Le Figaro Sport

Le stade Chaban-Delmas, à Bordeaux, 100 ans d’histoire d’une enceinte mythique

- Adrien Bez

RÉCIT - L’ancienne enceinte des Girondins fête son centenaire ce mardi avec ses plus grandes légendes et un match de gala.

Cent ans et pas une ride. Ou presque. Le 25 novembre dernier, une « faiblesse de structure » détectée dans le virage nord du stade Chaban-Delmas, à Bordeaux, a condamné l’accès à quelque 3400 places. Le stigmate évident d’un siècle de culte du sport bordelais, longue succession de vibrations, de célébratio­ns, d’encouragem­ents et de chants à la gloire des Girondins de Bordeaux, qui occupent les lieux jusqu’en 2015, et aujourd’hui des rugbymen de l’Union Bordeaux-Bègles. Sans oublier les équipes de France de football et de rugby. Un siècle de joies démesurées et de peines immenses, de victoires conquérant­es et de défaites amères.

Trésor du patrimoine aquitain, l’enceinte mythique fête ses 100 bougies (1924-2024) ce mardi 14 mai avec une rencontre de football de gala. D’un côté certaines des plus grandes légendes girondines des quatre dernières décennies, Zinédine Zidane, Bixente Lizarazu ou encore Alain Giresse. De l’autre le Variétés Club de France, composé d’ex-footballeu­rs, d’anciens rugbymen, d’humoristes et de chanteurs. Et, dans les tribunes, des amoureux du ballon rond, du ballon ovale ou de patrimoine. Réfractair­es à « Chaban », beaucoup persistent à dire « Lescure ». Soit le nom du stade avant 2001, année où il prit le patronyme de l’ancien premier ministre, maire de Bordeaux pendant près de cinquante ans. « C’est la mairie qui a décidé. Pourquoi pas. Je ne suis pas attaché à ce genre de détails. D’ailleurs, dans mon enfance, on disait le “stade municipal” parce qu’il appartenai­t et appartient toujours à la ville », souligne JeanLouis Triaud, président des Girondins entre 1996 et 2017.

Arche majestueus­e et long tunnel

Retraité des affaires sportives, le vigneron de 74 ans a également cédé la gestion des Domaines Henri Martin, dans le Médoc, à ses enfants. Il y est « encore très occupé », mais il a pris le temps pour de se plonger dans ses premiers souvenirs au stade. « Je devais avoir une dizaine d’années, se remémore-t-il. Figurez-vous qu’à cette époque les clubs n’avaient pas nécessaire­ment de médecin attaché à l’équipe. Mon grand-père, passionné de foot, était parfois désigné comme médecin bénévole les jours du match. Il est arrivé qu’il m’y amène. Il était sur le banc de touche, un vrai banc, à l’ancienne. Moi j’étais dans les premiers gradins derrière lui. » À cette époque, le Parc Lescure est encore dans sa version de 1938, inaugurée un 12 juin pour un Brésil-Tchécoslov­aquie en Coupe du monde de football. Une piste cycliste entoure la pelouse. « Des gars rentraient sans billet et se mettaient assis sur la piste », s’amuse Jean-Louis Triaud. De quoi gonfler l’affluence, jusqu’à 40.211 spectateur­s pour le Bordeaux-Juventus d’avril 1985, bien plus que les 34.462 places actuelles.

Deux importante­s vagues de travaux donnent au stade son visage définitif. La première, en 1986, supprime la piste cycliste et élève les gradins. La deuxième, juste avant le Mondial 1998, transforme toutes les places en places assises. De l’architectu­re originelle Art déco signée Raoul Jourde, Jacques d’Welles et Egidio Dabbeni, il reste aujourd’hui les jolies voûtes du toit, et surtout cette arche majestueus­e à l’entrée, côté boulevards. La marque de fabrique du stade, comme l’est devenu plus tard le célèbre tunnel reliant les vestiaires au terrain. Une longueur record de près de 150 mètres, théâtre d’avant-matches rocamboles­ques. « C’est vrai qu’il était long ! Il y a eu plein de légendes de mauvais coups dans ce tunnel, raconte Jean-Louis Triaud. Les joueurs s’amusaient parfois à éteindre la lumière, on ne savait plus ce qu’il se passait pendant quelques secondes. D’autres se faisaient un malin plaisir de faire du bruit avec leurs crampons métallique­s sur le ciment pour impression­ner les adversaire­s, comme les gladiateur­s sur leur bouclier avant l’affronteme­nt. »

Une anecdote confirmée par un enfant du club, Bixente Lizarazu, près de 300 matchs pour Bordeaux entre 1988 et 1996. L’ancien latéral gauche expliquait dans les colonnes de Sud Ouest que l’équipe avait « l’interdicti­on de parler à l’adversaire ». La stratégie était bien rodée : « Nous laissions partir devant l’équipe visiteuse. Puis nous nous regroupion­s à l’entrée du tunnel. Et là, comme un seul homme, nous partions tous en courant en faisant bien attention à ne pas tomber (rires). Et nous rattrapion­s nos adversaire­s. Nous voulions qu’ils nous entendent, qu’ils entendent le bruit des crampons sur le sol, qui n’était pas encore recouvert de cette belle moquette synthétiqu­e. Cela faisait un vacarme impression­nant. Nous les dépassions en leur faisant sentir notre souffle sur la nuque. C’était notre manière à nous de leur signifier que nous ne lâcherions rien, que nous étions tous prêts au combat, que s’ils voulaient s’imposer il leur faudrait bien venir nous chercher, qu’ici c’était Bordeaux ! »

Et ici c’était vraiment Bordeaux. Le stade ChabanDelm­as trône en plein centre-ville, place Johnston. Comme une continuité de la ville, l’enceinte vibre et enfle avec sa rumeur, ses bruits familiers, les klaxons de ses embouteill­ages, le ballet des hélicoptèr­es de secours qui se posent au sommet de l’hôpital Pellegrin. Proximité précieuse pour les hordes de supporteur­s vêtus en marine et blanc, qui, par tous les temps, n’avaient qu’à remonter les rues à pied pour venir encourager les joueurs. Ces dizaines de milliers de joueurs qui, en un siècle, ont foulé la pelouse avec le maillot au scapulaire sur les épaules. Des bons, des excellents. Et parfois des très mauvais.

Le coup de sang de Zlatan Ibrahimovi­c

L’histoire retiendra l’équipe séduisante du premier titre de champion de France, en 1950, emmenée par l’entraîneur André Gérard et le milieu de terrain René Gallice. Mais aussi le rouleau compresseu­r des années 1980, bâti par le bouillant président Claude Bez. Pas moins de trois titres de champion, en 1984, 1985 et 1987, glanés sous la houlette d’Aimé Jacquet par la bande de Bernard Lacombe, Jean Tigana, Patrick Battiston et surtout Alain Giresse, le « Petit Prince de Lescure », seize saisons avec les Girondins. Il y eut l’épopée folle jusqu’en finale de la Coupe de l’UEFA en 1996, avec les jeunes

Bixente Lizarazu, Christophe Dugarry, et un certain… Zinédine Zidane. C’est d’ailleurs à Lescure que Zizou joue son tout premier match avec l’équipe de France, le 17 août 1994 face à la République tchèque. Numéro 14 dans le dos, le Marseillai­s entre en jeu à la 63e minute et inscrit un doublé.

Les supporteur­s garderont aussi longtemps en mémoire le titre de 1999, la casquette d’Elie Baup et le duo magique Sylvain Wiltord-Lilian Laslandes. Et comment oublier le jeu léché du Bordeaux 2009, celui de la touillette de Laurent Blanc, du pied droit de Yoann Gourcuff, de la crête iroquoise de Marouane Chamakh. Dans les deux cas, Ulrich Ramé dans les buts, et un regret exprimé par JeanLouis Triaud, celui de n’avoir « jamais eu la chance de jouer un match décisif pour un titre à domicile ». Peu importe. Chaban-Delmas a eu ses grands matchs, ses exploits inoubliabl­es, ses instants de grâce. Et cette série inouïe d’invincibil­ité à domicile contre l’Olympique de Marseille, rival incapable de gagner en Gironde du 1er octobre 1977 au 7 janvier 2022. « Mon meilleur souvenir à Chaban, c’est un match de championna­t chez nous face à l’OM, confie Julien Faubert, de passage entre 2004 et 2007, puis entre 2013 et 2015. À un moment du match, on est à égalité et je reçois un ballon après une frappe de Rio Mavuba. Je mets le but qui nous permet de gagner la rencontre. Dans ce stade archiplein, ça a été un moment très spécial. »

Les équipes adverses ont aussi fait défiler du beau monde. Voire la crème de la crème : Pelé en 1973 avec Santos, Diego Maradona en 1983 avec le FC Barcelone et en 1988 avec Naples. Les couloirs du stade résonnent encore du coup de sang de Zlatan Ibrahimovi­c après un match de championna­t en 2015, quand le géant suédois traite la France de « pays de merde qui ne mérite pas le PSG » . Sans compter tous les ressortiss­ants des équipes nationales qui s’y affrontent lors de quatre Coupes du monde, deux de football (1938, 1998) et deux de rugby (1999, 2007).

C’est à partir de 2011, années d’accession de l’UBB en Top 14, que le ballon ovale jouit de plus en plus des projecteur­s de Chaban. Le public répond présent, mais doit se contenter d’une poignée de rencontres à l’ombre du football. « Ils auraient aimé y jouer beaucoup plus, mais, après un match de rugby, la remise en état du terrain est complexe, explique Jean-Louis Triaud. Je me souviens du premier match de l’Afrique du Sud après la fin de l’apartheid. Elle était venue jouer contre le XV de France à Chaban. Une mêlée à 5 mètres avait été rejouée dix fois… On a gardé un trou dans la pelouse toute la saison ! »

Les problèmes de cohabitati­on prennent fin en 2015. Profitant d’une subvention de l’État accordée à la ville en vue de l’Euro 2016, les Girondins déménagent dans un stade flambant neuf dans le quartier de Bordeaux-Lac. Un bijou architectu­ral de plus de 42.000 places, dont l’emplacemen­t, et surtout le nom - Matmut Atlantique -, fait grincer des dents côté supporteur­s. Mais le président Triaud ne regrette rien de Lescure, ni « les gradins pas très confortabl­es », ni « l’acoustique moyenne », ni « les petits salons de réception », encore moins « la queue à la mi-temps pour avoir un sandwich et un Coca ».

L’UBB locataire des lieux à plein-temps

L’UBB devient locataire des lieux à plein-temps. Son style de jeu spectacula­ire plaît : avec 25.000 spectateur­s en moyenne par saison, l’affluence est quasiment identique à celle du Matmut pour les Girondins, pensionnai­res de Ligue 2 à partir de l’été 2022. Un paradoxe. Comme si le centre de gravité du sport bordelais ne pouvait être que Chaban. « Cela fait plusieurs années que nous avons la meilleure affluence du monde, se félicitait récemment Laurent Marti, président de l’UBB, auprès du Figaro . Toutes ces personnes aiment l’histoire du club, avec un projet qui n’est pas basé sur l’argent, mais plutôt sur la formation et une adhésion forte des joueurs. Et puis, surtout, avec du jeu ! C’est quand même l’ADN de l’UBB. »

À l’été 2021, les rugbymen tablent sur un partenaria­t de « naming » pour rebaptiser Chaban et diversifie­r leurs revenus. Projet rejeté par la mairie, qui protège jalousemen­t son trésor, officielle­ment classé monument historique en 2022. Ce statut complexifi­e toute tentative de rénovation ou de modernisat­ion. Muséifiée, l’enceinte coûte chaque année un peu plus cher à la ville en matière d’entretien, « plus de 2 millions d’euros sur les années 2022 et 2023 pour le traitement de la vétusté », selon un communiqué. Et les 3400 places condamnées jusqu’à la fin de la saison en cours sont « un manque à gagner qui se chiffre en centaines de milliers d’euros » pour Laurent Marti et son club.

Le 27 avril dernier, cela n’a pas empêché le public de battre le record d’affluence pour un match de rugby féminin en France. Ils sont plus de 28.000 à se presser dans les travées centenaire­s pour assister au Crunch entre la France et l’Angleterre dans le Tournoi des six nations (21-42). Comme si Chaban-Delmas n’en avait pas tout à fait terminé avec l’Histoire.

 ?? REAU ALEXIS / PRESSE SPORTS ?? Un match UBB-Saracens au stade Chaban-Delmas
REAU ALEXIS / PRESSE SPORTS Un match UBB-Saracens au stade Chaban-Delmas

Newspapers in French

Newspapers from France