigieu­ses où les étudiants ne sont guère sélectionn­és sur leurs compétence­s en mathématiq­ues, ne l’a pas non plus empêché de devenir PDG de la Fnac et de Darty, puis du groupe Carrefour. L’ENA, c’est aussi la formation suivie par Dominique d’Hinnin, dans la foulée de l’École normale supérieure (ENS). Un littéraire là encore, qui ne devait pas beaucoup aimer les maths. Il est pourtant devenu PDG d’Eutelsat, une entreprise remplie d’ingénieurs bardés de diplômes. Denis Olivennes, président non-exécutif de CMI France, l’entité regroupant les médias du milliardai­re Daniel Kretinsky, assume lui aussi l’étiquette de littéraire. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il est agrégé de lettres modernes (en plus de Sciences Po et de l’ENA…).

Les livres, pour mieux comprendre les ressorts de la nature humaine

la littératur­e et la philosophi­e : j’ai poursuivi tout naturellem­ent dans cette voie sur le conseil de mes professeur­s, explique-t-il. Mais je me suis promis de me mettre aux maths une fois à la retraite. Je ne suis pas totalement manchot, précise-t-il. Je suis capable de faire les calculs de base, à commencer par la règle de 3, l’outil le plus utile qui soit. Je peux calculer des intérêts composés, un taux de croissance ou de décroissan­ce… Bref, je maîtrise les notions élémentair­es d’arithmétiq­ue dont on a besoin dans la vie courante des affaires. Mais j’avoue être un peu désarmé face à des calculs de modélisati­on complexes. Heureuseme­nt, je suis entouré de gens très compétents. Je crois beaucoup à la complément­arité des équipes, ajoute Denis Olivennes. Les entreprise­s ont besoin de forts en maths, mais aussi de personnes dotées d’une culture humaniste, d’une intelligen­ce relationne­lle et émotionnel­le qui permette d’appréhende­r le monde sensible. L’idéal serait bien entendu d’être à la fois littéraire et matheux, d’avoir lu Tacite dans le texte et de ne pas s‘évanouir devant une intégrale. Mais ces profils sont rarissimes. »

Ami des lettres plus que des équations, Denis Olivennes s’est imposé comme une figure originale de l’establishm­ent, un pied dans le monde des idées, un autre dans celui des affaires et des médias.

LE POUVOIR DES MOTS

Il a occupé des fonctions clés à Air France avant de prendre la présidence de Canal+ puis de la Fnac, de diriger Le Nouvel Observateu­r, Europe 1, Lagardère Active, Libération… puis de prendre, en 2023, la présidence d’Editis, groupe d’édition français racheté par Daniel Kretinsky, parallèlem­ent à ses fonctions au sein du groupe CMI. « Je me souviens de la surprise de l’historien François Furet quand je lui ai annoncé que j’allais rejoindre Air France comme secrétaire général, raconte-t-il. Comme ma mission était complexe à expliquer, je lui ai dit que j’allais être une sorte de Directeur des ressources humaines (DRH). Il m’a répliqué que je faisais une énorme bêtise, qu’il y avait des milliers de gens capables d’être DRH ; alors que les intellectu­els susceptibl­es d’écrire, de manier des concepts philosophi­ques ou de faire de la recherche étaient rares. “Arrête avec Air France, vise plutôt le Collège de France, m’at-il dit !”» Mais Denis Olivennes ne se serait pas vu enseignant ou chercheur. S’il a le goût de la spéculatio­n intellectu­elle, il aime aussi l’action. Pour lui, « il ne suffit pas de penser le monde ; il faut agir ».

C’est aussi la philosophi­e qui inspire Maud Bailly, charismati­que directrice générale des marques Sofitel, MGallery & Emblems du groupe Accor, soit un portefeuil­le de 241 établissem­ents à travers le monde. Une littéraire, là encore, « dingue de philo »

et amoureuse de la littératur­e. « Ma mère était professeur de lettres. J’ai grandi avec les mots, bercée par les textes de René Char, d’Albert Camus, d’Apollinair­e… La géométrie dans l’espace, c’était mon cauchemar », ditelle, tout en précisant qu’elle ne se

Dans l’entreprise,

il faut des gens qui sachent raconter

une histoire

débrouilla­it tout de même pas si mal en algèbre. N’empêche : c’est sans les maths qu’elle a choisi de tracer son chemin, empruntant la voie royale de Normale sup (après un bac L et ses classes prépa au lycée Fénelon) avant d’intégrer l’ENA puis l’Inspection des finances. Après quelques années à la SNCF (d’abord directrice de la gare Paris-Montparnas­se, elle a été promue directrice des trains par Guillaume Pépy) puis à Matignon auprès de Manuel Valls comme chef du pôle économique, la jeune femme a rejoint le groupe Accor en 2017, appelée par son PDG Sébastien Bazin qui, après l’avoir rencontrée à un dîner du Siècle, décida de la faire rentrer au Comex du groupe et de lui confier le poste de Chief Digital Officer.

« J’étais en charge de la transition digitale au niveau du groupe, de la migration des entités sur le cloud, de la cybersécur­ité, de la mise en place du règlement général relatif à la protection des données… explique Maud Bailly.

Cette responsabi­lité requérait beaucoup de compétence­s technologi­ques. Et pourtant, je crois pouvoir dire que si j’ai réussi dans cette fonction, c’est au moins à hauteur de 50 % grâce à des soft skills (NDLR : compétence­s douces) littéraire­s : il fallait trouver les bons mots pour expliquer les mutations nécessaire­s, faire de la pédagogie, embarquer avec moi les directeurs régionaux des différents pays où Accor est présent et les décider à opter pour des manières de travailler différente­s. Avoir un background littéraire est très précieux en entreprise, en termes de rhétorique,

ajoute-t-elle. Je ne dis pas que l’on pratique tous les jours la disputatio à la manière de Descartes au XVIIe siècle ; mais dans le petit jeu intellectu­el qu’il faut souvent mener pour convaincre, savoir structurer sa pensée autour de la démonstrat­ion est un atout indéniable. »

Directrice générale de Sofitel, MGallery & Emblems depuis janvier 2023, Maud Bailly mesure aussi combien son aisance avec les mots lui est utile pour animer l’identité de ces marques. Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Camus dans L’Homme révolté, rappelle-t-elle. Savoir bien les nommer, c’est à la fois l’essence d’un leadership éclairé et de l’articulati­on d’une marque autour d’une promesse et d’une identité différente. Dans l’hôtellerie, il faut savoir raconter une histoire. »

DES LITTÉRAIRE­S À HEC

Dans l’immobilier aussi, il faut savoir faire rêver, surtout lorsque, comme Charles-Marie Jottras, président de Daniel Féau Conseil Immobilier, on vend des hôtels particulie­rs à plusieurs dizaines de millions d’euros ou des châteaux à des princes du MoyenOrien­t. « Nos négociateu­rs stars ne sont pas nécessaire­ment des champions en maths, mais ils ont les codes, de la subtilité et une grande intelligen­ce des rapports humains. Dans l’immobilier d’exception, la question du prix est presque subsidiair­e. Ce n’est pas avec des chiffres que l’on convainc un acquéreur à fort pouvoir d’achat, mais par des mots, de l’émotion, de l’irrationne­l… », explique cet amoureux de la littératur­e, juriste de formation, qui ne peut s’endormir le soir sans s’être plongé un long moment dans la lecture d’un livre. Ses ouvrages préférés ? « Les mémoires de personnage­s historique­s du XVIIe ou du XVIIIe siècle, répond le patron de Féau. C’est là qu’on en apprend le plus sur la nature humaine. » Les grandes écoles de management, antichambr­es ultrasélec­tives du pouvoir économique, ont parfaiteme­nt compris ce que les littéraire­s pouvaient apporter au monde de l’entreprise. Fini le temps où il fallait nécessaire­ment être doué en maths pour intégrer HEC, l’Essec, l’ESCP, l’Edhec, l’EM Lyon… Désormais, les khâgneux ont toutes leurs chances aux concours des grandes écoles de commerce, des épreuves communes étant organisées à l’intention des candidats à Normale Sup, complétées par une salve d’épreuves spécifique­s. Au programme : des dissertati­ons de philosophi­e, de littératur­e, des épreuves de langues vivantes et même, pour ceux qui choisissen­t cette option, de latin ou de grec. Pour les candidats des filières lettres classiques ou modernes, aucune épreuve de mathématiq­ues n’est prévue. Les fans de Tacite ont leurs chances !

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à la tête des marques Sofitel, MGallery & Emblems
du groupe Accor.
Maud Bailly, une normalienn­e à la tête des marques Sofitel, MGallery & Emblems du groupe Accor.
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Charles-Marie Jottras, président de Daniel Féau Conseil Immobilier, ne renie pas sa fibre littéraire.
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ALEXANDRE BOMPARD Énarque, il a dirigé Europe 1 et la Fnac avant de prendre la tête du groupe Carrefour. nd
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DOMINIQUE D’HINNIN Un normalien à la tête de l’opérateur français de satellites Eutelsat.
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après Normale Sup et l’ENA.
DENIS OLIVENNES Un parcours prestigieu­x dans les affaires après Normale Sup et l’ENA.
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sans même avoir le bac.
FRANÇOIS PINAULT Le milliardai­re a quitté l’école à 16 ans sans même avoir le bac.

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